À la mi-mai, le premier ministre québécois Philippe Couillard a officiellement annoncé que le célèbre homme d’affaires Alexandre Taillefer serait responsable de la campagne du Parti libéral pour les prochaines élections. La nouvelle a choqué beaucoup de gens, incluant certaines personnes à gauche, étant donné que Taillefer s’était fait connaître comme un « progressiste », lui qui se dit « socialiste » et soutient certaines réformes progressistes. Mais devrait-on vraiment se surprendre qu’un homme d’affaires millionnaire comme Taillefer rejoigne les libéraux?

Taillefer le « progressiste »?

Taillefer s’est fait connaître au Québec grâce à l’émission Dans l’oeil du dragon (la version québécoise de la populaire émission anglo-canadienne Dragon’s Den), où il était l’un des « dragons » entre 2013 et 2016. Pour ceux d’entre vous qui ne sont pas familiers avec cette émission, il s’agit d’une télé-réalité où des aspirants entrepreneurs présentent leurs idées à cinq « dragons » multimillionnaires comme Taillefer qui leur donnent des conseils et potentiellement du financement pour leurs projets. Dans cette émission, Taillefer se présentait comme le « progressiste » du lot et il était le plus ouvert aux propositions d’entrepreneuriat social. En 2016, il a affirmé que « si vous voulez me manquer de respect, comparez-moi à Kevin O’Leary », en référence à la vedette de Dragon’s Den et ancien candidat à la chefferie du Parti conservateur du Canada. Taillefer a également dit que « le néolibéralisme est probablement la pire chose qui puisse arriver à la société. »

En 2015, son entreprise a fait l’acquisition du mensuel montréalais Voir, et il a démarré un blogue personnel intitulé De la main gauche, un titre choisi « afin de désancrer la perception qu’a un vaste pan de la population : un homme d’affaires, ce que je suis avant tout, ne peut avoir un discours progressiste et se soucie avant tout de la liberté individuelle avant le bien commun. » Il affirme que « mon objectif n’est pas de devenir un milliardaire, mon objectif est de travailler sur des projets qui vont améliorer la société. » À travers son blog, le raisonnement est celui selon lequel il existe une « troisième voie » entre le capitalisme sauvage et la révolution socialiste. Il met de l’avant « l’entrepreneuriat social » et le « capitalisme humain » comme solution aux problèmes mondiaux.

En août 2016, au Forum social mondial, il s’est positionné en faveur du salaire minimum à 15$ l’heure. Plus tard dans l’année, dans une entrevue à l’émission Puisqu’il faut se lever de Paul Arcand, il a déclaré que « je pense qu’une société riche, c’est une société de gauche, c’est une société socialiste et on a beaucoup de travail à faire pour revenir à ces valeurs fondamentales. » En mai 2017, il a fait équipe avec le député péquiste Camil Bouchard pour plaider en faveur d’un plus grand investissement gouvernemental dans les Centres de la petite enfance.

Taillefer abandonne ses « principes »

Pour de nombreuses personnes, le fait que Taillefer se joigne aux libéraux a de quoi choquer. Rejoindre le parti de l’establishment le plus détesté au Québec, responsable de mesures d’austérité massives au cours des 15 dernières années est tout sauf « progressiste ». Pour d’autres, la surprise est d’autant plus grande que bien qu’il n’avait pas rejoint de parti, il avait affirmé que son « coup de coeur politique » était Manon Massé, députée de Québec solidaire. Suivant l’annonce de Taillefer rejoignant les libéraux comme responsable de leur campagne électorale, le député et porte-parole de QS, Gabriel Nadeau-Dubois, a répondu en affirmant qu’il avait « de toute évidence abandonné ses principes » et qu’« on ne peut pas être progressiste et faire campagne pour l’un des partis qui ont le plus défait le filet social. »

Pour justifier sa décision, Taillefer a affirmé qu’il rejoignait les libéraux à cause des « positions progressistes de M. Couillard ». Il a même affirmé de manière risible qu’il a su que Couillard était progressiste quand il a décidé d’augmenter le salaire minimum de 75 cents au lieu de 25 cents!

Pour les marxistes, cette nouvelle n’est aucunement surprenante. En dernière analyse, pour les capitalistes, les intérêts de classe sont toujours plus importants que n’importe quelles « valeurs progressistes » qu’ils disent avoir. La trajectoire politique d’Alexandre Taillefer en est le parfait exemple. Il est probablement véritablement préoccupé par les inégalités généralisées et la destruction environnementale que nous voyons sous le capitalisme. L’entièreté de son blogue a été consacrée, au cours des deux dernières années, à tenter de réconcilier le capitalisme avec son désir de stopper les résultats inévitables de ce système. Ce que son adhésion au Parti libéral démontre de façon concluante, c’est qu’il n’a pas été capable de réconcilier sa position de classe avec ses soi-disant principes progressistes, et qu’il a donc abandonné ces principes.

Suivre le chemin de l’argent

Afin de comprendre ce qui s’est passé, nous n’avons qu’à suivre le chemin de l’argent. Environ au même moment où l’annonce de l’arrivée de Taillefer au PLQ a eu lieu, le magazine L’Actualité a révélé que Taillefer est sur le registre des lobbyistes pour un bon nombre de ministères et de fonds du gouvernement du Québec. Il est notamment au registre des lobbyistes pour le ministère des Transports et au Fonds vert, un fonds censé allouer des ressources financières pour des projets de développement durable.

Nous avions également appris précédemment que l’entreprise de Taillefer, Taxelco, avait reçu une subvention du gouvernement provincial de 5 millions de dollars pour le démarrage de l’entreprise écoresponsable Téo Taxi. On se demande si Taillefer est vraiment soucieux de protéger l’environnement, ou s’il ne faisait que modeler son entreprise de manière à obtenir du financement du Fonds vert du gouvernement. Comme si ce n’était pas assez, Taillefer a également reçu 1 million en aide financière de la part du gouvernement fédéral ainsi que 4 millions de dollars de la part du ministère de l’Économie l’an dernier. L’octroi de ces importantes sommes d’argent à une entreprise privée n’a pas été annoncé publiquement. Malgré tout cet argent des contribuables que l’entreprise de Taillefer a reçu, ce dernier a récemment admis que Téo Taxi allait subir des pertes d’entre 3 et 4 millions de dollars cette année.

Taillefer nous assure que le fait qu’il se joigne aux libéraux « n’a absolument rien à voir » avec l’aide financière qu’il a reçue de la part du gouvernement libéral québécois. Mais peut-on vraiment le croire? Cela n’est pas sans rappeler Bombardier, qui a reçu un énorme 1,3 milliard de dollars alors que leur lobbyiste en chef était l’ex-ministre des Finances libéral, Raymond Bachand. Bachand a probablement le premier ministre sur sa liste de numérotation rapide dans son téléphone. Malgré cette aide financière, Bombardier a mis à pied des milliers de travailleurs tout en donnant d’énormes bonus à ses dirigeants. De manière intéressante, Bombardier a également tenté de se présenter comme un pionnier en matière d’environnement, lui qui a produit la C-Series, un appareil économe en carburant et « écologique ».

Le népotisme et les portes tournantes de l’État capitaliste et du monde des affaires ne devraient pas nous surprendre. Au sujet du fonctionnement de la « démocratie » sous le capitalisme, Engels, dans son livre L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État affirme que « la richesse exerce son pouvoir d’une façon indirecte, mais d’autant plus sûre ». Techniquement, rien de tout cela n’est de la « corruption »; il s’agit simplement de corruption légalisée et de contrôle du gouvernement par et pour les intérêts privés.

Les travailleurs se prononcent

Peu de temps après l’annonce de l’arrivée de Taillefer chez les libéraux, nous avons appris que les travailleurs de Téo Taxi souhaitaient se syndiquer. Les travailleurs se plaignent d’heures de travail frustrantes et d’horaires impossibles. Commentant la campagne de syndicalisation, un travailleur a dit que « quand j’ai commencé à travailler ici, il y a deux ans, c’était une belle entreprise avec une image verte parce qu’elle se souciait de l’environnement. Aujourd’hui, elle est juste verte parce que la direction ne pense qu’à l’argent. » Les travailleurs peuvent voir à travers le masque progressiste que Taillefer tente de porter.

Nous pouvons voir que malgré les intentions de Taillefer d’être socialement responsable, les résultats concrets au sein même de son entreprise démontrent que sa tentative de rendre le capitalisme « humain » a échoué. Il dirige une entreprise en difficulté, maintenue en vie par l’argent des contribuables, avec des employés mécontents. Au bout du compte, le profit vient en premier et le désir d’être « progressiste » est balancé par la fenêtre lorsque les capitalistes ont besoin de faire pression sur les travailleurs pour augmenter les profits. Il s’agit de l’aboutissement logique sous le capitalisme et Taillefer, quelles que soient ses intentions, doit jouer le jeu.

Dans la gauche, il est commun de voir des gens qui, en réponse aux horreurs du capitalisme comme la destruction environnementale, les inégalités, les guerres et la corruption généralisée, mettent de l’avant des positions semblables à celles de Taillefer et défendent simplement un capitalisme plus humain avec des entreprises vertes et des investissements socialement responsables. Mais comme le cas de Taillefer le montre, malgré toutes ses bonnes intentions, il n’est pas possible d’avoir un capitalisme humain.

Taillefer : l’aile gauche de la bourgeoisie

En réalité, des gens comme Taillefer ne sont que l’aile gauche de la bourgeoisie, qui est de bien des façons plus dangereuse que les briseurs de grève comme PKP et les défenseurs ouverts du libre marché comme Kevin O’Leary, que Taillefer déteste tant. Tandis que les politiciens bourgeois de droite tels François Legault ou O’Leary comprennent que le capitalisme est intrinsèquement inégalitaire et n’ont pas d’illusions qu’il peut en être autrement, les soi-disant progressistes comme Taillefer ou Justin Trudeau pleurent le sort des pauvres gens et affirment vouloir changer les choses. Ils tentent d’embellir le capitalisme et créent des illusions selon lesquelles un capitalisme progressiste est possible.

En ce sens, Taillefer joue un rôle utile pour les capitalistes au Québec. Après avoir gardé le pouvoir pendant 15 ans presque sans interruption, le PLQ est généralement détesté. Suivant les impératifs des capitalistes, ils ont implanté des coupes massives dans les services sociaux, ont attaqué les syndicats et réprimé le mouvement étudiant de 2012. Maintenant, la CAQ est en tête des sondages et près de 75% des électeurs souhaitent un changement de gouvernement. Dans une tentative de conjurer la défaite électorale, les libéraux semblent maintenant effectuer un virage opportuniste vers la gauche. Taillefer à la rescousse!

Dans une tentative désespérée d’éviter l’anéantissement électoral, le Parti québécois se donne aussi un visage de gauche, promettant la « véritable gratuité scolaire ». Dans cette situation, avec la menace d’une victoire de la CAQ et le virage à gauche des libéraux et du PQ, Québec solidaire, le seul parti de gauche, a besoin d’un message socialiste audacieux afin de garder sa pertinence. Si nous avons quoi que ce soit à apprendre des élections en Ontario, c’est qu’un message social-démocrate modéré et responsable ne peut pas vaincre le populisme de droite, ici incarné par la CAQ. Seul un virage à gauche audacieux, tout en dénonçant Taillefer et son « capitalisme humain », peut canaliser la colère des travailleurs et des jeunes vers la création d’un mouvement de masse visant à vaincre la CAQ.