François Legault semble avoir un nouveau cheval de bataille pour le moins inusité. Lors de ses dernières conférences de presse quotidiennes, il a parlé à plusieurs reprises de vouloir renforcer l’autonomie alimentaire du Québec, notamment en encourageant l’achat local. Cet enjeu, jusqu’ici réservé à quelques obscurs écologistes et agriculteurs gauchistes, s’est ainsi trouvé un partisan de poids. Qu’en penser?

Engouement pour l’achat local

« Il va falloir être autonome […] dans le domaine des produits alimentaires », a soutenu Legault, qui a également affirmé s’attendre à une certaine « démondialisation » après la pandémie : « Il y a des secteurs où, bon, on va avoir une… certains disent une démondialisation. Donc, moins d’importation, ça suppose plus de production locale. […] L’agriculture, s’assurer qu’on a des produits de qualité qui sont faits chez nous, c’est important. »

Pour soutenir ces efforts d’achat local, il a lancé le site Web Le Panier bleu, qui sert de répertoire des commerces québécois, pour permettre à la population de soutenir « ses » entreprises. Le Journal de Montréal rapporte un engouement envers l’achat local en ces temps de pandémie. Le site Web du Panier bleu a rapidement planté en raison de l’achalandage trop important.

Québec solidaire aussi a sauté dans le train de l’autonomie alimentaire, en proposant un Plan d’indépendance alimentaire, que Gabriel Nadeau-Dubois a qualifié d’« “effort de guerre” » national pour devenir maîtres chez nous… en matière agricole! » La députée solidaire Émilise Lessard-Therrien, à l’origine du plan, a expliqué : « Avec la crise de la COVID-19, il y a beaucoup d’insécurité qui s’installe dans la population. […] En hiver et au printemps, c’est environ 40% des aliments consommés au Québec qui proviennent ou transitent par les États-Unis. »

« Du mondialisme, il faudra passer au localisme. Revaloriser les circuits courts et l’achat local. Faire preuve de patriotisme économique. Cesser de s’imaginer que la planète est un village, et la soumission aux marchés un idéal. » Non, ce n’est pas Manon Massé, mais Mathieu Bock-Côté, le gourou des nationalistes identitaires, qui a écrit cela. Soudain, avec la crise déclenchée par la COVID-19, la droite et la gauche se sont retrouvées (comme cela a souvent été le cas jusqu’à maintenant pendant cette pandémie) à adopter la même revendication.

Production locale, vraiment?

Toutefois, il n’est même pas clair ce qui constitue exactement de la production locale. Selon André Michaud d’Agro-Québec, une entreprise en développement des affaires et positionnement stratégique : « Le modèle de l’agriculture au Québec est basé sur la disponibilité de la main-d’œuvre étrangère. » Notre nourriture « locale » dépend en fait de travailleurs mexicains et guatémaltèques peu payés et sans grande protection juridique qu’on fait venir par avion le temps d’une saison. La main-d’oeuvre agricole se recrute difficilement chez les Québécois, qui n’acceptent pas les mauvais salaires, les longues heures et les dures conditions de travail. Et les travailleurs agricoles québécois sont deux fois moins productifs que leurs homologues immigrants temporaires, selon l’UPA.

D’autre part, la production « locale » n’est pas exactement toujours produite localement. Par exemple, Gérard Trudeau, grand producteur de fines herbes, a expliqué à La Presse le moyen qu’il a trouvé pour faire pousser sa menthe et son kale toute l’année : les faire pousser en République Dominicaine et au Mexique en hiver!

Avant d’aboutir sur la tablette, une marchandise passe par une chaîne d’approvisionnement qui peut faire le tour de la planète. Un cultivateur doit acheter des machines, des semences, des engrais, du carburant, etc., qui ne sont pas toujours produits au Québec. Aussi patriote soit-il, il devra acheter l’équipement et les matières premières au prix le plus compétitif, québécois ou non, au risque de faire faillite. Une carotte cultivée au Québec peut donc par exemple être semée avec des semences néerlandaises, récoltée avec des machines américaines, elles-mêmes alimentées par du diesel albertain et réparées grâce à des pièces allemandes et des outils japonais. Et même si le cultivateur achète ses semences au Québec, rien ne dit que le producteur de semences lui-même n’a pas acheté son équipement et ses matières premières de fournisseurs étrangers. Par exemple, selon le MAPAQ, les produits alimentaires transformés québécois ne contiennent que 60% de contenu québécois.

Il est donc complètement utopique de s’imaginer pouvoir avoir une agriculture réellement locale et autonome. Les économies capitalistes comme celle du Québec se sont bâties sur des siècles de mondialisation. Même les produits les plus québécois dépendent d’une économie elle-même fortement intégrée au marché international. On ne peut sérieusement envisager de dénouer la toile internationale de chaînes d’approvisionnement à la base de la production, ce qui serait aussi réaliste que d’essayer de défaire mille serpents emmêlés.

Protectionnisme déguisé

Même si l’autonomie alimentaire n’est pas sérieusement envisageable, il est assez facile de comprendre pourquoi Legault en fait la promotion. Le gouvernement Legault est un gouvernement des entreprises. Il représente les capitalistes québécois et se bat pour leurs intérêts. Une initiative comme Le Panier bleu n’est qu’une campagne de marketing au profit des entreprises privées, financée par des fonds publics. Pas étonnant alors que le PDG de la Fédération des chambres de commerce du Québec, un autre représentant de la bourgeoisie québécoise, soutienne les efforts de Legault. D’ailleurs, il suffit de regarder les personnes à la tête du Panier bleu pour comprendre qu’il n’a rien de progressiste : notamment Alexandre Taillefer, l’homme d’affaires qui a dirigé la campagne électorale du PLQ en 2018, et Sylvain Prud’homme, l’ancien PDG de Lowe’s et de Wal-Mart Canada.

Interviewée par La Presse, Marie-Chantal Houde, la copropriétaire de la Fromagerie Nouvelle France, en Estrie, explique sa vision de l’autonomie alimentaire. Selon La Presse, elle « croit fermement qu’une certaine forme d’autonomie alimentaire commence d’abord par l’arrêt d’importations de denrées déjà produites au Québec, comme le fromage ». Il n’y a aucun doute qu’elle n’est pas la seule entrepreneure québécoise à voir les efforts « d’autonomie » économique comme une occasion de se débarrasser de la concurrence. Si « moins d’importation, ça suppose plus de production locale », comme dit Legault, plus de production locale suppose aussi moins d’importation. Autrement dit, « l’autonomie alimentaire » représente une forme déguisée de protectionnisme.

Lorsque Legault invite à acheter local, c’est donc par pur nationalisme économique : parce que cela favorise ses amis capitalistes québécois au détriment de leurs concurrents canadiens, américains, chinois, etc.  En fait, le « Achetons local » de Legault est comme le « Make America Great Again » de Trump, mais avec une ceinture fléchée.

Pour ou contre?

Évidemment, la mondialisation et le libre-échange capitalistes ont apporté leur lot d’horreurs, sous la forme de délocalisations sauvages, de l’exploitation de la main-d’oeuvre bon marché à l’étranger, du saccage des cultures et traditions locales, de l’appauvrissement des sols par la monoculture, etc. Mais à ses débuts, la mondialisation représentait un progrès.

Karl Marx expliquait la mondialisation ainsi en 1848, dans le Manifeste du Parti communiste :

« Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production de tous les pays. Au désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales sont détruites, ou sur le point de l’être. Elles sont supplantées par de nouvelles industries dont l’introduction devient une question vitale pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus éloignées, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans tous les coins du globe.

À la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent de nouveaux besoins, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées les plus lointaines et des climats les plus divers. À la place de l’ancien isolement des nations se suffisant à elles-mêmes, se développe un trafic universel, une interdépendance des nations. »

Les capitalistes, en développant le commerce mondial, ont établi mille et un liens économiques. Les économies de toute la planète ont été mises en compétition les unes avec les autres. Les entreprises les plus productives, autrement dit celles qui réussissent à produire leurs marchandises de la façon la plus efficace, et donc moins chère, ont supplanté les entreprises moins efficaces, qui n’étaient plus protégées par les vieilles barrières douanières. Cela a représenté une forme de progrès, en amenant un développement technologique rapide à travers le monde, en détruisant la vieille économie féodale complètement arriérée héritée des temps médiévaux, et en augmentant massivement la productivité du travail.

Le protectionnisme est une méthode utilisée par les États capitalistes pour protéger leurs entreprises nationales moins efficaces, moins productives, des entreprises étrangères plus productives. Il s’agit d’une façon d’exporter ses propres problèmes économiques. Petit hic : cela force les entreprises et les consommateurs à acheter des biens locaux produits moins efficacement, et donc plus chers, plutôt que de pouvoir acheter les biens étrangers plus efficacement produits et moins chers. Et on ne peut s’imaginer être les seuls à y recourir. Le protectionnisme d’un pays déclenche celui de ses partenaires commerciaux. Par exemple, si le Québec se mettait à mettre des barrières à l’importation de boissons des États-Unis, ceux-ci pourraient répliquer en bloquant les importantes exportations québécoises de porc. Soudainement, nos énormes exploitations porcines n’ont plus de débouché. L’effet général est un abaissement de la productivité mondiale, une baisse du PIB de chacun, et une hausse du chômage.

La volonté de défaire les mille et un liens économiques internationaux créés par la mondialisation équivaut à vouloir revenir des siècles dans le passé. Pour cette raison, il faut reconnaître que l’idée d’autonomie alimentaire est réactionnaire, et non progressiste. Elle représente une forme de nostalgie à l’égard du « bon vieux temps » avant la mondialisation capitaliste, une volonté de faire reculer la roue de l’Histoire.

Est-ce que cela veut dire qu’il faut se résigner à accepter le libre échange capitaliste et ses effets dévastateurs? Non. Le problème réside dans le fait que dans une économie capitaliste, libre échange et protectionnisme sont tous deux des politiques qui profitent aux capitalistes, mais à différents capitalistes. Les gigantesques multinationales, avec leurs montagnes de capitaux et leurs énormes usines et exploitations agricoles extrêmement développées ont tendance à préférer le libre-échange, car elles peuvent dominer n’importe quel marché. Elles souhaitent pouvoir facilement s’installer dans les pays pauvres où la main-d’oeuvre est peu syndiquée et peu protégée, et ensuite pouvoir vendre les marchandises produites à bon marché sur les marchés des pays riches. Les entreprises plus petites et vendant principalement leurs produits sur le marché national ont généralement plutôt intérêt au protectionnisme, car elles ne peuvent concurrencer les multinationales, sans nécessairement trouver leur intérêt à vendre à l’étranger.

Grands capitalistes québécois ou américains, petits capitalistes québécois ou américains, peu importe pour les travailleurs. Même si nous voulions être autosuffisants, dans le cadre d’une économie capitaliste cela ne peut que vouloir dire des prix plus élevés pour les consommateurs et plus de profits pour nos capitalistes locaux. Les capitalistes vivent de l’exploitation des travailleurs, et leurs intérêts ne coïncident jamais avec les nôtres, quel que soit leur pays d’origine. L’appel à acheter local et à encourager l’autonomie alimentaire représente une façon de rallier les travailleurs québécois derrière « leurs » exploiteurs. Ils n’ont rien à y gagner.

Le problème n’est pas le caractère international de l’économie, mais le fait qu’elle se trouve sous le contrôle des capitalistes exploiteurs et parasites, avec comme seule fonction de les enrichir à l’infini. Pour être réellement maîtres chez nous, nous devons exproprier ces entreprises agro-industrielles, qui ne défendent l’achat local que pour leurs propres raisons égoïstes, et organiser la production alimentaire sous le contrôle démocratique des travailleurs. Pour mettre fin aux malheurs bien réels engendrés par la mondialisation, la solution n’est pas le repli sur soi. Un mouvement des travailleurs québécois contre leurs exploiteurs, pour prendre contrôle de l’économie et la faire rouler pour le bien commun plutôt que pour le profit, pourrait en appeler aux travailleurs américains et canadiens à faire de même. Une fois les exploiteurs renversés, une fédération socialiste des Amériques pourrait mettre en commun nos forces et ressources dans le but de satisfaire les besoins et de hausser le niveau de vie de tout le monde, sans que la recherche du profit mène à s’attaquer à l’environnement, aux droits des travailleurs, et aux cultures locales. Contre la mondialisation capitaliste, il nous faut un internationalisme ouvrier.