Aux sources du séparatisme albertain

Pour beaucoup de gens en dehors de l’Alberta (et de la Saskatchewan), l’idée qu’un référendum sur la séparation de l’Alberta puisse avoir lieu d’ici un an ou deux pourrait sembler étrange.

  • Rob Lyon
  • lun. 9 juin 2025
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Pour beaucoup de gens en dehors de l’Alberta (et de la Saskatchewan), l’idée qu’un référendum sur la séparation de l’Alberta puisse avoir lieu d’ici un an ou deux pourrait sembler étrange. 

Mais un tel référendum en Alberta, qui aura vraisemblablement lieu, est la conclusion logique d’un long processus historique qui remonte à la Confédération et à la façon dont les Prairies ont rejoint la fédération canadienne.

Aliénation de l’Ouest

Au départ, les provinces des Prairies ont rejoint la fédération en tant que colonie du Canada. Les provinces actuelles de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba ont été annexées par le gouvernement fédéral canadien dans le cadre de l’achat de la Terre de Rupert en 1869-1870. Le territoire fut baptisé Territoires du Nord-Ouest.

L’objectif était d’utiliser le nouveau territoire pour fournir des produits agricoles et des matières premières aux industries manufacturières de l’Ontario et du Québec. La colonie devait alors servir également de marché intérieur élargi pour les produits industriels fabriqués dans ces mêmes provinces.

Pendant des décennies, la colonie canadienne dans les Territoires du Nord-Ouest est demeurée sous-financée et sous-développée. Le gouvernement fédéral a profité de la vente des terres et des droits d’exploitation des ressources, tandis que la colonie n’avait pas les moyens de développer les infrastructures nécessaires pour suivre le rythme de l’immigration et de la colonisation.

C’est ainsi que vers la fin du XIXe siècle, une lutte politique féroce pour les droits provinciaux a été menée. Elle est devenue suffisamment intense pour que la presse bourgeoise appelle ouvertement à la révolte. En 1904, un éditorial du Calgary Herald affirmait que la façon dont le gouvernement fédéral traitait la colonie était « tout à fait suffisante pour susciter une nouvelle rébellion » (en référence aux rébellions de la rivière Rouge et du Nord-Ouest menées par Louis Riel).

Après avoir obtenu le statut de province, l’Alberta, la Saskatchewan et le Manitoba ne bénéficiaient toujours pas de droits égaux à ceux des autres provinces. Les autres provinces (à l’exception de Terre-Neuve) avaient rejoint la fédération en tant que colonies autonomes et disposaient à ce titre de droits de propriété sur leurs terres et leurs ressources naturelles.

Bien que le Manitoba ait rejoint la fédération en 1870, et l’Alberta et la Saskatchewan en 1905, la propriété de leurs terres et de leurs ressources naturelles est demeurée dans les mains du  gouvernement fédéral. La justification était que les Prairies « devaient » au gouvernement fédéral (et aux autres provinces) le coût de l’annexion et de la colonisation des Prairies, pour payer l’immigration et la colonisation, ainsi que l’expansion du chemin de fer. C’est l’une des racines historiques de l’aliénation de l’Ouest.

Les provinces de l’Ouest ont obtenu les droits à la terre et aux ressources seulement en 1930 (lorsqu’il n’était plus rentable pour le gouvernement fédéral de détenir ces droits). Mais cela n’a pas empêché le gouvernement fédéral de parfois empiéter de manière significative sur les juridictions provinciales en matière de droits aux ressources naturelles. 

L’un des exemples les plus connus est le Programme énergétique national (PEN) mis en œuvre par le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau en 1980.

Face à la crise mondiale du pétrole, le PEN de Trudeau a imposé une série de contrôles des prix et de taxes sur les produits du pétrole en provenance de l’Alberta. Les taxes et les droits de douane imposés par le PEN ont découragé les exportations et imposé des prix intérieurs bas, ce qui signifie que les barons du pétrole de l’Alberta ne pouvaient pas vendre leur pétrole au prix du marché mondial. Ils étaient contraints de vendre sur le marché intérieur à prix réduit. Dans les faits, cela signifiait une redistribution des richesses de l’Ouest, principalement de l’Alberta, vers les autres provinces, en particulier l’Ontario et le Québec. Le PEN a donc mis à découvert la poursuite de la relation coloniale apparente entre Ottawa et l’Alberta.

Le PEN a également démontré qu’il y avait en fait deux aliénations de l’Ouest distinctes : celle de la classe dirigeante et celle de la classe ouvrière.

Pour les barons du pétrole en Alberta, le PEN signifiait une perte massive de profits. Le transfert de richesses de l’industrie du pétrole de l’Alberta au profit des industries manufacturières de l’Ontario et du Québec a seulement renforcé le ressentiment des barons du pétrole et de la classe dirigeante de l’Alberta à l’égard de la domination économique de ces provinces.

La classe ouvrière de l’Alberta en est venue à éprouver du ressentiment à l’égard du PEN parce qu’elle a entraîné une contraction économique dans le secteur pétrolier et, ultimement, une hausse massive du chômage et une baisse des salaires.

Ce transfert de richesses de l’Ouest au reste du pays continue à ce jour sous la forme de la péréquation. Un montant record de 26,2 milliards de dollars sera alloué aux paiements de péréquation en 2025-2026. La Colombie-Britannique, l’Alberta et la Saskatchewan, en tant que provinces « bien nanties », ne recevront rien de cet argent, tandis que les autres provinces, y compris l’Ontario et le Québec, recevront des paiements en tant que provinces « plus démunies ». 

Mais le programme de péréquation est basé sur le potentiel de revenu fiscal moyen des provinces, afin que chaque province puisse fournir à peu près la même qualité de services publics. L’Alberta, dont la population est plus jeune et dont les revenus moyens sont plus élevés, paiera plus d’impôt sur le revenu et sera un contributeur net, tandis que les provinces qui comptent plus de retraités et dont les revenus sont plus faibles seront des receveurs nets. La droite albertaine présente la péréquation comme si l’argent était prélevé directement dans les poches des Albertains pour financer des services de garde extravagants pour les paresseux de l’Est ou des piscines chauffées au Québec. Ce n’est pas vrai et la péréquation ne fonctionne pas ainsi. La réalité est que les services publics à travers le pays sont gravement sous-financés, alors que la classe dirigeante réalise d’énormes profits.

Les gouvernements des provinces de l’Ouest sont frustrés de voir les revenus fiscaux s’envoler vers le centre et l’est du Canada, tandis que les capitalistes fulminent à l’idée que les profits et la richesse subventionnent d’autres juridictions.

Historiquement, le gouvernement fédéral a principalement représenté les intérêts de la bourgeoisie industrielle de l’Ontario et du Québec, et ces intérêts ont tendance à devenir les principaux intérêts nationaux, souvent au détriment des provinces de l’Ouest. L’aliénation de l’Ouest est partiellement enracinée dans ce fait : les provinces de l’Ouest ont tendance à peser plus lourd financièrement, alors que les politiques fédérales tendent à favoriser l’Ontario et le Québec.

La récente protection par Ottawa du secteur de la fabrication de véhicules électriques en Ontario et au Québec en est un autre exemple. Le gouvernement fédéral s’est engagé à investir quelque 23 milliards de dollars dans le développement d’usines à batteries pour véhicules électriques en Ontario et au Québec. Une partie de cet argent provient des revenus fiscaux perçus par le gouvernement fédéral dans les provinces de l’Ouest.

La Chine a récemment augmenté massivement sa production de véhicules électriques et est en mesure de dominer le marché mondial. Pour protéger l’industrie naissante des véhicules électriques et les emplois associés en Ontario et au Québec, Ottawa a imposé des droits de douane de 100 % sur les véhicules électriques en provenance de Chine (égalant les droits de douane américains sur les véhicules électriques chinois).

Naturellement, le gouvernement chinois a répliqué. Sa réponse nuira davantage à l’économie de la Saskatchewan et des provinces atlantiques qu’à celle de l’Ontario. Le gouvernement chinois a imposé des droits de douane de 100% sur l’huile de canola et les céréales canadiennes, ainsi que des droits de 25% sur les fruits de mer et la viande de porc.

Le premier ministre de la Saskatchewan, Scott Moe, a demandé au gouvernement fédéral de retirer les droits de douane sur les véhicules électriques chinois afin de protéger le secteur agricole et les emplois de la Saskatchewan. Moe avait raison de dire que toute cette situation était « une dépense de l’Ouest canadien au profit d’une industrie des véhicules électriques inexistante dans l’Est du Canada ».

Toute cette situation démontre pourquoi l’approche de « l’Équipe Canada » face à la guerre commerciale mondiale et aux tarifs douaniers de Trump s’est fracturée sur des lignes provinciales. Sous la pression de la crise mondiale du capitalisme, et plus particulièrement avec la menace d’une guerre commerciale et d’une rupture des relations avec les États-Unis, les fissures dans la fédération canadienne menacent de se transformer en fractures sérieuses, les différentes provinces allant dans des directions différentes pour protéger leur propre économie et leurs propres intérêts. Ce n’est pas un hasard si la principale ligne de fracture se trouve entre Danielle Smith et Scott Moe en Alberta et en Saskatchewan d’une part, et Doug Ford en Ontario d’autre part.

L’aliénation de l’Ouest est un phénomène très complexe. Les sentiments d’aliénation de l’Ouest sont authentiques et enracinés dans des processus historiques, économiques et politiques réels. L’aliénation de l’Ouest n’est pas simplement de la propagande du Parti conservateur uni (UCP) ou une simple partie de l’idéologie bourgeoise de l’Ouest. Il s’agit d’un sentiment profond et répandu qui touche les agriculteurs, les travailleurs et l’ensemble de la population.

Pour la classe ouvrière des Prairies, le sentiment général d’aliénation de l’Ouest se résume par le fait que les habitants de l’Ouest se sentent exclus du processus politique national. Cela reflète en soi la faiblesse de la fédération canadienne et les limites de la démocratie bourgeoise.

Mais pour la classe ouvrière, l’aliénation de l’Ouest est également une question de pain – de salaires et d’emplois. L’absence d’une voix de gauche qui défend les intérêts des travailleurs a entraîné, au fil des décennies, une partie de la classe ouvrière de l’Ouest, comme les travailleurs du secteur pétrolier de l’Alberta, à identifier ses intérêts à ceux des patrons et des grandes entreprises. « Ce qui est bon pour les affaires est bon pour nous » est devenu le sentiment général, parce qu’il semblait que c’était la meilleure façon de protéger les emplois et un bon niveau de vie. Cela a malheureusement lié les sentiments de nombreux travailleurs à ceux des patrons, et une perspective claire de lutte des classes a été perdue. Cela explique pourquoi de nombreux travailleurs de l’Alberta s’opposent fermement à tout ce qui pourrait restreindre ou nuire au secteur pétrolier – parce qu’ils ont peur de perdre leur gagne-pain.

Pour les capitalistes et les barons du pétrole de l’Alberta, l’aliénation de l’Ouest se résume à une question de profits et de taxation. La classe dirigeante de l’Alberta et ses représentants au sein de l’UCP déplorent un transfert de richesses de « leurs ressources » vers d’autres provinces. Pour eux, l’aliénation de l’Ouest signifie une lutte pour leurs profits et leur domination économique contre les autres fractions provinciales de la classe dirigeante nationale; une lutte du secteur de l’extraction des ressources dans l’Ouest contre le secteur manufacturier et la finance en Ontario et au Québec.

Crise de l’unité nationale

La première ministre Danielle Smith perpétue une tradition des gouvernements de droite en Alberta, qui remonte au Parti Crédit social et même au-delà. Au fil des décennies, la droite est passée maître dans l’art d’utiliser Ottawa – ainsi que les autres provinces, en particulier l’Ontario et le Québec – comme des épouvantails pour rallier la population derrière elle. 

La droite albertaine manipule depuis longtemps de manière cynique les sentiments sincères et authentiques de l’aliénation de l’Ouest pour faire avancer son programme politique. Par exemple, lorsqu’il était premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney s’est attaqué aux politiques environnementales et à la taxe carbone mises en œuvre par le gouvernement fédéral de Justin Trudeau, ainsi qu’au programme fédéral de péréquation. Kenney lui-même a cyniquement organisé un référendum sur la question de la péréquation dans une tentative infructueuse de sauver sa peau.

Confronté à un scandale de corruption, à l’effondrement du système de santé et à la possibilité d’une scission au sein de l’UCP, Smith utilise maintenant cette stratégie traditionnelle de la droite d’une façon particulièrement agressive. 

Des personnalités telles que Peter Lougheed, Ralph Klein, Preston Manning et Jason Kenney ont joué la carte de l’aliénation de l’Ouest dans leurs batailles avec Ottawa, mais sont ultimement demeurés des fédéralistes convaincus. Soit dit en passant, il convient de noter que la droite albertaine n’est pas la seule à jouer cette carte : Rachel Notley a utilisé une stratégie similaire en tant que première ministre néo-démocrate de l’Alberta. 

Smith a toujours entretenu des liens étroits avec l’aile marginale de la droite albertaine. Lorsqu’elle s’est présentée à la direction de l’UCP, elle a été soutenue par l’équipe « Take Back Alberta » – un groupe que Kenney avait qualifié de « fous » qui « essayaient de prendre contrôle de l’asile ». Depuis qu’elle a pris la tête du parti, elle a fidèlement mis en œuvre le programme de la « Free Alberta Strategy » en adoptant la Loi sur la souveraineté de l’Alberta en 2022 et en envisageant la création d’un régime de retraite de l’Alberta et d’une force de police provinciale.

Cependant, cette droite « marginale » n’est plus marginale : elle domine maintenant l’UCP et a pris la direction du séparatisme. 

Smith avait clairement indiqué, dans les mois précédant les élections fédérales, qu’une victoire libérale entraînerait une « crise de l’unité nationale sans précédent ». Elle a provoqué la première fracture majeure dans la réponse de « l’Équipe Canada » aux tarifs douaniers de Trump. 

Doug Ford, désireux de protéger le secteur manufacturier de l’Ontario, était favorable à l’idée de frapper les États-Unis aussi durement que possible. Ford et le gouvernement fédéral semblaient disposés à appliquer des droits de douane sur les exportations de pétrole vers les États-Unis. Cette mesure aurait fait mal aux États-Unis, mais aussi à l’industrie pétrolière de l’Alberta. 

Smith y a vu une nouvelle mesure qui profiterait à l’Ontario au détriment de l’économie de l’Alberta. Elle a donc clairement indiqué à l’époque que son gouvernement ne tolérerait aucune taxe à l’exportation sur le pétrole ni aucune mesure susceptible de nuire à la vente de pétrole albertain aux États-Unis, avertissant qu’une telle mesure entraînerait une crise de l’unité nationale.

Elle a fait cavalier seul en rencontrant Trump et en recherchant sa propre solution diplomatique qui profiterait à l’industrie pétrolière et gazière de l’Alberta au détriment des autres provinces. 

Puis, fin mars, Smith a rencontré Mark Carney après qu’il ait remporté la direction du Parti libéral et qu’il soit devenu premier ministre. Elle lui a remis une liste de revendications, l’avertissant à nouveau que si ces revendications n’étaient pas satisfaites « dans les six premiers mois » suivant l’élection, il y aurait une crise de l’unité nationale.

Quelles étaient les exigences de Smith à l’égard du gouvernement fédéral? Elles revenaient essentiellement à permettre aux barons du pétrole de l’Alberta de faire ce qu’ils voulaient, et comprenaient, entre autres, les demandes suivantes :

– Garantir à l’Alberta un accès complet aux corridors pétroliers et gaziers au nord, à l’est et à l’ouest.  

– Abroger le projet de loi C-69 (la loi « aucun nouveau pipeline », comme l’appelle l’UCP).

– Lever l’interdiction des pétroliers au large de la côte de la Colombie-Britannique.  

– L’élimination du plafond des émissions de pétrole et de gaz. 

– Abandonner le Règlement sur l’électricité propre.  

– Mettre fin à l’interdiction des plastiques à usage unique.  

– L’abandon de l’objectif « zéro émission » pour les voitures.

– Renvoyer aux provinces le contrôle de la taxe industrielle sur le carbone.

Mais Smith n’a pas attendu six mois pour déclencher elle-même une crise de l’unité nationale. Le lendemain des élections fédérales, le gouvernement de l’UCP a présenté un projet de loi visant à abaisser le seuil de signatures requis pour déclencher un référendum (de 20% à 10% des électeurs admissibles), et à accorder plus de temps pour la collecte des signatures (de 90 à 120 jours). Smith a clairement indiqué que son gouvernement organiserait un référendum sur la séparation d’avec le Canada si le nombre de signatures requis était atteint. 

Smith a déclaré publiquement qu’elle ne soutenait pas personnellement la séparation de l’Alberta, mais toutes les actions qu’elle a entreprises depuis les élections fédérales démontrent le contraire. Le gouvernement de Smith a mis en place le comité « Alberta Next » pour négocier un nouvel accord avec Ottawa et organisera également des assemblées publiques dans toute la province pour faire connaître les doléances des Albertains (des assemblées publiques similaires sont maintenant organisées en Saskatchewan, où les sentiments séparatistes sont un peu moins forts qu’en Alberta). Smith a également déclaré que son gouvernement ne ferait pas campagne contre les séparatistes, ce qui leur donne un avantage décent puisque le camp du « non » n’est absolument pas préparé et organisé. 

Smith a toujours qualifié la réglementation fédérale en matière d’environnement d’« attaque » contre l’Alberta. Il est difficile de qualifier cette réglementation d’ « attaque », dans la mesure où les mesures de protection de l’environnement et les taxes sur le carbone sont monnaie courante dans la plupart des pays capitalistes avancés. En outre, Ottawa a en fait soutenu assez généreusement l’industrie pétrolière et gazière de l’Alberta par d’autres moyens (achat du projet Trans Mountain, protection des projets d’exploitation des sables bitumineux, plafonds d’émissions généreux, etc.).

Qu’elle soit personnellement en faveur de la séparation ou non, Smith utilise manifestement le référendum et la menace de séparation comme d’un levier pour protéger l’industrie pétrolière et gazière contre le gouvernement fédéral. Cependant, d’autres facteurs entrent en ligne de compte. 

Smith a révélé son jeu lorsqu’elle a déclaré : « Nous ne demandons pas de traitement spécial ou d’aumône. Nous voulons simplement être libres de développer et d’exporter notre incroyable abondance de ressources; la liberté de choisir comment nous fournissons les soins de santé, l’éducation et les autres services sociaux nécessaires à notre population, même si cela se fait différemment de ce qu’Ottawa a en tête. »

L’UCP a attaqué sans relâche les services publics et les travailleurs depuis son arrivée au pouvoir en 2019, et Smith a cherché à privatiser les soins de santé à la pièce depuis qu’elle est devenue première ministre. Sa déclaration ci-dessus sert d’avertissement clair sur ce que serait une Alberta indépendante : des soins de santé privatisés, un système d’éducation vidé de sa substance et des services sociaux réduits à peau de chagrin dans une province où les normes environnementales sont inexistantes, donnant aux barons du pétrole une liberté maximale pour exploiter les travailleurs et les ressources de la province. 

Mais si le gouvernement Smith est essentiellement le comité exécutif chargé de gérer les affaires des barons du pétrole de l’Alberta, les intérêts des grandes compagnies pétrolières et du gouvernement de l’UCP ne sont pas toujours parfaitement concordants. 

Bien que les grandes compagnies pétrolières souhaitent que les plafonds d’émissions soient abandonnés et que le régime de la taxe sur le carbone soit modifié, elles sont généralement favorables à la taxe sur le carbone. Tout d’abord, les barons du pétrole comprennent qu’une forme quelconque de taxe verte doit être perçue au Canada, faute de quoi des juridictions étrangères pourraient déclarer que le pétrole albertain est « sale » et percevoir leurs propres taxes vertes. Les barons du pétrole et le gouvernement fédéral sont généralement d’accord sur le fait qu’il serait préférable que cette taxe soit perçue ici plutôt qu’ailleurs. Deuxièmement, les barons du pétrole voient dans la tarification du carbone une source potentielle de revenus et espèrent tirer profit d’un programme massif de capture du carbone. 

Les barons du pétrole ne sont généralement pas en faveur de la séparation de l’Alberta. Ces derniers sont des acteurs assez importants sur le marché mondial. Ils planifient leurs gros investissements sur plusieurs décennies et ont besoin de stabilité politique pour ce faire. Ils comprennent que leurs intérêts sont mieux servis au sein de la grande entité politique qu’est le Canada, plutôt qu’au sein d’une petite entité politique isolée sous la forme d’une Alberta indépendante. 

Les membres du conseil d’administration d’ATCO (dont l’ancien premier ministre de l’Alberta Jason Kenney est aujourd’hui membre), une grande entreprise d’énergie et de services publics de l’Alberta, l’ont déjà exprimé publiquement. Les grands bourgeois recherchent la stabilité pour leurs investissements et leurs profits, et le débat sur la séparation crée de l’instabilité et rend déjà les investisseurs nerveux. 

La force motrice derrière la séparation en Alberta est en fait la petite bourgeoisie – les agriculteurs, les propriétaires de petites entreprises, les petites compagnies pétrolières, les avocats, etc., en périphérie du secteur pétrolier. Ces éléments souffrent le plus des hauts et des bas de l’économie pétrolière, ressentent le plus le poids des impôts et de la bureaucratie, et sont les plus opposés à tout ce qui pourrait ressembler à une restriction de la production pétrolière. 

Par ailleurs, les chefs des Premières Nations se sont prononcés contre les plans de référendum de Smith, affirmant qu’ils violent leurs droits issus des traités. À première vue, il peut sembler étrange que les chefs des Premières Nations prennent la défense des traités qui consacrent légalement leur oppression historique. Mais ces traités et leurs relations avec le gouvernement fédéral sont un mal qu’ils connaissent.

À leur manière, les dirigeants des Premières Nations manifestent leur opposition à la droite albertaine et à l’UCP. Ils n’ont pas été consultés sur la Loi sur la souveraineté, ni sur un éventuel référendum. Les Autochtones de l’Alberta craignent réellement ce que signifierait pour eux une Alberta indépendante. Cela explique, du moins en partie, la forte opposition des chefs des Premières Nations au projet de référendum.

Certains chefs ont critiqué à juste titre Smith pour avoir violé les droits issus des traités à d’autres égards, en particulier la clause de l’armoire à médicaments, en raison de l’attaque permanente de Smith contre les soins de santé publics. Mais beaucoup se sont concentrés uniquement sur la légalité des traités et sur la nature inconstitutionnelle d’un référendum sur la séparation. Si le mouvement de séparation prend de l’ampleur, les arguments juridiques fondés sur les traités (qui ont été violés à de nombreuses reprises) ne seront pas considérés comme un obstacle.

Divisions au sein de l’UCP

Il existe également des raisons plus expressément politiques pour lesquelles Smith souhaite organiser le référendum. Des sondages récents ont montré que 65% des électeurs de l’UCP voteraient pour quitter le Canada ou pencheraient en faveur d’une telle décision. Smith a admis que « s’il n’y a pas de moyen d’expression [pour les sentiments séparatistes en Alberta], cela créera un nouveau parti ».

Le référendum est en partie une manœuvre cynique de la part de Smith pour empêcher l’UCP de se désagréger. Smith sait parfaitement qu’une scission au sein de l’UCP donnerait au NPD une meilleure chance d’accéder au pouvoir. Après tout, la scission entre les anciens progressistes-conservateurs et le parti Wildrose (que Smith a dirigé pendant un certain temps) a contribué à porter le NPD au pouvoir en 2015.

La question du séparatisme albertain pourrait en effet conduire à une scission de la droite à l’échelle du Canada. Il existe déjà un conflit entre Danielle Smith et Doug Ford. Un clivage existe également entre Pierre Poilievre et Ford. 

La droite albertaine a placé tous ses espoirs dans une victoire de Poilievre aux dernières élections. Elle le considérait comme son homme à Ottawa et pensait qu’il légiférerait depuis Ottawa en faveur de l’Alberta et de son industrie pétrolière et gazière. Il est intéressant de noter que 77% des gens se déclarant pour la séparation voteraient en faveur du maintien dans le Canada si Poilievre et les conservateurs fédéraux avaient remporté les élections fédérales.

Mais Poilievre n’est pas nécessairement dans les bonnes grâces des séparatistes albertains, soit la majorité des électeurs de l’UCP. Il a déclaré publiquement qu’il n’apporterait aucun changement majeur au système fédéral de péréquation, une source d’irritation majeure pour les séparatistes. Bien qu’il se dise sensible à leurs « plaintes légitimes », il s’oppose à la séparation de la province.

Cela pourrait poser un problème à Poilievre, qui n’a actuellement pas de siège au parlement et est censé se présenter dans un siège conservateur « sûr » dans l’Alberta rurale lors d’une future élection partielle. La droite séparatiste de l’Alberta se méfie déjà de Poilievre, qu’elle considère comme « un autre politicien du centre du Canada qui voit l’Alberta comme un immense guichet automatique », pour reprendre les termes du National Post

Jouer avec le feu

En organisant le référendum et en soutenant le programme séparatiste en Alberta, Smith joue avec le feu. La situation pourrait lui exploser au visage.

Smith espère probablement que le référendum sur la séparation échoue, mais qu’une forte minorité se prononce en faveur de l’indépendance. Elle pourrait ainsi utiliser le fort appui à l’indépendance comme levier pour obtenir davantage de concessions de la part d’Ottawa. 

Mais il y a beaucoup d’autres éléments en jeu. Compte tenu de l’instabilité du capitalisme mondial, tout peut arriver d’ici le référendum proposé. Indépendamment de ses convictions personnelles, Smith joue un jeu dangereux. Des sondages récents montrent que 36% des Albertains souhaitent quitter le Canada ou penchent pour la séparation. 

Ce résultat est similaire aux sondages sur l’indépendance du Québec dans la période précédant le référendum de 1995, dont le résultat final a été de 49,42% pour le « oui » et de 50,58% pour le « non ». Il y a également une certaine similitude avec le Brexit. Le premier ministre britannique David Cameron s’attendait à ce que le « oui » perde et espérait que cet enjeu disparaisse. Les choses ne se sont pas passées comme prévu. 

Le rôle potentiel que pourraient jouer les États-Unis ne peut pas non plus être ignoré. Trump continue d’exprimer son désir d’annexer le Canada. Si l’annexion totale du Canada semble peu probable à l’heure actuelle, la perspective d’une annexion parcellaire d’une ou plusieurs provinces existe bel et bien. 

Ces dernières années, les séparatistes albertains ont eu tendance à lier leur projet d’indépendance à l’idée de rejoindre les États-Unis. Il ne s’agissait pas d’une perspective concrète jusqu’à récemment. Mais dans le sillage des discussions sur le référendum, des commentateurs de droite aux États-Unis ont déjà exprimé leur intérêt pour que l’Alberta rejoigne les États-Unis, et si l’on ajoute à cela les désirs annexionnistes de Trump, il y a une réelle perspective d’intervention de l’impérialisme américain dans un référendum en Alberta. 

Smith semble se voir comme une stratège de haut niveau, manoeuvrant pour forcer la main d’Ottawa. Mais si le référendum a bel et bien lieu, elle pourrait très bien se retrouver à devoir gérer la séparation. Et une Alberta indépendante ne sera pas dans la position de puissance dont rêvent les séparatistes. 

Quelle devrait être la position communiste?

Le mouvement séparatiste en Alberta a toujours été le pré carré de la droite de la province – généralement sa frange marginale. Il a toujours été associé à une volonté d’affaiblir la réglementation environnementale, de donner aux barons du pétrole les coudées franches pour exploiter les ressources et les travailleurs de la province, et de mettre en œuvre une austérité sévère, en privatisant les soins de santé et en réduisant les services sociaux à peau de chagrin. 

Pour ces raisons, nous disons que la classe ouvrière n’a rien à gagner de la séparation de l’Alberta. Une Alberta indépendante serait un cauchemar de droite pour la classe ouvrière. 

Cependant, en adoptant cette position, il est important que le mouvement ouvrier et la gauche ne fassent pas la moindre concession à « l’Équipe Canada », à l’establishment libéral canadien et aux arguments faisant appel à « l’unité nationale ». Malheureusement, le NPD et les dirigeants syndicaux sont tombés dans ce piège.

Prenons l’exemple de Gil McGowan, le président de l’Alberta Federation of Labour. Dans un article pour le magazine Jacobin, tout en expliquant les racines de ce mouvement et en parlant de défendre les acquis de la classe ouvrière que l’UCP veut attaquer, il qualifie le mouvement de « sérieuse remise en cause de la démocratie canadienne », utilise l’expression « Make Alberta Canada Again » et dit que pour les travailleurs, « le Canada vaut la peine qu’on se batte pour lui ».

On retrouve des arguments nationalistes similaires chez le NPD albertain, qui parle de la « glorieuse histoire des Canadiens épris de liberté » et appelle à se rallier aux « milliers d’Albertains qui sont fiers d’être Canadiens ». 

Pire encore, le NPD de la Saskatchewan a tenté de faire adopter une « loi sur le maintien de la Saskatchewan au sein du Canada » afin de rendre plus difficile l’organisation d’un référendum – en faisant passer le seuil d’une pétition citoyenne de 15 à 30%! Qui est vraiment en faveur de la « démocratie » ici?

Ce que les dirigeants du NPD et les dirigeants syndicaux ne comprennent pas, c’est que le mouvement séparatiste dans ces provinces s’appuie sur une véritable frustration à l’égard de l’establishment canadien. Les travailleurs de l’Ouest ont des raisons légitimes de se plaindre d’Ottawa et de la fédération. S’opposer à un référendum comme le fait le NPD de la Saskatchewan ne fera que renforcer le mouvement et consolider la perception que les séparatistes tiennent tête à l’establishment. Les échecs de la « démocratie canadienne » sont précisément ce qui pousse de nombreux travailleurs à soutenir le référendum.

Au fil des décennies, la droite albertaine a réussi à manipuler les sentiments sincères d’aliénation de l’Ouest chez les travailleurs afin de rallier une partie de la classe ouvrière des Prairies aux intérêts des patrons et de la droite. Les séparatistes albertains et le gouvernement Smith espèrent monter la classe ouvrière de l’Alberta contre la classe ouvrière du reste du pays. Cela porterait un coup sévère à l’unité de classe et à la lutte des classes à travers le Canada. 

Mais pour éviter cela, la solution n’est pas de défendre le statu quo, qui est détesté avec raison en Alberta. Cela ne peut que renforcer la droite. Plutôt, nous devons forger une voie indépendante pour la classe ouvrière. Les organisations ouvrières, y compris les syndicats, doivent se battre pour la nationalisation de l’industrie pétrolière et gazière. Tant l’establishment d’Ottawa que les barons du pétrole et l’UCP ne manqueraient pas de s’y opposer avec ferveur. Cela permettrait de mettre en évidence le fait que les travailleurs et les barons du pétrole ont des intérêts totalement opposés, au lieu de laisser l’UCP tromper les travailleurs avec l’idée de la séparation.

Le fait est que les barons du pétrole tirent des profits colossaux sur le dos de la classe ouvrière de l’Alberta et qu’ils sont le véritable ennemi de cette dernière. Par exemple, les compagnies pétrolières et gazières de l’Alberta ont engrangé 35 milliards de dollars de bénéfices rien qu’en 2023. C’est bien plus que les 3 milliards de dollars que l’Alberta a versés en paiements de péréquation cette même année. Et tandis qu’une partie de l’argent de la péréquation sert à financer les services sociaux, les profits des patrons du pétrole s’envolent dans les poches des actionnaires et des hauts cadres. 

La classe ouvrière de l’Alberta subit les effets de la crise mondiale du capitalisme, comme tous les travailleurs du pays. Elle sait qu’elle est exploitée et que les choses s’aggravent. 

Le problème est qu’au fil des décennies, la colère de la classe ouvrière a été détournée des capitalistes et de leur système pourri pour être dirigée contre Ottawa, ce qui a finalement profité à la droite. 

Ce qu’il faut, c’est l’unité de classe – l’unité de la classe ouvrière à travers le pays. La classe ouvrière albertaine doit rejeter le projet séparatiste de la droite et se battre, non pas pour l’Équipe Canada, non pas pour l’« unité nationale », mais pour les intérêts des travailleurs de tout le pays. Cela signifie lutter contre les capitalistes et leurs intérêts et lutter pour la nationalisation et le contrôle ouvrier.