Photo : Georges Biard/Wikimedia Commons

« Quand je regarde le monde, faire des films est soudainement très insignifiant. »

– Xavier Dolan, entrevue avec El Mundo, 30 juin 2023


Le monde artistique québécois a été choqué d’apprendre, en début juillet dernier, que le célèbre cinéaste québécois Xavier Dolan cesserait de faire des films. Selon le journal espagnol El Mundo, il aurait même affirmé en entrevue que « l’art est inutile et se consacrer au cinéma est une perte de temps ». Dolan s’est empressé de nuancer les propos rapportés, sans pour autant contester l’essentiel : « le monde est en train de brûler » et, dans ce contexte, il ne trouve plus de sens à ses films. 

Ce sentiment fait écho au désespoir de nombreux jeunes et artistes. Mais c’est justement parce que le monde est en crise que l’art est nécessaire – seulement si cet art prend acte de la situation et s’engage pleinement à la dénoncer, à appeler les gens à l’action. Seulement si cet art est révolutionnaire.

Un cinéaste à succès

Xavier Dolan est un réalisateur et acteur de 34 ans, bien connu au Québec et en France en particulier. Son cinéma se démarque par certains thèmes communs, notamment les difficultés des relations familiales parfois étouffantes et les épreuves des jeunes LGBTQ+ face à une société qui les opprime. En particulier, Dolan s’intéresse à faire ressortir, à travers des images poignantes, la vie intérieure de ses personnages principaux. C’est là que se trouve la force esthétique de ses films. Les émotions des personnages sont intenses et les difficultés qu’ils vivent font écho à ce que vivent des milliers de gens aujourd’hui, et en particulier les jeunes marginalisés.

Né d’un père comédien, il a commencé sa carrière de cinéaste dès 19 ans et a connu rapidement beaucoup de succès. Après la projection de son film Mommy à Cannes en 2014, il avait affirmé : « Tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n’abandonne jamais. » Il faudrait ajouter : « Mais c’est plus facile quand son père est dans le milieu du show-biz »… Dans tous les cas, il semblait alors que rien n’arrêterait Dolan. Or, l’état du monde a eu raison de son optimisme.

La folie de l’industrie du cinéma sous le capitalisme

Dans son entrevue avec El Mundo, puis dans une publication Instagram, le réalisateur explique son désenchantement. D’abord, il n’arrive plus à endurer le cycle infernal de la production. Il critique la course aux budgets et la pression constante de faire plus avec moins.

Ces propos reflètent l’état du cinéma moderne. Avant tout, il s’agit d’une énorme industrie, très profitable, contrôlée par des boîtes de production, des distributeurs et des diffuseurs dont le mode d’existence est le profit. La qualité des œuvres n’est pour eux qu’une arrière-pensée. Plaire au plus grand nombre et le plus vite possible pour faire un maximum de profits est un impératif absolu qui tord et dénature le travail des nombreuses personnes qui contribuent à produire un film.

D’ailleurs, la réflexion de Dolan s’applique au-delà du milieu du cinéma. Il s’agit ici de la position des artistes sous le capitalisme. Devant le « choix » de se vendre sur un marché où règne la compétition ou de crever de faim, les créateurs n’ont pas l’espace et la liberté nécessaire pour produire des oeuvres de qualité. Pour la majorité des artistes, et en particulier ceux issus de la classe ouvrière, l’art est synonyme d’énormes sacrifices, de chômage et de précarité.

On peut s’en plaindre, mais on peut aussi lutter contre la machine à profit et pour un art de qualité : on en voit actuellement un exemple inspirant avec la grève des scénaristes de la Writer’s Guild à Hollywood, auxquels se sont maintenant joint les acteurs du syndicat Sag-Aftra. En octobre 2021, il y avait aussi eu la menace d’une grève du syndicat IATSE (qui représente les travailleurs des plateaux de tournage).

Faire des films pendant que le monde brûle

Mais ce n’est pas tout ce qui démotive Dolan. Il est complètement découragé par l’état du monde en général. Il perçoit une montée de la haine : mouvement anti-vaccin, sentiments anti-immigrations, montée des idées anti-LGBTQ. Il sent qu’il n’y a plus assez de temps pour faire face aux changements climatiques : « le monde est en train de brûler », dit-il, dans une image que l’on peut de plus en plus prendre au sens propre.

Dans ce contexte de crise, Dolan ne voit plus la pertinence de son art. Il est vrai que face à tout cela, son approche artistique tournée vers l’intériorité semble impuissante. Comment l’individu peut-il résister devant des phénomènes sociaux et politiques comme les mouvements d’extrême droite, les changements climatiques et la guerre? Ainsi, la force de l’art de Dolan – les histoires personnelles, le monde intérieur – devient sa faiblesse. On le comprend de se sentir bien inutile. 

Nihilisme contre lutte de classes

Le pessimisme que ressent Dolan est exactement le même sentiment que l’on retrouve plus largement dans la jeunesse, avec l’éco-anxiété, le nihilisme, les « doomers », etc. Devant le saccage environnemental, les guerres impérialistes, la misère grandissante, la vague de transphobie et d’homophobie, et tant d’autres manifestations d’une société pourrie, ce sentiment est compréhensible. Mais il fait fausse route. Il s’agit de la réaction de quelqu’un qui peut voir la crise profonde de la société capitaliste, sans pour autant voir de solution.

La vérité, c’est que toute cette horreur a une explication : la faillite totale du système de production pour le profit et de la classe dirigeante qui y préside. Les politiciens et les grands capitalistes sont incapables de penser plus loin que leurs revenus du prochain trimestre. Résultat : ils ne font rien pour la planète et on court vers la catastrophe. Pendant ce temps, ils cherchent à s’en mettre toujours plus dans les poches –  en comprimant les travailleurs comme des citrons et en coupant dans tous les services rendant la vie tolérable! Comme leur système produit de plus en plus de précarité, ils propagent toutes sortes de sentiment haineux comme forme de distraction. Ils envoient des gens mourir dans des guerres impérialistes pour leur contrôle de plus de marchés et de capitaux. Puis, quand leurs politiques de pillage et de destruction environnementale provoquent la migration de millions de gens, les capitalistes ferment les frontières et laissent les migrants mourir en mer. Comme le disait Lénine : « Le capitalisme est une horreur sans fin. »

Cette profonde crise sociale fait remonter toutes sortes d’horreurs à la surface, mais, en même temps, elle popularise des idées de plus en plus radicales à gauche. De plus en plus de gens voient que ce système ne fonctionne pas, et qu’il faut le remplacer complètement. Comme nous l’avons expliqué dans nos perspectives politiques, le socialisme et même le communisme sont de plus en plus populaires chez la jeunesse.

Partout à travers la planète, la classe ouvrière entre de plus en plus en lutte. En 2020, le mouvement Black Lives Matter a réuni des millions de personnes aux États-Unis mais aussi à l’international dans une lutte contre le racisme. Depuis, les mouvements de masse et mouvements révolutionnaires se sont multipliés : Myanmar, Sri Lanka, Iran, Pérou, France, etc. 

Ce genre d’événements nous donne un indice de la force d’un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière. C’est cette classe qui fait fonctionner la société par son travail au bureau, à l’usine, à l’école, à l’hôpital, au chantier ou sur le plateau de tournage. Les travailleurs unis ont les moyens de déraciner l’ordre social basé sur l’exploitation des gens et de l’environnement, pour le transformer profondément. Comme le dit le Manifeste du Parti communiste, le capitalisme crée ses propres fossoyeurs.

L’art pour distraire, l’art pour éveiller

En entrevue, Dolan posait la question : « Qui suis-je? Un employé? Un servant? Suis-je quelqu’un qui danse devant le roi pour le distraire de ce qui se passe à l’extérieur de sa fenêtre? » Il a raison : sous le capitalisme, les artistes en sont souvent réduits à ne produire que du divertissement. Alors que nous fonçons droit vers le précipice, se contenter d’un art qui distrait devient un aveu de défaite. 

Mais l’art est plus que du divertissement. La création artistique a toujours servi à exprimer les désirs de l’humanité pour une vie plus harmonieuse et complète. Elle porte en germe une rébellion, un refus du monde actuel, le début de la volonté de créer une autre réalité, plus belle, plus douce, plus intense et plus vraie. Chaque œuvre réellement créatrice vise un peu, comme l’écrivait Arthur Rimbaud, puis les surréalistes, à « changer la vie ». L’art peut être dénonciateur, inspirant, revendicateur. L’art a un énorme potentiel révolutionnaire.

Comme l’ont écrit Léon Trotsky et André Breton dans leur manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant » : « L’art véritable, c’est-à‑dire celui qui ne se contente pas de variations sur des modèles tout faits mais s’efforce de donner une expression aux besoins intérieurs de l’homme et de l’humanité d’aujourd’hui, ne peut pas ne pas être révolutionnaire, c’est‑à‑dire ne pas aspirer à une reconstruction complète et radicale de la société, ne serait‑ce que pour affranchir la création intellectuelle des chaînes qui l’entravent et permettre à toute l’humanité de s’élever à des hauteurs que seuls des génies isolés ont atteintes dans le passé. »

Cet aspect subversif de la création artistique, voilà ce dont nous avons besoin face à cet ordre social pourrissant. Quand la maison brûle, ce n’est pas le temps d’écrire des poèmes… à moins de comprendre que la maison a été mise en feu par des bandits pour leurs profits, et de prendre la plume pour appeler à les renverser.

Avec la montée en popularité des idées révolutionnaires, cet art dénonciateur trouverait certainement un écho. À son tour, le mouvement révolutionnaire peut donner une puissante impulsion à la création artistique, comme nous l’avons vu maintes fois dans l’histoire, par exemple avec l’explosion d’art de rue lors de la révolution égyptienne, en 2011.

Changeons la vie!

Dans Mommy, Steve, un adolescent impulsif et violent, est placé par sa mère Diane dans une institution pour jeunes délinquants. C’est que Diane est dans une situation qui nous rappelle trop bien notre réalité actuelle : elle n’arrive à trouver aucune ressource pour l’aider à s’occuper de son fils. Mais Steve, en rébellion contre le monde, refuse d’être enfermé et commet l’acte ultime : il saute par la fenêtre, vers sa liberté. Le film se termine là et nous pouvons nous imaginer que Steve s’envole, et non qu’il s’écrase au sol.

Mais dans cette vie, où la crise du capitalisme propage la guerre, la pauvreté, les inégalités, et l’oppression, une telle fuite imaginaire vers les cieux est impossible. Ce qu’il faut, c’est lutter collectivement pour renverser le capitalisme et établir à sa place une société socialiste. Lutter dans les rues, dans nos milieux de travail, dans nos écoles – dans la culture aussi. La société actuelle doit être complètement renversée pour que puisse vivre, non seulement dans l’art mais dans la vie également, nos rêves d’un monde de beauté et de liberté. Nous avons besoin d’un art révolutionnaire pour nous aider dans cette tâche.