Photo : Billie Grace Ward/Flickr

La décolonisation est devenue un mot d’ordre revenant souvent dans les discours de la gauche. Il a été appliqué à presque toutes les activités imaginables. D’innombrables guides ont été écrits sur la nécessité de décoloniser son esprit, son milieu, son conseil d’administration, sa bibliothèque, sa pelouse, sa garde-robe et même l’Action de grâce. Un article a même été intitulé : « Il est temps de décoloniser le mouvement de décolonisation »! Selon le contexte, cela a pour effet de faire passer des tâches banales et ordinaires pour des actes radicaux. Par exemple, le Globe and Mail a publié un article intitulé « Est-il temps de décoloniser votre pelouse? », dans lequel un professeur affirme : « Une cour arrière avec une grande pelouse est comme une salle de classe pour le colonialisme et l’hostilité environnementale. » Mais il ne fait pas de doute que changer les vêtements que l’on porte ou la façon d’entretenir son terrain ne peut pas renverser l’oppression coloniale plus que centenaire. Alors, que signifie réellement la décolonisation?

Le plus souvent, ce terme est utilisé pour décrire quelque chose d’abstrait ou de symbolique, comme changer sa façon de penser, sa pelouse ou sa garde-robe. Comme le dit theconversation.com : « La décolonisation est désormais utilisée pour parler de justice réparatrice par la liberté culturelle, psychologique et économique. » Et encore : « La colonisation est plus que physique. Elle est aussi culturelle et psychologique en déterminant de qui relève le savoir privilégié. » Ainsi, l’accent n’est plus mis sur la lutte politique et collective pour la libération, mais sur les questions individuelles et psychologiques. De petites actions symboliques comme acheter des produits autochtones et modifier sa pelouse sont présentées comme des formes nécessaires de militantisme.

Dans les années 1940, la décolonisation signifiait littéralement l’évacuation des soldats et des fonctionnaires de l’État et la fin de la domination coloniale officielle d’un pays sur un autre. Le terme était utilisé pour décrire les ex-colonies comme l’Inde qui avaient atteint l’autonomie. C’est assez simple. Après la Seconde Guerre mondiale, une période de révolution a explosé dans le monde colonial et des millions de personnes subjuguées se sont soulevées et ont gagné leur indépendance en vainquant les puissances impérialistes comme la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis. Mais il existe un fossé immense entre une guerre de libération nationale et une « garde-robe décolonisée ».

Quelques décennies plus tard, des vagues révolutionnaires ont eu lieu dans les années 1960 et 1970 partout dans le monde, notamment en France en mai 1968, lors de l’automne chaud italien, lors de l’élection du Parti socialiste du Chili sous la direction de Salvador Allende et bien d’autres encore. Malheureusement, les réformistes et les staliniens qui ont dirigé ces mouvements ont freiné la lutte et empêché une véritable révolution socialiste. Avec le temps, la classe ouvrière et les opprimés se sont démobilisés, ou, comme dans le cas du Chili, ont été écrasés, et la lutte des classes a reculé. La défaite des mouvements révolutionnaires dans les années 1970 a permis au pendule de se déplacer vers la droite et a marqué le début de l’ère Reagan et Thatcher. La gauche a battu en retraite idéologiquement.

Au cours de cette période, le postcolonialisme et des intellectuels comme Edward Said ont gagné en influence. Le postcolonialisme est une ramification du postmodernisme qui attache beaucoup d’importance à la subjectivité, soutenant que toute connaissance est subjective. Les intellectuels postcoloniaux ont été fortement influencés par la subjectivité du postmodernisme et ont utilisé ces méthodes pour écrire sur la culture et la psychologie des peuples colonisés en tant que groupe, souvent opposés aux colonisateurs, aux colons ou simplement aux Blancs. Par exemple, Said écrit : « Tout Européen du XIXe siècle [dans ce qu’il pouvait dire de l’Orient] était par conséquent raciste et impérialiste et presque totalement ethnocentrique. » Le voilà qui dépeint un continent entier comme « ethnocentrique » d’un seul coup de pinceau!

L’infiltration du postmodernisme dans la lutte anti-impérialiste a mené le mouvement à se détourner des luttes de classe, des mouvements de désobéissance, des grèves et des révolutions qui avaient permis d’obtenir l’indépendance et de gagner des concessions réelles dans le passé. Sous l’influence du postmodernisme, le mouvement a commencé à placer tous ses efforts dans la lutte culturelle, psychologique, voire linguistique contre l’impérialisme. On s’est mis à demander que les universités engagent davantage de professeurs autochtones ou que les textes étudiés dans les écoles soient remplacés par des textes écrits par des personnes issues du monde colonisé. C’est de là que vient une grande partie du mouvement de décolonisation qui existe aujourd’hui.

D’une part, il n’y a rien de mal à ce que les écoles remplacent les vieux textes et que les universités offrent de bons emplois à des personnes différentes, même si cela a certainement profité aux universitaires du courant postcolonial eux-mêmes. Mais la réalité est que l’embauche de personnes issues de la diversité n’a absolument aucun effet sur la lutte réelle contre l’impérialisme, et de nombreuses institutions, entreprises et partis politiques utilisent des méthodes symboliques de ce genre pour se donner un vernis progressiste. Même si Justin Trudeau a nommé Mary Simon comme première gouverneure générale autochtone, il préside toujours à l’invasion par la GRC du territoire Wet’suwet’en au service de Coastal GasLink, un pipeline qui fait partie d’un projet de gaz naturel de 40 milliards de dollars. RBC, la plus grande banque du Canada, s’est récemment vantée d’avoir nommé une femme autochtone, Roberta L. Jamieson, à son conseil d’administration. Et pourtant, RBC est financièrement liée au gazoduc Coastal Gaslink.

La décolonisation a également été interprétée comme quelque chose de plus concret ou substantiel que des gestes symboliques ou de petits changements. En 2012, Eve Tuck et K. Wayne Yang ont publié un texte intitulé « Decolonization is not a metaphor », dans lequel ils expliquent ce que la décolonisation signifie : « Pour que les mouvements de justice sociale, comme Occupy, aspirent vraiment à la décolonisation de manière non métaphorique, ils devraient appauvrir, et non enrichir, la population de colons du 99% et plus des États-Unis. » Cette vision place en opposition directe les Autochtones et les « colons ». Le « 99% » auquel se référait le mouvement Occupy correspond à l’ensemble de la population, moins le 1% le plus riche. Ce terme fait surtout référence à la classe ouvrière, bien que de manière imprécise.

La conclusion cynique de « Decolonization is not a metaphor » est que les intérêts fondamentaux des Autochtones sont opposés aux intérêts de tous les non-Autochtones. Mais en réalité, cette division n’est pas fondamentale dans le cadre de notre société capitaliste. En fait, au sein de la communauté autochtone, il existe des capitalistes autochtones qui profitent de l’exploitation des travailleurs autochtones et non autochtones. En réponse à l’explosion du mouvement autochtone, le gouvernement libéral canadien a travaillé dur pour favoriser l’émergence d’une classe dirigeante autochtone afin de rallier à lui les leaders autochtones et de donner l’impression d’un changement. Comme nous l’avons expliqué en août :

Nous l’avons vu récemment en Nouvelle-Écosse, avec la vente de Clearwater, un géant de la pêche, à divers groupes mi’kmaq en partenariat avec la société Premium Brands de la Colombie-Britannique. Le gouvernement fédéral a prêté le capital et facilité les négociations pour rendre cette transaction possible. Il y a aussi le groupe « Project Reconciliation », de Calgary, qui cherche à obtenir la « propriété autochtone » du pipeline Trans Mountain. Il y a aussi des personnalités comme Harold Calla, président exécutif du Conseil de gestion financière des Premières Nations et membre du conseil d’administration de Trans Mountain, et le défunt millionnaire Ken Hill, magnat de la cigarette, qui ont tous deux été élevés au rang de modèles à suivre pour les Autochtones.

Rien de tout cela n’a réellement contribué à améliorer les conditions de vie des Autochtones pauvres et de la classe ouvrière. Les employés de Clearwater seront exploités, que leurs patrons soient autochtones ou non. Les travailleurs de la pêche, qu’ils soient autochtones ou non, continueront à voir leurs moyens de subsistance menacés par le géant commercial. L’oléoduc Trans Mountain ne peut être construit qu’en violation complète des droits et du consentement de douzaines de Premières Nations, et aucune « propriété autochtone » ne pourra y changer quoi que ce soit. Et Ken Hill, prétendument « un défenseur des droits des Autochtones et un généreux philanthrope », a vécu une vie de démesure presque inconcevable alors que sa communauté souffrait dans la pauvreté. Alors qu’il profitait de séjours à 25 000 dollars la nuit dans des suites de Las Vegas ainsi que de sa collection de voitures de 5,58 millions de dollars, la majeure partie de sa réserve n’a toujours pas accès à l’eau courante. »

Même les gestes symboliques tels que les quotas raciaux dans les universités ont tendance à profiter à la couche la plus nantie de la population autochtone. Dans la plupart des cas, les étudiants autochtones qui obtiennent les meilleures notes sont issus de familles plus aisées qui n’ont pas à faire face aux problèmes de dépendance, de pauvreté et de manque d’eau potable auxquels sont confrontés les Autochtones les plus pauvres. Il existe une stratification par classe dans les communautés autochtones, et pour parvenir à une véritable libération autochtone, il faut améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière et des autochtones pauvres.

Mais ces problèmes (pauvreté, toxicomanie, itinérance) ne peuvent être résolus par l’appauvrissement de la classe ouvrière non autochtone. Mettre fin à la crise du manque d’eau potable dans les réserves, par exemple, coûterait au moins 3,2 milliards de dollars. Régler les problèmes de moisissures dans les réserves, construire des infrastructures et créer des programmes sociaux pour aider les personnes souffrant de toxicomanie coûterait beaucoup plus. Les travailleurs sont maintenant confrontés à l’érosion de leurs salaires déjà trop bas, car l’inflation au Canada a atteint 4,4% en septembre. Cela signifie une augmentation rapide du coût de la vie et une perte de pouvoir d’achat réel. La classe ouvrière ne dispose pas de la richesse qu’il faudrait pour s’attaquer aux problèmes concrets auxquels les collectivités autochtones sont confrontées. Mais la classe capitaliste, elle, en dispose. Depuis le début de la pandémie, les milliardaires canadiens ont augmenté leur richesse de plus de 78 milliards de dollars. Si un groupe doit s’appauvrir, c’est bien la classe dirigeante.

Si la décolonisation est quelque chose qui appauvrirait davantage le « 99% », alors cela revient à aspirer à une crise humanitaire. L’appauvrissement de la classe ouvrière est une mauvaise chose et non une bonne chose. Partout en Amérique du Nord, la pauvreté, les évictions et l’insécurité alimentaire augmentent à mesure que le capitalisme s’enfonce dans la crise. La richesse devrait être expropriée pour mettre fin à la pauvreté dans les communautés autochtones, mais elle devrait être prise aux capitalistes qui ont fait fortune pendant la pandémie sur le dos des travailleurs qui gagnent à peine assez pour s’en sortir.

Le sens du mot « décolonisation » s’est transformé au fil des ans, mais aujourd’hui il est surtout utilisé par enflure verbale provocatrice vide de contenu politique, et dans les pire des cas cache un contenu réactionnaire et créateur de divisions. Ce genre d’utilisation ne fait que nuire à la lutte et vide le mot « décolonisation » de son sens. La libération autochtone exige une transformation politique et économique sérieuse, qui peut être réalisée par un mouvement de masse des travailleurs autochtones et non autochtones pour renverser le capitalisme et abolir la logique du profit qui conduit aux empiètements sur les terres, aux pratiques d’exploitation forestière destructrices et aux pipelines qui traversent les terres traditionnelles.