États-Unis : Les intérêts de classe derrière la vague de législation transphobe

Au cours des quatre premiers mois de l’année, 541 projets de loi anti-trans ont été déposés aux États-Unis, dont 23 au niveau fédéral, et plus de 70 d’entre eux ont déjà été adoptés. En phase avec la montée de la misère dans la société, les politiciens de la classe dirigeante tentent désespérément de trouver des boucs émissaires pour détourner le mécontentement social croissant vers des voies réactionnaires.

  • Antonio Balmer
  • mer. 21 juin 2023
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Photo : Matt Hrkac, Wikimedia Commons

Au cours des quatre premiers mois de l’année, 541 projets de loi anti-trans ont été déposés aux États-Unis, dont 23 au niveau fédéral, et plus de 70 d’entre eux ont déjà été adoptés. Il s’agit d’une augmentation significative de la législation transphobe par rapport à l’année dernière, où 174 projets de loi de ce type avaient été déposés et 26 avaient été adoptés.

La plupart de ces projets de loi draconiens consistent à restreindre arbitrairement les droits des personnes transgenres, et en particulier ceux des jeunes transgenres. Ils limitent l’accès aux soins de santé et aux services d’affirmation du genre, interdisent aux personnes transgenres de participer à des activités sportives et les empêchent d’utiliser les toilettes du genre auquel elles s’identifient. Ces projets de loi ont été accompagnés d’une campagne alarmiste dans la presse de droite, diabolisant les personnes transgenres et les présentant comme de dangereux prédateurs.

Le moment choisi pour cette frénésie transphobe – qui s’intensifie dans les assemblées législatives et les médias au moment même où un nouveau marasme économique menace de déstabiliser le pays – n’est pas le fruit du hasard. La classe dirigeante s’efforce de contenir une crise bancaire et une inflation incontrôlée, et se prépare à un « atterrissage en catastrophe » dans ce qui pourrait être une profonde récession. Selon une enquête récente, 72% des ménages gagnant moins de 100 000 dollars ont déjà du mal à faire face au coût de la vie. En phase avec la montée de la misère dans la société, les politiciens de la classe dirigeante tentent désespérément de trouver des boucs émissaires pour détourner le mécontentement social croissant vers des voies réactionnaires.

C’est pourquoi, ces dernières années, les politiciens bourgeois ont redoublé d’efforts pour attiser toutes sortes de peurs en fomentant une « guerre culturelle ». L’évocation croissante d’une dangereuse « invasion de migrants » pour attiser les peurs racistes et le sentiment anti-immigrants poursuit le même objectif. Tous deux sont une réponse directe aux intérêts immédiats d’une classe qui domine un système en crise.

Une politique cynique aux conséquences réactionnaires

En plus d’alimenter les préjugés et de dresser les travailleurs les uns contre les autres sur des bases identitaires et « culturelles », les deux partis de la classe dirigeante considèrent la vague de transphobie comme un facteur clé dans leurs calculs électoraux à court terme.

La droite chrétienne évangélique est un segment convoité de la base électorale républicaine depuis la fin de l’ère des droits civiques, lorsque le soutien au racisme des lois Jim Crow n’était plus une tactique viable pour mobiliser les électeurs. D’une croisade réactionnaire à l’autre, le Parti républicain a courtisé cette base, trouvant de nouveaux moyens d’amener les électeurs à l’esprit borné aux urnes, tout en piétinant les droits fondamentaux d’un groupe opprimé après l’autre.

Après la fin des lois ségrégationnistes, le droit à l’avortement est arrivé au centre du débat – une cause qui fait son grand retour aujourd’hui. Ensuite, ce furent les homophobes « lois sur la sodomie », qui criminalisaient les relations entre personnes de même sexe jusqu’en 2003, date à laquelle la dernière de ces lois a été annulée par la Cour suprême dans l’affaire Lawrence v. Texas. Par la suite, le mariage homosexuel est devenu le champ de bataille, jusqu’à ce qu’il soit lui aussi reconnu à l’échelle fédérale en 2015 dans l’affaire Obergefell v. Hodges. La nouvelle vague de transphobie n’est que le dernier maillon de la chaîne réactionnaire de polarisation autour du genre et de la sexualité.

Alors que la religion est clairement en déclin aux États-Unis – seulement 47% des Américains appartiennent à une église, contre 70% en 1999 –, en tant que segment de l’électorat, les électeurs religieux sont une cible clé des campagnes électorales bourgeoises. En 2020, entre 76 et 81% des chrétiens évangéliques ont voté pour Trump, selon deux sondages Gallup. Pew Research rapporte que 90% des républicains sont religieux, 73% se disent « absolument certains » de leur croyance en dieu, et 62% affirment prier quotidiennement. Même parmi les démocrates, 83% affirment avoir une croyance religieuse, mais seulement 47% la considèrent comme « très importante » dans leur vie. C’est ainsi que des préjugés vieux de plusieurs siècles et des superstitions très anciennes trouvent leur place dans le système électoral bourgeois du XXIe siècle.

Voyant dans le mouvement transphobe un moyen peu coûteux de se créer une base fiable parmi un segment d’électeurs rétrogrades, les législateurs républicains se sont bousculés pour prendre la tête de l’assaut contre les personnes trans. Mais il y a deux faces cyniques à la médaille de la « guerre culturelle ». Tandis qu’un parti capitaliste mène l’attaque, les politiciens de l’autre côté se frottent avidement les mains et préparent leurs propres manigances.

Cette dynamique a été clairement démontrée lors des élections de mi-mandat de l’année dernière. Les analystes libéraux ont célébré l’abrogation de Roe v. Wade par la Cour suprême comme une mesure opportune qui a amené davantage d’électeurs démocrates aux urnes. Aujourd’hui encore, le New York Times salue les référendums locaux à l’échelle des États sur le droit à l’avortement comme des initiatives susceptibles de « dynamiser la participation des électeurs démocrates en 2024 » et qui pourraient même « générer une participation démocrate suffisante pour aider le président Biden à remporter » d’importantes circonscriptions électorales. Peu importe que le parti de Biden n’ait jamais pris la moindre mesure sérieuse pour défendre, et encore moins pour codifier, l’accès universel à l’avortement aux États-Unis.

Pour les démocrates, le spectre du « plus grand mal » sert d’épouvantail à agiter lors des campagnes électorales. Leurs calculs fonctionnent simplement à l’envers, pariant que leur soutien de façade à la cause LGBTQ+ aidera leurs chances en 2024, tout en ne faisant absolument rien en pratique pour défendre les droits ou les conditions de vie des personnes transgenres. En tant que principal parti de Wall Street – le représentant politique le plus fiable de la classe dirigeante américaine – les démocrates tentent de donner un vernis « progressiste » à leurs politiques réactionnaires. Ils sont les ennemis des travailleurs, mais pour eux, la « guerre culturelle » est une occasion de détourner l’attention de leur offensive anti-ouvrière. Leur approche est identique à celle des campagnes marketing des entreprises dont les profits sont basés sur l’exploitation brutale de millions de travailleurs, mais qui utilisent des logos arc-en-ciel pour se donner une image progressiste pendant le mois de la fierté, sans autre intention que de vendre un produit.

De même, alors que la prochaine campagne présidentielle de Joe Biden approche à grands pas, la Maison-Blanche a décidé de proclamer une « Journée de la visibilité trans » à la fin du mois de mars. Dans un mélange de patriotisme et de sentimentalisme libéral, elle a déclaré que « les Américains transgenres façonnent l’âme de notre nation » et a appelé les Américains à s’assurer que « chaque enfant sache qu’il est fait à l’image de Dieu, qu’il est aimé », en terminant par un appel « à se joindre à nous pour améliorer la vie et élever les voix des personnes transgenres à travers notre nation ».

Cette rhétorique enjolivée est aussi dénuée de substance qu’elle est détachée de la réalité du combat des personnes trans plongées dans des conditions de misère imposées par le système capitaliste. Le même système que Biden et les deux partis dominants défendent est à l’origine de la terrible oppression  qui rend la vie de plus en plus insoutenable pour les personnes transgenres partout aux États-Unis.

La vie sous le capitalisme

Comme pour toutes les formes d’oppression sous le capitalisme, c’est dans les conditions matérielles de vie que l’inégalité des personnes trans apparaît clairement. Selon une étude de l’UCLA datant de 2020, 35% des personnes trans vivent dans la pauvreté. Selon les données du recensement de 2021, les adultes trans sont trois fois plus susceptibles de souffrir d’insécurité alimentaire. Plus d’un quart des ménages trans connaissent l’insécurité alimentaire, et 36% des personnes trans de couleur ont déclaré ne pas avoir assez à manger. Une étude plus modeste menée en 2019 par l’Université du Tennessee dans 12 États du Sud-Est a révélé que 79% des personnes trans et non conformes dans le genre ont déclaré souffrir d’insécurité alimentaire.

Les personnes trans sont près de six fois plus susceptibles que le reste de la population de se retrouver sans abri à un moment ou à un autre de leur vie – 8% des adultes trans, contre 1,4% de l’ensemble de la population. De nombreux jeunes transgenres se retrouvent à la rue en raison des préjugés dont ils font l’objet dans les foyers conservateurs. L’Enquête américaine sur les transgenres de 2015 (US Transgender Survey), la plus grande étude de ce type à ce jour, a interrogé 28 000 personnes transgenres à travers les États-Unis et a révélé que 18% d’entre elles déclaraient avoir des familles qui ne les soutenaient pas.

Selon les données du CDC, les élèves transgenres du secondaire sont neuf fois plus susceptibles d’être sans abri que leurs camarades de classe. Parmi les jeunes d’âge scolaire (de la maternelle au secondaire) qui étaient ouvertement transgenres ou perçus comme tels, 77% ont déclaré avoir subi une certaine forme d’abus; 54% ont rapporté avoir subi du harcèlement verbal, 24% ont été physiquement agressés, et 17% ont déclaré avoir quitté une école à cause des abus subis.

La prévalence plus élevée de l’itinérance chez les personnes trans découle directement de la précarité et de la discrimination dont sont victimes les travailleurs transgenres sur leur lieu de travail. Un travailleur transgenre sur quatre a perdu son emploi en raison de son identité de genre. Plus des trois quarts (77%) ont déclaré avoir pris des mesures telles que retarder leur transition, cacher leur identité de genre ou quitter leur emploi pour éviter les mauvais traitements ou la discrimination de la part d’un employeur.

Parmi les personnes transgenres interrogées par l’étude de l’USTS, 68% n’avaient pas été en mesure de modifier leurs documents officiels (permis de conduire, passeport, certificats) pour qu’ils reflètent leur identité de genre. Cette démarche peut s’avérer coûteuse, longue et inconfortable, et certains États exigent même la preuve d’une intervention chirurgicale pour modifier les documents. Le fait d’avoir une pièce d’identité et des papiers qui ne correspondent pas à son nom, à son identité ou à son apparence peut à son tour créer des problèmes pour postuler à un emploi ou à des services publics.

Dans un pays où 112 millions de personnes ont du mal à se payer des soins de santé, les personnes transgenres sont particulièrement pénalisées par le fait que les monopoles de l’industrie de l’assurance considèrent les soins d’affirmation du genre comme non essentiels, ce qui oblige beaucoup d’entre elles à payer de leur poche des traitements et des procédures très coûteux. Bien que toutes les personnes trans ne souhaitent pas ou n’aient pas besoin de modifier leur corps pour vivre une vie conforme à leur identité, beaucoup de celles qui souhaitent effectuer une transition n’en ont tout simplement pas les moyens.

Toutes ces difficultés matérielles, ainsi que la prévalence d’incidents de discrimination, d’intimidation, de préjugés et de harcèlement, à la fois grands et petits, suffiraient à peser lourd sur la santé mentale de quiconque. Les personnes transgenres sont six fois plus susceptibles de souffrir de dépression et de troubles anxieux, et neuf fois plus susceptibles que la population générale de tenter de se suicider. À un moment de leur vie, 40% des personnes transgenres ont essayé de mettre fin à leur vie, et parmi celles dont la famille ne les soutient pas, 54% déclarent avoir déjà fait une telle tentative.

Seule la classe ouvrière unie peut mettre fin à l’oppression!

Ces statistiques ne donnent qu’un aperçu des difficultés rencontrées par les personnes transgenres, une réalité douloureuse qui va bien au-delà du jeu cynique de la « guerre  culturelle » auquel se livrent les républicains et les démocrates. Les deux partis sont responsables des attaques contre les conditions de vie des personnes transgenres. Les gestes symboliques des politiciens « progressistes » promettant le « respect » et la « visibilité » ne fourniront pas plus de logements abordables, de soins de santé ou d’emplois fiables avec des salaires décents et des protections sur le lieu de travail. Les conditions d’oppression des personnes trans exigent une lutte de masse contre l’exploitation capitaliste, et non pas des discours vides et des logos arc-en-ciel.

Les personnes transgenres ne représentent qu’une petite partie de la population. Selon les dernières recherches, 0,5 à 0,6% des adultes et 1,4 à 2% des jeunes, soit environ 1,6 million de personnes aux États-Unis, s’identifient comme transgenres. Ces chiffres montrent pourquoi la solidarité de classe est essentielle pour lutter contre l’oppression des personnes trans. Prises comme un segment isolé, les personnes transgenres constituent une petite minorité. Mais en tant que membres du prolétariat, les travailleurs transgenres comptent parmi les rangs d’une immense force sociale qui a le pouvoir de transformer la société. La force de la classe ouvrière provient de deux sources : son rôle essentiel dans la production de toutes les richesses – et donc de tous les profits capitalistes – et sa supériorité numérique en tant que majorité écrasante de la population.

Comme le montrent les données ci-dessus, la grande majorité des personnes transgenres sont des travailleurs qui luttent pour joindre les deux bouts, comme des dizaines de millions d’autres personnes. Bien qu’il existe un nombre minuscule de riches « élites » transgenres, dans l’ensemble, la lutte des personnes trans est une lutte pour la survie contre la brutalité de la vie sous le capitalisme. La lutte des travailleurs transgenres pour les revendications de base en matière de santé, de logement, d’emploi et de stabilité financière est la clé pour tisser des liens avec la lutte des classes en plein essor. La lutte contre l’oppression des personnes trans ne peut prendre un caractère de masse qu’en prenant un caractère de classe.

L’un des chiffres les plus optimistes de l’étude de l’USTS est que la plupart des personnes transgenres ont trouvé du soutien auprès de leurs collègues sur leur lieu de travail. Soixante-huit pour cent des travailleurs transgenres ont déclaré que leurs collègues les soutenaient, tandis que 3% seulement ont indiqué qu’ils ne les soutenaient pas, et 29% ont signalé une attitude indifférente de la part de leurs collègues. Le respect mutuel entre les travailleurs de toutes origines et de toutes identités peut émerger organiquement de l’expérience quotidienne du travail côte à côte. C’est dans l’expérience de la lutte collective que se forge la véritable solidarité de classe.

L’histoire des sociétés de classes est un enchaînement d’horreurs. Bien que l’oppression soit vécue de différentes manières par les individus, la clé pour y mettre fin est la lutte collective, en tant que classe. La lutte contre la transphobie, comme la lutte contre le racisme et le sexisme, ne peut progresser que grâce à l’organisation indépendante de la classe ouvrière, unie par le slogan « Une attaque contre l’un est une attaque contre tous ».