
Cette introduction est parue en 2018 dans l’édition anglaise de Que faire? de Wellred Books.
Le livre de Lénine Que faire? est un classique marxiste sur la construction du parti révolutionnaire. C’est aussi le texte le plus critiqué par les réformistes et les universitaires, qui lui reprochent de planter les graines d’une dictature totalitaire.
Un exemple du vitriol déversé sur Lénine est le suivant, par l’historien Anthony Read dans son livre The World on Fire1 :
« Le bolchévisme a été fondé sur un mensonge, créant un précédent qui allait être suivi pendant les quatre-vingt-dix années suivantes. Lénine n’avait pas de temps à consacrer à la démocratie, il ne faisait pas confiance aux masses et il n’avait aucun scrupule à recourir à la violence. Il voulait un petit parti, étroitement organisé et strictement discipliné, composé de révolutionnaires professionnels purs et durs, qui feraient exactement ce qu’on leur dit de faire. »
Cette haine ouverte ne devrait pas nous surprendre. Mais rien n’est plus faux. Alors que Marx reçoit quelques compliments pour son analyse de la crise capitaliste de la part des commentateurs bourgeois, Lénine ne bénéficie pas d’une telle rédemption. Il est attaqué et calomnié sans relâche par une alliance profane. La raison en est que Lénine a construit un parti capable de mener la révolution socialiste et qu’il a montré un exemple aux travailleurs du monde entier de la manière dont, concrètement, le capitalisme pouvait être renversé.
Depuis, les bourgeois ont tenté d’enterrer l’essence réelle du travail de Lénine et de promouvoir l’idée que le stalinisme et le léninisme sont essentiellement la même chose. Cette idée est approuvée conjointement par les libéraux, les démocrates, les réformistes, les idéalistes, les pragmatiques et les anarchistes.
Malgré ces calomnies infondées, Que faire? occupe une place importante dans la littérature marxiste et constitue un jalon majeur dans l’histoire du marxisme russe, qui doit être étudié sérieusement par ceux qui veulent changer la société.
La raison pour laquelle cette œuvre n’a pas reçu suffisamment d’attention peut être le fait que le livre contient une exagération, l’auteur ayant poussé le bouchon trop loin en affirmant que la classe ouvrière laissée à elle-même ne peut arriver qu’à une conscience trade-unioniste.
Ce n’est manifestement pas le cas. L’histoire a démontré à maintes reprises, à commencer par les chartistes, que la classe ouvrière en lutte peut effectivement parvenir à une conscience socialiste. En fait, comme le montre le livre, Lénine avait emprunté cette idée à Karl Kautsky, alors dirigeant de la social-démocratie allemande et de la Deuxième Internationale.
En fait, après cette seule référence, Lénine n’a plus jamais répété cette formulation erronée et admet même dans les pages de l’ouvrage qu’il s’agit d’une « simplification marquée » et d’une « formule brute », qu’il a utilisée pour attaquer la déviation opportuniste des économistes russes, une tendance de droite au sein du mouvement de l’époque qui niait en effet le rôle du parti révolutionnaire.
Malgré cette exagération, le livre Que faire? de Lénine contient une mine de connaissances sur l’importance du parti révolutionnaire, qui mérite aujourd’hui une étude beaucoup plus approfondie. En fait, Kroupskaïa, l’épouse et collaboratrice de Lénine, a recommandé son étude « à tous ceux qui veulent devenir léninistes en actes non pas en paroles, mais en réalité »2.
Le livre a été publié au début de l’année 1902 et il a reçu un accueil très favorable dans les cercles marxistes de Russie. « Que faire? avait un succès particulier », explique Kroupskaïa. « Cette brochure répondait à une série de questions pressantes. Tous sentaient vivement la nécessité d’une organisation clandestine fonctionnant régulièrement. »
« Toute cette brochure était un ardent appel à l’organisation, dont elle esquissait un vaste plan, dans lequel chacun pouvait occuper une place, devenir un ressort indispensable, si petit fût-il, au fonctionnement de la machine révolutionnaire. Elle invitait à travailler inlassablement, non pas en paroles, mais en réalité, à la construction de la base nécessaire à l’existence du Parti dans les conditions de la Russie d’alors. »3
L’ouvrage de Lénine constituait une contribution importante à cette première période du mouvement révolutionnaire russe. Il doit être lu conjointement avec ses autres articles de la même période, en particulier Par où commencer?, qui complète Que faire?.
En fait, Par où commencer? s’ouvre sur la déclaration suivante :
« Ces dernières années, la question : « Que faire? » se pose avec force aux sociaux-démocrates russes. Il ne s’agit plus de choisir une route (comme c’était le cas à la fin des années 80 et début des années 90), mais de déterminer ce que nous devons faire pratiquement sur une route connue, et de quelle façon. Il s’agit du système et du plan d’activité pratique. »4
Les travaux ultérieurs de Lénine n’ont fait que développer ces idées de base.
La clarté idéologique
Une lutte pour la clarté idéologique était déjà menée depuis un certain temps dans les conflits entre le marxisme et le populisme, ce dernier épousant non pas la lutte des classes, mais le terrorisme individuel, puis avec les partisans du marxisme légal, qui avaient abandonné l’essence révolutionnaire du marxisme.
Le différend soulevé dans le livre de Lénine concernait l’opportunisme des économistes, qui avait pris de l’importance. C’est à travers ces batailles idéologiques que le Marxisme russe a pris forme.
Les écrits de Lénine devraient montrer clairement que le développement du parti révolutionnaire est un processus complexe, qui passe à travers différentes étapes et prend forme en un certain nombre d’années, voire de décennies. Sa naissance peut être douloureuse et il est sujet à une cristallisation continue, à des regroupements et même à des scissions avant d’émerger en tant que force de masse. Que faire? faisait partie de cette cristallisation.
On peut dire que l’œuvre de Lénine revêt une importance particulière pour aujourd’hui, étant donné, à l’occasion du centenaire de la révolution russe, les attaques contre Lénine et le léninisme ainsi que le recul politique des divers groupes sectaires actuels. Après s’être brûlé les doigts avec leur ultragauchisme, ces groupes ont abandonné tout espoir et se sont précipités dans une direction opportuniste.
Il s’agit d’une caractéristique particulière du Socialist Workers Party, une organisation prétendument léniniste qui, au fil des ans, a créé des organisations de front populaire, telles que l’Anti-Nazi League, Respect, la Stop the War Coalition et Stand Up to Racism, où il n’était fait aucune mention d’un programme socialiste, de peur d’aliéner leurs partisans libéraux. L’opportunisme « anti-impérialiste » du SWP l’a poussé à s’allier avec toutes sortes d’éléments, y compris son soutien scandaleux à la réaction noire sous la forme des Frères musulmans. De même, le Parti socialiste d’Angleterre et du Pays de Galles a voulu devenir plus populaire en changeant son nom du « Militant Labour » à un nom plus fade politiquement, « Socialist » Party.
Ces organisations, dès qu’elles se rapprochent de la classe ouvrière, commencent à adapter leur propagande au milieu réformiste du mouvement ouvrier, tout en élevant l’« activisme » brut au rang de panacée. Tout ce qu’ils offrent, c’est la maigre bouillie politique de leurs journaux de « masse », qui deviennent de plus en plus réformistes. En période d’austérité, le SP, tout en appelant à ne pas faire de coupes, offre des conseils avisés aux autorités locales sur la manière d’ajuster et d’équilibrer leurs budgets, comme s’il pouvait y avoir une solution sur une base capitaliste. De cette manière, ils sont devenus le reflet des économistes d’hier en abaissant délibérément le niveau du « mouvement ouvrier et la lutte de classes à un trade-unionisme étroit et à la lutte pour de menues réformes graduelles », pour reprendre les mots de Lénine.
Pour les économistes russes, les travailleurs n’étaient censés s’intéresser qu’aux questions économiques, ou des questions « de pain et de beurre ». Une telle approche peut être définie par le terme « ouvriérisme », une tentative d’abaisser le niveau politique afin de prendre un raccourci vers les masses. Cependant, il ne s’agissait pas d’une tendance prolétarienne, malgré sa démagogie, mais du snobisme d’intellectuels qui imaginaient que le moyen de gagner les travailleurs était de se plier à leurs soi-disant préjugés. Cependant, de telles tentatives pour gagner la faveur des masses ne sont jamais couronnées de succès.
Lénine écrit ce livre à la fin de 1901 et au début de 1902 pour répondre aux « tâches les plus urgentes de notre mouvement » concernant l’organisation et critiquer en même temps l’aile droite du parti. À cette époque, les marxistes russes étaient regroupés autour de leur journal Iskra, qui avait mené une lutte pour construire le parti sur la base de principes théoriques solides.
Sans aucun doute, le livre de Lénine constitue une contribution importante à la théorie et explique le rôle vital du parti révolutionnaire en tant qu’organisateur et dirigeant de la révolution prolétarienne. En fait, l’œuvre de Lénine a été unique dans la compréhension du rôle essentiel du parti. Son génie lui a permis de voir beaucoup plus clairement que quiconque dans le mouvement l’importance du parti.
Pour Lénine, le parti centralisé est essentiel pour mener les masses à la victoire dans la révolution. Lénine a compris qu’un tel parti ne pouvait pas être improvisé, « car il est trop tard pour former l’organisation en période d’explosion et de débordements ». Au contraire, il devait être consciemment construit avant que de tels événements ne se produisent, en commençant par la constitution d’un cadre de « révolutionnaires professionnels ».
Les révolutionnaires professionnels
Compte tenu des tâches qui lui incombaient, le parti révolutionnaire ne pouvait pas être un groupe libre d’amateurs, mais il devait être fondé sur les principes d’un parti centralisé, que l’on appelle le centralisme démocratique. Il s’agit de la forme d’organisation démocratique la plus efficace.
Sur cette base, à l’issue d’un débat démocratique dans ses rangs aboutissant à un congrès, la majorité a décidé de sa politique et de ses priorités. Celles-ci sont alors devenues la politique officielle de l’ensemble du parti. La conception de Lénine n’était pas nouvelle, mais s’inspirait de l’exemple du parti de la social-démocratie allemande, qu’il admirait.
Il a lui-même souligné son manque d’originalité lors du deuxième congrès du POSDR, déclarant qu’il n’avait pas « l’intention d’élever [s]es propres formulations, telles qu’elles figurent dans Que faire?, au niveau d’un « programme » constitué de principes spéciaux »5.
Aujourd’hui il est à la mode, parmi les réformistes et les ex-marxistes, de nier l’essence de la position de Lénine en tentant de la présenter comme n’étant valide que pour les conditions de la Russie tsariste de l’époque. Mais il n’est pas correct de dire que la lutte de Lénine pour construire le Parti bolchévique était due à l’exceptionnalisme russe.
Bien entendu, les conditions en Russie tsariste étaient extrêmement difficiles et nécessitaient des méthodes de travail clandestines. Les congrès du parti, par exemple, ne pouvaient se dérouler en Russie par crainte d’arrestation et de répression. C’est ce qui s’est passé lors du congrès fondateur du POSDR en 1898, dont les principaux participants ont été arrêtés peu après. Le groupe pour l’Émancipation du travail de Plekhanov ne pouvait agir qu’en exil. De même, l’Iskra devait être publié à l’étranger et ramené clandestinement en Russie.
Cependant, la théorie de l’organisation de Lénine n’était pas simplement déterminée par les conditions russes. Elle était fondée sur la nécessité de construire un parti capable de conduire la classe ouvrière au pouvoir. L’importance d’un tel parti repose sur l’expérience historique. Jamais dans l’histoire la classe dirigeante n’a abandonné son pouvoir et ses privilèges sans lutte, et cela signifie que tous les coups sont permis. L’histoire montre que la classe révolutionnaire a besoin d’un parti et d’une direction prêts à relever ce défi. Malgré le rôle héroïque des masses, l’expérience montre que sans un tel parti, la révolution sera vouée à l’échec.
L’importance du Parti bolchévique a été démontrée par le succès de la Révolution d’octobre. Inversement, les défaites subies par la classe ouvrière au cours des cent dernières années peuvent être attribuées à l’incapacité de construire un tel parti. En fait, le principal obstacle qui se dresse entre la classe ouvrière et la victoire du socialisme est le problème non résolu de la direction. C’est ce que l’on entend par « la question du parti ». Tant que la classe ouvrière n’aura pas résolu cette question, l’expression consciente du processus révolutionnaire, la question du pouvoir ouvrier restera insaisissable.
En raison des nombreuses défaites du passé et du développement prolongé des événements au cours des dernières décennies, nombreux sont ceux qui ont abandonné tout espoir de construire un tel parti. Ils sont devenus sceptiques et épuisés.
Au lieu de construire d’abord une organisation de cadres et ensuite le parti, ils parlent de « construire le mouvement » et de « construire la gauche » comme de la voie à suivre. Ils ne comprennent pas que l’on ne peut pas artificiellement « construire le mouvement ». Le mouvement de la classe ouvrière se construit avant tout par les grands événements. Incapables de comprendre cela, ils finissent inévitablement dans le marécage du réformisme, en particulier dans son milieu « de gauche ». C’est d’ailleurs dans ce type de milieu que se trouve le mouvement travailliste d’aujourd’hui.
Si le livre de Lénine contient de nombreuses leçons générales, il a été spécifiquement écrit en réponse à des problèmes concrets liés à la période primitive de « cercle » du mouvement russe. En 1907, dans une préface à ses écrits, Lénine souligne ce point :
« La principale erreur que commettent ceux qui, à l’heure actuelle, polémiquent avec Que faire?, c’est de vouloir absolument extraire cet ouvrage de son contexte historique et faire abstraction d’une période précise et déjà lointaine du développement de notre parti. Cette erreur transparaît clairement par exemple chez Parvus (pour ne pas citer un nombre considérable de menchéviks), qui parlait, plusieurs années après la parution de la brochure, des idées fausses et exagérées qui y étaient développées au sujet de l’organisation des révolutionnaires professionnels.
Se lancer aujourd’hui dans des raisonnements sur le fait que l’Iskra (en 1901 et 1902!) surestimait l’idée de l’organisation des révolutionnaires professionnels, c’est comme si après la guerre russo-japonaise on accusait les Japonais d’avoir surestimé les forces armées russes, de s’être préoccupés exagérément avant la guerre de préparer leur lutte contre ces forces. Pour vaincre, les Japonais devaient rassembler toutes leurs forces contre la plus grande quantité possible de forces russes. Malheureusement nombreux sont ceux qui jugent notre parti de l’extérieur, sans connaître les choses, sans se rendre compte qu’aujourd’hui l’idée d’une organisation de révolutionnaires professionnels a déjà totalement triomphé. Or, cette victoire n’eût pas été possible si l’idée n’en avait pas été poussée au premier plan, si l’on ne l’avait pas « exagérément » inculquée aux gens qui en empêchaient la réalisation. »
Lénine continue :
« L’Iskra s’est battue pour la création d’une organisation de révolutionnaires professionnels, elle s’est battue avec une particulière vigueur en 1901 et en 1902; elle a vaincu l’économisme qui dominait à l’époque, elle a mis sur pied cette organisation en 1903, elle l’a préservée, malgré la scission qui devait se produire par la suite entre partisans de l’Iskra, malgré tous les remous de la tempête, et cela pendant la durée entière de la révolution russe, de 1901-1902 jusqu’en 1907. »6
En fait, sa préservation a démontré son succès dans la victoire d’Octobre 1917.
Lorsque Lénine a publié Que faire? au début de l’année 1902, tous les partisans de l’Iskra ont accueilli favorablement ses conclusions. Ils y voyaient une contribution importante au développement du parti. Cependant, la scission amère survenue lors du Deuxième Congrès de l’été 1903 a donné lieu à une tirade contre le livre. « Cette fois, elles [les divergences] apparaissaient au congrès, et tous ceux qui avaient une dent contre l’Iskra, contre Plekhanov et Lénine, s’efforcèrent de grossir l’incident et de lui attribuer le caractère d’une question de principe de première grandeur », explique Kroupskaïa. « On attaqua Lénine pour son article Par où commencer?, pour la brochure Que faire?, on le représenta comme un ambitieux, etc. »7
C’est là qu’est née l’histoire selon laquelle les soi-disant idées élitistes de Lénine sur l’organisation, les révolutionnaires professionnels, etc. conduiraient à une dictature au sein du parti. Par la suite, les universitaires bourgeois et les réformistes ont prétendu que ces méthodes d’organisation conduiront en fin de compte au stalinisme. Mais c’est totalement faux. Le stalinisme est né de l’isolement de la révolution dans un pays arriéré, et non de certaines normes organisationnelles.
L’homogénéité
Le célèbre ouvrage de Lénine Que faire? s’ouvre sur une citation de Lassalle à Marx datant du 24 juin 1852. Ce n’est pas un hasard et cela sert à donner un ton sérieux au reste de l’ouvrage.
« … La lutte intérieure donne au parti la force et la vitalité : la preuve la plus grande de la faiblesse du parti, c’est son amorphisme et l’absence de frontières nettement délimitées; le parti se renforce en s’épurant… »
Les philistins se rebiffent à l’idée d’une « purge » renforçant le parti, surtout à la lumière de l’expérience du stalinisme. Le mot « purge » n’a pas du tout la même connotation aujourd’hui qu’en 1852 ou 1902. L’idée qu’un parti véritablement homogène est beaucoup plus fort qu’un parti hétérogène ne peut être niée. Au fil du temps, le parti peut attirer toutes sortes d’éléments accidentels avec des idées étrangères qui peuvent jouer un rôle très négatif. Le parti n’est pas un terrain de jeu pour ce type d’éléments. Il est de loin préférable de se séparer politiquement de ceux qui vont dans une direction opposée.
Comme l’expliquait Marx, le parti révolutionnaire est un organisme vivant, qui évolue à chaque étape de son développement. La transformation d’un petit cercle en un regroupement plus large conduit à des méthodes différentes, tout comme la transformation en un parti de masse. Il y a une tendance à ce que certains qui ont joué un rôle dans une période donnée soient laissés pour compte dans une nouvelle période de développement de l’organisation. Cela peut donner lieu à des frictions et même à des scissions à un certain stade. Les scissions peuvent être considérées comme malheureuses, mais elles sont parfois inévitables et même nécessaires. Tout comme un être humain se débarrasse de ses cellules mortes pour permettre à de nouvelles cellules de se développer à leur place, un processus similaire a lieu au sein du parti.
Lénine explique que les premières années du mouvement russe ont été inévitablement dominées par de petits cercles de marxistes. Ces cercles ont joué un rôle progressiste. Mais ils sont éventuellement devenus un obstacle au développement du parti.
« Et le passage à un parti ouvrier organisé démocratiquement, proclamé par les bolchéviks à Novaïa Zhizn en novembre 1905, c’est-à-dire dès que les conditions sont apparues pour une activité légale – ce passage était virtuellement une rupture irrévocable avec les vieilles méthodes des anciens cercles qui avaient fait leur temps. »8
Comme le démontre toute l’histoire du bolchévisme, les divergences politiques et les discussions sur la stratégie et la tactique peuvent devenir très échauffées. Le Parti bolchévique de Lénine était reconnu comme l’école des coups durs. Les polémiques étaient nombreuses. Lénine a noté cette caractéristique en 1907 :
« En lisant Que faire? et la brochure Un pas en avant, deux pas en arrière qui vient ensuite, le lecteur verra se dérouler devant lui la lutte passionnée, parfois haineuse et destructrice, des cercles se trouvant à l’étranger. Il est indéniable que cette lutte possède de nombreux aspects peu attrayants. »
Néanmoins, il est né de ces affrontements une nouvelle clarté politique, qui a donné au parti une plus grande cohésion et une plus grande confiance.
Tout au long de sa vie, Lénine a défendu avec fermeté les principes révolutionnaires et le marxisme. Au moment de la publication de Que faire?, la lutte contre les économistes russes touchait à sa fin. Dans la préface du livre, Lénine déclare « nous ne pouvons aller de l’avant sans liquider définitivement cette période [économiste] ». Le livre a été utilisé pour régler les comptes avec cette tendance opportuniste.
Lénine a également expliqué que la lutte contre le marxisme a été développée par l’intelligentsia bourgeoise dans les universités et transférée aux réformistes et opportunistes du mouvement ouvrier, où elle est devenue leur cheval de bataille. C’est toujours le cas aujourd’hui.
Aujourd’hui encore, les pires ordures idéologiques sont produites dans les universités. Les cadres du parti révolutionnaire doivent donc être équipés théoriquement pour répondre aux arguments de ses ennemis politiques, surtout dans les soi-disant lieux d’apprentissage. Lénine utilise l’entièreté de la première section de Que faire? pour expliquer que le courant économiste s’inscrivait dans la tendance opportuniste du mouvement international, au même titre que les révisionnistes dirigés par Eduard Bernstein en Allemagne et Millerand en France. Lénine considérait sa lutte contre l’économisme en Russie comme un aspect de cette lutte internationale.
La liberté de critique
Il s’attaque ensuite à la notion de la soi-disant liberté de critique avancée par les économistes comme un slogan en vogue chez ceux qui sont déterminés à rabaisser « la social-démocratie au niveau du trade-unionisme ». Il voit dans cette liberté de critique une tentative évidente d’introduire des idées étrangères dans le parti révolutionnaire. Lénine explique :
« Et si l’on juge des gens, non pas d’après le brillant uniforme qu’ils ont eux-mêmes revêtu ou le nom à effet qu’ils se sont eux-mêmes attribué, mais d’après leur façon d’agir et les idées qu’ils propagent effectivement, il apparaîtra clairement que la « liberté de critique » est la liberté de la tendance opportuniste dans la social-démocratie, la liberté de transformer cette dernière en un parti démocratique de réformes, la liberté de faire pénétrer dans le socialisme […] Les cris actuels de « Vive la liberté de critique! » rappellent trop la fable du tonneau vide. »
Avant tout, Lénine s’en prenait à ceux qui voulaient une arène dans laquelle la politique révolutionnaire serait édulcorée ou abandonnée. En réponse, ils l’accusaient d’être incapable de faire des compromis et d’être sectaire. Mais Lénine a mis en garde ses camarades contre la tentation de se laisser entraîner dans le marécage par ceux qui voulaient les emmener dans une voie opportuniste. Il a posé la question de manière très mordante, mais très claire :
« De toutes parts nous sommes entourés d’ennemis, et il nous faut marcher presque constamment sous leur feu. Nous nous sommes unis en vertu d’une décision librement consentie, précisément afin de combattre l’ennemi et de ne pas tomber dans le marais d’à côté, dont les hôtes, dès le début, nous ont blâmés d’avoir constitué un groupe à part, et préféré la voie de la lutte à la voie de la conciliation. Et certains d’entre nous de crier : Allons dans ce marais! Et lorsqu’on leur fait honte, ils répliquent : quels gens arriérés vous êtes! N’avez-vous pas honte de nous dénier la liberté de vous inviter à suivre une voie meilleure! Oh! oui, Messieurs, vous êtes libres non seulement d’inviter, mais d’aller où bon vous semble, fût-ce dans le marais; nous trouvons même que votre véritable place est précisément dans le marais, et nous sommes prêts, dans la mesure de nos forces, à vous aider à y transporter vos pénates. Mais alors lâchez-nous la main, ne vous accrochez pas à nous et ne souillez pas le grand mot de liberté, parce que, nous aussi, nous sommes « libres » d’aller où bon nous semble, libres de combattre aussi bien le marais que ceux qui s’y dirigent! »
Dans Que faire? Lénine définit la vision des économistes comme une tendance qui affiche un mépris total pour la théorie.
La théorie, disent-ils, n’intéresse pas les travailleurs : « Ce qui nous intéresse, c’est le mouvement de la classe ouvrière, déclarent les économistes, les organisations ouvrières ici, dans nos localités. » Ils poursuivent : « tout le reste n’est que l’invention des doctrinaires, « la survalorisation de l’idéologie » […] »
Leur discours constant sur le « mouvement de la classe ouvrière » cachait leur véritable mépris pour les travailleurs. Comme les organisations sectaires d’aujourd’hui, ils pensaient que les travailleurs n’étaient pas assez intelligents pour comprendre la théorie. Par conséquent, le mouvement révolutionnaire devait se concentrer sur les questions de « pain et de beurre ». Les sectes suivent les travailleurs en leur disant à quel point les choses vont mal. Mais les travailleurs ne sont pas stupides et ils savent très bien que leurs salaires et leurs conditions de travail sont mauvais. Cette approche est la marque de commerce des économistes. Bien que les revendications et les slogans de base aient leur importance, en cette période de crise profonde, les travailleurs recherchent de plus en plus des explications plus larges et non de l’agitation.
Le mépris de la théorie
Lénine prend l’exemple du Rabocheïé Diélo, le journal des économistes, qui, d’un air triomphant, cite les mots de Marx : « Chaque pas du mouvement réel est plus important qu’une douzaine de programmes ». Déformant les propos de Marx, les économistes pensaient que les travailleurs n’avaient pas besoin d’idées et de théories révolutionnaires, mais seulement d’action générale. Lénine explique que :
« Répéter ces mots en cette époque de débandade théorique équivaut à clamer à la vue d’un cortège funèbre : « Je vous souhaite d’en avoir toujours à porter! »D’ailleurs, ces mots sont empruntés à la lettre sur le programme de Gotha, dans laquelle Marx condamne catégoriquement l’éclectisme dans l’énoncé des principes. Si vraiment il est nécessaire de s’unir, écrivait Marx aux chefs du parti, passez des accords en vue d’atteindre les buts pratiques, du mouvement, mais n’allez pas jusqu’à faire commerce des principes, ne faites pas de « concessions » théoriques. Telle était la pensée de Marx, et voilà qu’il se trouve parmi nous des gens qui, en son nom, essayent de diminuer l’importance de la théorie! »
L’idée fondamentale qui traverse l’œuvre de Lénine est la nécessité de former des cadres marxistes, des révolutionnaires professionnels ayant une connaissance approfondie de la théorie marxiste.
« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme. »
Il s’agit là d’un tir à bout portant de Lénine sur l’activisme aveugle, si prisé aujourd’hui par les partisans de la gauche. Bien sûr, Lénine n’était pas opposé à l’action en général, mais celle-ci devait être liée à une élévation du niveau politique et théorique.
Pour mettre l’emphase sur ce point, Lénine cite les propos de Friedrich Engels qui, en 1874, soulignait l’importance de la théorie dans la construction du mouvement. Engels ne reconnaît pas simplement deux formes de lutte révolutionnaire (politique et économique), « comme c’est la mode chez nous », mais trois formes, plaçant la lutte théorique sur un pied d’égalité avec les deux premières.
Pour ceux qui se battent pour le marxisme en Grande-Bretagne, Engels soulève un point important. Il explique que l’approche lamentable de la théorie dans le mouvement ouvrier britannique est la principale raison pour laquelle il « progresse si lentement ». Engels insiste sur ce point :
« Pour les chefs en particulier, leur devoir consistera à s’instruire de plus en plus dans toutes les questions théoriques, à se libérer de plus en plus de l’influence des phrases traditionnelles de l’ancienne conception du monde, et à ne jamais perdre de vue que le socialisme, depuis qu’il est devenu une science, veut être traité comme une science, c’est-à-dire être étudié. »
Du point de vue de l’Internationale communiste révolutionnaire9, nous suivons fidèlement les conseils d’Engels à la lettre avec le sérieux qu’ils méritent. Nous devons constamment former nos co-penseurs à penser en marxistes afin de résister aux pressions opportunistes qui existent au sein du mouvement et qui ne sont rien d’autre que les pressions du capitalisme.
Aussi étrange que cela puisse paraître, notre reconnaissance de l’importance vitale de la théorie marxiste est un objet de ridicule pour nos adversaires. Mais nous sommes en bonne compagnie : « Les gens qui ne peuvent prononcer le mot « théoricien » sans ricaner », observait Lénine, sont précisément ceux qui se complaisent dans leur propre ignorance. Nous connaissons bien ces types sans importance, les cyniques et les sceptiques, qui n’ont que du mépris pour la théorie. Ce n’est qu’un miroir de leur mépris pour la classe ouvrière. La théorie, après tout, n’est que l’expérience généralisée du passé de la classe ouvrière. La théorie n’est pas un exposé académique, mais un guide pour l’action.
Bien que Lénine n’ait jamais répété son erreur voulant que la conscience socialiste doive être apportée à la classe ouvrière de l’extérieur, cette erreur a été répétée depuis par tous les sectaires pour justifier leur rôle hautain de savants missionnaires venus de l’extérieur pour diriger le mouvement ouvrier.
Comme nous l’avons expliqué, Lénine a poussé le bouchon trop loin en exposant correctement les limites de la spontanéité (« soumission servile au spontané ») qui était la marque de fabrique des économistes.
« Bien au contraire, j’usai d’une expression qui par la suite devait être souvent citée, celle de la barre tordue. Que faire? disais‑je, redresse la barre tordue par les économistes […] Le sens de ces mots ne prête pas à confusion : Que faire? par la polémique, corrige l’économisme. Considérer le contenu de cette brochure en faisant abstraction de cette tâche serait erroné. »10
Les économistes suivent constamment les préjugés des travailleurs et essayent de leur dire ce qu’ils savent déjà. Ils utilisent de manière démagogique des expressions comme « les travailleurs pour les travailleurs » et « nous devons nous concentrer, non pas sur la « crème » des travailleurs, mais sur le travailleur « moyen » des masses ». Il s’agit simplement d’une adaptation au caractère arriéré de la classe ouvrière. Mais la classe ouvrière a un côté fort et un côté faible qui se manifestent à des périodes différentes. Elle a le potentiel pour devenir une classe révolutionnaire, et nous nous basons sur cette nécessité, mais les marxistes ne traitent pas la classe ouvrière comme une vache sacrée. Comme Trotsky l’a expliqué plus tard :
« Il va sans dire que les masses ne sont pas sans péché. Nous ne sommes pas enclins à les idéaliser. Nous les avons vues en des circonstances variées, à diverses étapes, au milieu des plus grands bouleversements. Nous avons observé leurs faiblesses et leurs qualités. Leurs qualités : la décision, l’abnégation, l’héroïsme trouvaient toujours leur plus haute expression dans les périodes d’essor de la révolution. À ces moments, les bolchéviks furent à la tête des masses. Un autre chapitre de l’histoire s’ouvrit ensuite, quand se révélèrent les faiblesses des opprimés : hétérogénéité, insuffisance de culture, manque d’horizon. »11
L’approche opportuniste des économistes est une tentative de crier plus fort que sa propre voix et de chercher des raccourcis vers le succès là où il n’y en a pas. Sans surprise, ils sont les adeptes du « mouvement syndical pur et simple » et les adorateurs des contacts « organiques » les plus étroits avec les travailleurs. Ils affichent le plus grand mépris à l’égard des théoriciens, bien que Marx et Engels aient été les plus grands des théoriciens. En effet, ils acceptent les « arguments des « uniquement trade-unionistes » bourgeois », pour reprendre les termes de Lénine. Ils rejettent la théorie révolutionnaire et l’élément conscient dans la lutte, réduisant ainsi le mouvement révolutionnaire (c’est-à-dire la social-démocratie) « au niveau du trade-unionisme ».
L’importance de la politique
Lénine a contré cette approche à la traîne en affirmant que « les intérêts économiques fondamentaux du prolétariat ne peuvent être satisfaits que par une révolution politique qui remplacera la dictature de la bourgeoisie par la dictature du prolétariat […] ». Un parti révolutionnaire de masse basé sur la classe ouvrière est nécessaire, mais il doit être construit sur le roc des principes et de la théorie marxistes.
Bien que Lénine comprenait l’importance de l’agitation pour dénoncer les mauvaises conditions de travail et autres problèmes similaires, il considérait néanmoins ce type d’activité comme un niveau de lutte « uniquement trade-unioniste ». En revanche, Lénine a insisté sur la nécessité de mener « la lutte de la classe ouvrière, non seulement pour obtenir des conditions avantageuses dans la vente de la force de travail, mais aussi pour la suppression de l’ordre social qui oblige les non-possédants à se vendre aux riches. […] Il s’ensuit donc que, non seulement les sociaux-démocrates ne peuvent se limiter à la lutte économique, mais qu’ils ne peuvent admettre que l’organisation des divulgations économiques constitue le plus clair de leur activité. Nous devons entreprendre activement l’éducation politique de la classe ouvrière, travailler à développer sa conscience politique. »
En d’autres termes, en commençant par les problèmes immédiats des travailleurs, il est nécessaire de généraliser ces expériences et de les relier à la lutte plus large de la classe ouvrière pour changer la société. Cela signifie qu’il faut être capable de mêler l’agitation, la propagande et la théorie. Cependant, Lénine met en garde contre l’utilisation d’une agitation grossière, car le simple fait de souligner les mauvaises conditions subies par les travailleurs revient à les traiter comme de petits enfants. « Mais cette activité ne nous suffit pas; nous ne sommes pas des enfants que l’on peut nourrir avec la bouillie de la seule politique « économique » », explique-t-il. « Il ne suffit pas d’éclairer les ouvriers sur leur oppression politique. » Il est nécessaire d’aborder tous les cas d’injustice dans les différentes sphères de la vie afin d’aider à développer la conscience politique des travailleurs. C’est en reliant les luttes quotidiennes à un programme et à une théorie révolutionnaires – en reliant le particulier au général – que les marxistes peuvent élever le niveau de conscience. Cela est impossible à faire en disant simplement aux travailleurs ce qu’ils savent déjà.
À la base de tout ce débat, il y a le conflit entre le marxisme et l’opportunisme. Alors que les opportunistes séparaient la lutte pour les réformes et la révolution, Lénine souligne le lien indissociable qui les unit. « La social-démocratie révolutionnaire a toujours compris et comprend toujours dans son activité la lutte pour les réformes », écrit-il. Mais ce n’est pas tout. « En un mot, elle subordonne la lutte pour les réformes, comme la partie au tout, à la lutte révolutionnaire pour la liberté et le socialisme. » Les révolutionnaires voulaient augmenter les salaires, mais ce n’était pas une fin en soi. Ils voulaient que les travailleurs gouvernent la société.
Citant Plekhanov, Lénine poursuit en soulignant la différence entre l’agitation et la propagande : « si nous transmettons de nombreuses idées à un petit nombre de personnes, nous faisons de la propagande; si nous transmettons une seule idée à une grande quantité de personnes, nous faisons de l’agitation. » Cependant, le rôle du propagandiste révolutionnaire est de fournir aux travailleurs une explication complète de la crise capitaliste et de la façon d’en sortir : « un propagandiste, s’il traite par exemple le problème du chômage, doit expliquer la nature capitaliste des crises, ce qui les rend inévitables dans la société moderne, montrer la nécessité de la transformation de cette société en société socialiste, etc. »
Lénine souligne les faiblesses du parti russe. Prenant l’exemple de ses cercles d’études, Lénine critique leur faible niveau politique :
« Considérez le type de cercle social-démocrate le plus répandu depuis quelques années, et voyez-le à l’œuvre. Il a des « liaisons avec les ouvriers » et s’en tient là, éditant des feuilles volantes où il flagelle les abus dans les usines, le parti pris du gouvernement pour les capitalistes et les violences de la police. Dans les réunions avec les ouvriers, c’est sur ces sujets que roule ordinairement la conversation, elle ne sort presque pas de là; les conférences et causeries sur l’histoire du mouvement révolutionnaire, sur la politique intérieure et extérieure de notre gouvernement, sur l’évolution économique de la Russie et de l’Europe, sur la situation de telles ou telles classes dans la société contemporaine, etc. […] En effet, le secrétaire d’une trade-union anglaise, par exemple, aide constamment les ouvriers à mener la lutte économique, il organise des révélations sur la vie de l’usine, explique l’injustice des lois et dispositions entravant la liberté de grève, la liberté de piquetage (pour prévenir tous et chacun qu’il y a grève dans une usine donnée); il montre le parti pris de l’arbitre qui appartient aux classes bourgeoises, etc., etc. En un mot, tout secrétaire de trade-union mène et aide à mener la « lutte économique contre le patronat et le gouvernement ». Et l’on ne saurait trop insister que ce n’est pas encore là du social-démocratisme; que le social-démocrate ne doit pas avoir pour idéal le secrétaire de trade-union, mais le tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression, où qu’elle se produise, quelle que soit la classe ou la couche sociale qui ait à en souffrir, sachant généraliser tous ces faits pour en composer un tableau complet de la violence policière et de l’exploitation capitaliste, sachant profiter de la moindre occasion pour exposer devant tous ses convictions socialistes et ses revendications démocratiques, pour expliquer à tous et à chacun la portée historique et mondiale de la lutte émancipatrice du prolétariat. »
Révolutionnaires d’abord et avant tout
Bien entendu, Lénine ne s’oppose pas à ce que des révolutionnaires travaillent dans des syndicats ou s’occupent de questions individuelles. Il est certainement en faveur d’un tel travail. Mais il montre les limites et les dangers de cette approche si elle est traitée de manière unilatérale. Pour Lénine, en travaillant dans un tel environnement, les sociaux-démocrates doivent être des révolutionnaires avant tout et des syndicalistes ensuite. Ils doivent devenir des cadres ouvriers. Le parti a le devoir de prémunir ses membres contre les dangers de l’opportunisme en élevant leur niveau théorique, en veillant à ce qu’ils assistent aux réunions du parti et en s’assurant que leur travail est effectué sous la direction du parti. Lénine considérait cela comme une condition d’adhésion au parti. Ce contrôle est encore plus important lorsque les membres du parti occupent des postes au sein du mouvement ouvrier, car ils risquent d’être entraînés à devenir de simples secrétaires syndicaux, ce contre quoi Lénine met en garde.
Il insistait sur le fait que toute dilution de la politique sociale-démocrate au niveau de la politique syndicale signifie « préparer indirectement le terrain pour faire du mouvement ouvrier un instrument de la démocratie bourgeoise ». Cela reflète les énormes pressions exercées sur le mouvement ouvrier pour qu’il se conforme. Au lieu des révolutionnaires qui changent leur environnement, c’est l’environnement qui les change.
Tout au long du livre, qui est une polémique contre la spontanéité et l’adaptation à la politique syndicale (bourgeoise), Lénine plaide constamment pour la construction d’un parti révolutionnaire d’avant-garde, basé sur des révolutionnaires professionnels, qui sont prêts à consacrer tout leur temps et tous leurs efforts à ce travail révolutionnaire.
« L’organisation des révolutionnaires doit englober avant tout et principalement des hommes dont la profession est l’action révolutionnaire (c’est pourquoi d’ailleurs, parlant d’une organisation de révolutionnaires, je songe aux révolutionnaires sociaux-démocrates). Devant cette caractéristique commune aux membres d’une telle organisation, doit absolument s’effacer toute distinction entre ouvriers et intellectuels, et à plus forte raison entre les diverses professions des uns et des autres. »
C’est ici que parle le vrai Lénine. Au sein du parti révolutionnaire, il ne peut y avoir de différence entre les travailleurs et les étudiants : tous sont des camarades et des communistes. Tous les préjugés sont laissés à la porte et ne sont pas les bienvenus. Il ne s’agit pas d’une question de classe, mais d’une question politique. En ce qui concerne le parti, les étudiants issus de la classe moyenne sont éduqués, avec les camarades ouvriers, aux idées du marxisme. Ce faisant, ils abandonnent politiquement leurs anciens préjugés de classe et se rallient au point de vue du prolétariat.
C’était le cas de la quasi-totalité de la direction du Parti bolchévique, qui était composée d’anciens étudiants. D’ailleurs, la conception de Lénine d’un parti d’avant-garde, qui est considérée comme d’un élitisme odieux par tous ses détracteurs, des réformistes aux anarchistes, n’est rien d’autre qu’un parti qui offre une direction à la classe ouvrière. Le rôle du parti n’est pas d’être à la traîne des travailleurs, mais, sur la base de son expérience collective, de proposer une véritable voie vers l’avenir. Ce n’est pas une mauvaise chose, mais une bonne chose. En fait, c’est là toute la raison d’être d’un parti ouvrier révolutionnaire.
Fait intéressant, Lénine explique qu’avant la formation du parti ouvrier social-démocrate russe, les marxistes s’étaient efforcés d’établir des « cercles d’études », où il y avait un « engouement général de la jeunesse studieuse d’alors pour le marxisme. » Selon Grigori Zinoviev, un ancien étudiant :
« Il fut un temps (de 1900 à 1905 surtout) où « étudiant » était synonyme de « révolutionnaire ». À cette époque, en effet, la plupart des élèves des établissements d’enseignement supérieur étaient pour la révolution, ou tout au moins dans l’opposition, et soutenaient le mouvement révolutionnaire des ouvriers. »12
Ces étudiants révolutionnaires, persécutés par les autorités tsaristes, bâtiront un pont vers la classe ouvrière vierge en Russie. Les principaux dirigeants du mouvement local avaient déjà « acquis une réputation » pendant leurs années en tant qu’étudiants, explique Lénine.
En gagnant ces étudiants au marxisme et en les éduquant, le mouvement révolutionnaire a créé les forces de la jeunesse qui pouvaient atteindre les jeunes travailleurs. Toute l’expérience du bolchévisme montre que des étudiants sérieux, éduqués au marxisme, peuvent devenir d’excellents cadres pour le mouvement révolutionnaire.
Lénine, qui a toujours porté un grand intérêt à la jeunesse, prend la peine de répondre aux préjugés « anti-étudiants » de certains de ses détracteurs. « Un comité d’étudiants n’est pas ce qu’il nous faut : il est instable », reconnaît Lénine. « Mais la conclusion qui en découle, c’est qu’il faut un comité de révolutionnaires professionnels, composé de gens – ouvriers ou étudiants, peu importe! – qui auront su faire leur éducation de révolutionnaires professionnels. » Là encore, Lénine ne se préoccupe pas de savoir si les révolutionnaires sont des étudiants ou des ouvriers. Il voulait former des cadres étudiants et ouvriers. « Il faut entendre uniquement, comme je l’ai indiqué maintes fois, les révolutionnaires professionnels, étudiants ou ouvriers d’origine, peu importe. »
Il ajoute : « notre tâche n’est pas de défendre le ravalement du révolutionnaire au niveau du manœuvrier, mais d’élever les manœuvriers au niveau des révolutionnaires. » Il ajoute toutefois qu’il faut des années pour s’entraîner à devenir un révolutionnaire professionnel.
« C’est pourquoi nous attacher principalement à élever les ouvriers au niveau des révolutionnaires et non nous abaisser nous-mêmes au niveau de la masse ouvrière, comme le veulent les économistes, comme le veut la Svoboda (qui, sous ce rapport, se hausse au deuxième degré de la « pédagogie » économiste). Loin de moi la pensée de nier la nécessité d’une littérature populaire pour les ouvriers, et d’une autre particulièrement populaire (mais non vulgaire, bien entendu), pour les ouvriers les plus arriérés. Mais ce qui me révolte, c’est cette tendance continuelle à coller la pédagogie aux questions de politique, aux questions d’organisation. Car enfin, messieurs les champions de « l’ouvrier moyen », au fond vous insultez plutôt l’ouvrier à vouloir toujours vous pencher vers lui avant de lui parler de politique ouvrière ou d’organisation ouvrière. Redressez-vous donc pour parler de choses sérieuses, et laissez la pédagogie aux pédagogues, et non aux politiques et aux organisateurs! »
Un journal ouvrier
Lénine, après avoir écarté ses critiques, conclut Que faire? par une analyse de l’importance de la presse ouvrière. « Nous pourrions, dans un avenir pas trop lointain, créer un journal hebdomadaire », déclare-t-il :
« Ce journal serait comme une partie d’un gigantesque soufflet de forge qui attise chaque étincelle de la lutte de classe et de l’indignation populaire, pour en faire jaillir un immense incendie. Autour de cette œuvre encore très innocente et encore très minime par elle-même, mais régulière et commune dans toute l’acception du mot, se recruterait systématiquement et s’instruirait une armée permanente de lutteurs éprouvés. Sur les échafaudages ou les tréteaux de cette organisation commune en construction, nous verrions monter bientôt, sortant des rangs de nos révolutionnaires, des Zhelyabovs sociaux-démocrates, et, sortant des rangs de nos ouvriers, des Bebel russes qui, à la tête de cette armée mobilisée, soulèveraient tout le peuple pour faire justice de la honte et de la malédiction qui pèsent sur la Russie. Voilà à quoi il nous faut rêver. »
En octobre 1917, tout ce travail acharné a transformé ce rêve en réalité. Lénine avait formé toute une génération de cadres-bolchéviks qui allaient former l’échafaudage pour la construction d’un parti bolchévique de masse. Sous la direction de Lénine et de Trotsky, le parti devait attirer autour de lui les meilleurs éléments de la classe ouvrière et de la paysannerie pour conquérir le pouvoir d’État. Les marxistes d’aujourd’hui doivent également tirer ces leçons afin de se préparer aux nouveaux mois d’Octobre qui s’annoncent. L’étude de l’ouvrage de Lénine Que faire? est un élément essentiel de cette préparation.
- Londres, 2008, pp. 5-6 (notre traduction). ↩︎
- Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa, Souvenirs sur Lénine, Bureau d’Éditions, 1930. https://www.marxists.org/francais/kroupskaia/works/1926/00/04.htm ↩︎
- Ibid. ↩︎
- Lénine, Par où commencer?, mai 1901. https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1901/05/19010500.htm ↩︎
- Lenin : Collected Works, vol. 13, p. 107 (notre traduction). ↩︎
- Lénine, Préface au recueil « En douze ans », septembre 1907. https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1907/09/vil19070900.htm ↩︎
- Kroupskaïa, Souvenirs sur Lénine. https://www.marxists.org/francais/kroupskaia/works/1926/00/06.htm ↩︎
- Lenin : Collected Works, vol. 13, p. 105 (notre traduction). ↩︎
- Anciennement connue sous le nom de la Tendance marxiste internationale, lorsque la présente introduction fût originellement publiée. ↩︎
- Lénine, Préface au recueil « En douze ans ». ↩︎
- Léon Trotsky, Leur morale et la nôtre, 1938. https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/morale/morale16.htm ↩︎
- Grigori Zinoviev, Histoire du Parti Bolchévik, dans Histoire du Parti Communiste Russe, Librairie de l’Humanité, Paris, 1926. https://www.marxists.org/francais/zinoviev/works/1924/03/histoire3.htm ↩︎