Le déraillement de train qui a eu lieu dans le petit village de Lac-Mégantic au Québec, le vendredi 5 juillet dernier, a causé tout un choc sur le territoire. Après la confirmation du décès de 37 personnes, et avec 13 autres toujours portées disparues, cela fait de cette tragédie le pire accident de train en Amérique du Nord depuis celui de 1989 au Mexique. Ce dernier avait causé la mort de 112 personnes et blessé 200 autres. L’angoisse et la peine ont commencé à laisser place à la colère à mesure que les gens ont appris les véritables causes de l’accident — de massives coupes dans le secteur des chemins de fer, notamment au niveau de la sécurité. En plus de la remarque particulièrement insensible d’Ed Burkhardt, le PDG de Rail World Inc., le désastre du Lac-Mégantic nous démontre comment le capitalisme est actuellement en train de causer notre perte.

Le train, constitué de 73 wagons remplis de pétrole brut, a été garé et laissé sans surveillance à Nantes, un village voisin de Lac-Mégantic, tout juste à 13 kilomètres de là. L’unique ingénieur du train avait actionné les freins à air de celui-ci pour s’assurer qu’il ne descendrait pas la pente sur laquelle il était garé. Au cours de la nuit, quelqu’un a remarqué qu’un des wagons était en feu et la personne a alors contacté les pompiers, qui sont venus éteindre l’incendie, ce qui causa l’arrêt du moteur du train. À savoir si, oui ou non, c’est ce facteur qui mena à la défaillance des freins à air reste incertain. Peu de temps après cela, le train s’est mit tranquillement à descendre le long de la colline en direction du Lac-Mégantic, gagnant progressivement en vitesse pour finalement dérailler au beau milieu du village, causant une série d’énormes explosions qui ont eu pour conséquence de décimer la majeure partie du centre-ville et de causer la mort de dizaines de personnes.

En plus d’être une perte tragique de vies humaines, la crise environnementale résultant de cet événement devient tout à fait claire. 6,5 millions de litres de pétrole brut ont brûlé et se sont déversés sur le sol entourant la zone dévastée. Des coulées de pétrole ont été découvertes aussi loin qu’à St-Georges de Beauce, une municipalité située 80 kilomètres à l’est de Lac-Mégantic. Le gouvernement provincial a promis 60 millions de dollars afin de venir en aide à la communauté de Lac-Mégantic, mais il est évident que les impacts environnementaux, à eux seuls, coûteront bien davantage.

De prime abord, le désastre de Lac-Mégantic peut sembler être simplement le résultat d’une accumulation d’événements malheureux. Néanmoins, la colère a rapidement pris la place de la tristesse et du deuil en raison du fait que cette tragédie aurait pu être évitée si ce n’avait pas été des compressions et de la quête de profits des propriétaires des compagnies MMA (Montreal, Main and Atlantic Railway’s owner), Rail World Inc., et leurs alliés au sein du gouvernement.

Rail World Inc., une compagnie basée à Chicago, détient en fait un long historique d’accidents au Canada. Selon le Bureau de la sécurité des transports du Canada, la compagnie a accumulé 129 accidents depuis 2003, incluant 77 déraillements. De plus, huit de ces accidents ont impliqué des produits dangereux pour l’environnement. Plus récemment, la compagnie a été tenue responsable d’un déversement de 13 000 litres de diesel à Frontenac, tout juste à l’est de Lac-Mégantic. La compagnie a été impliquée dans de nombreux incidents majeurs aux États-Unis au cours des années. Il y a deux ans, les autorités américaines ont engagé des poursuites contre la compagnie pour un déversement de pétrole au Maine datant de 2009, ce qui s’est éventuellement réglé en 2011 avec une petite amende de 30 000$.

Rail World Inc. détient aux États-Unis un dossier bien pire que le reste de la flotte ferroviaire. Selon la Federal Railroad Administration, la compagnie a cumulé 36,1 accidents par million de miles traversés, en comparaison à une moyenne nationale de 14,6 accidents par million de miles traversés. Ed Burkhardt, le PDG de Rail World Inc. a été évincé de sa propre compagnie après le dangereux déraillement survenu au Wisconsin en 1996. Alors qu’il était responsable du Wisconsin Central, un train a déraillé, relâchant des produits dangereux qui prirent feu et consumèrent d’autres wagons remplis de gaz de pétrole liquéfié et de propane. Le déraillement, selon un rapport du U.S. National Transportation Safety Board, a consumé une fabrique et forcé l’évacuation de milliers de personnes. Les raisons de ce déraillement étaient : « […] que l’administration du Wisconsin Central ne s’était pas assuré que les deux employés responsables d’inspecter la structure des pistes étaient convenablement formés . »

La présence d’une équipe de deux personnes durant le déraillement du Wisconsin en 1996 a réduit de manière significative les dommages puisque le conducteur sépara les wagons contenant des produits chimiques et du propane pour éviter que l’incendie ne se répande encore plus loin. Cela eut lieu à un moment où de nombreuses compagnies ferroviaires, incluant la Wisconsin Central de Burkhardt, étaient en train d’expérimenter l’usage d’équipages formés d’une seule personne : « Il a éloigné les moteurs et les wagons d’où il y aurait pu y avoir plus d’explosions. Je pense que les gens ont compris que d’avoir une seconde personne à bord du train ait aidé à sauver cette communauté de l’anéantissement. » rappela Keith Leubke, qui était alors le dirigeant d’un syndicat au Wisconsin appuyant une législation pour les équipages formés de deux personnes.

Au Canada, cependant, Rail World Inc. a cherché à obtenir une permission spéciale auprès du gouvernement fédéral pour opérer avec des équipages d’une seule personne, alors que traditionnellement, les chemins de fer devaient déployer au moins cinq personnes pour superviser les trains. Ce fut seulement en 2012 que le gouvernement fédéral fléchit et permit à Rail World Inc. d’opérer avec des équipages d’un seul homme sur les voies ferrées de la MMA.

Il n’est pas difficile d’imaginer, dans le cas de l’incident au Lac-Mégantic, que s’il y avait eu plus d’un ingénieur à bord, il n’aurait surement pas été nécessaire de stationner le train sur le chemin de fer durant la nuit (en particulier sur une colline), ou bien qu’il y aurait eu quelqu’un à bord pour prévenir les pompiers des risques d’éteindre les moteurs du train. Ces faits sont faciles à percevoir et ce sont ces faits mêmes qui ont enragé les résidents de Lac-Mégantic qui ont vu leur village se faire détruire ainsi que leurs proches se faire tuer.

Malheureusement, ceci n’est pas un cas isolé. Comme il a été mentionné plus tôt, Rail World Inc. est une compagnie particulièrement encline aux accidents puisque ses dirigeants sont parmi les premiers à effectuer des coupes au niveau de la sécurité et à maximiser les marges de profit. Si l’on se fie à ce qui est écrit sur leur site internet : « Notre but est de faire la promotion de la privatisation de l’industrie ferroviaire en rassemblant les corps gouvernementaux désirant vendre leurs intérêts et les investisseurs de capitaux et équipes administratives » Ed Burkhardt, maintenant âgé de 74 ans, a mené des efforts de privatisation en Nouvelle-Zélande dans les années 90, un travail qui lui a valu de recevoir le titre de consul honoraire pour le pays. En 1999, il a lancé la Rail World Inc., une « corporation d’administration, de consultation et d’investissement se spécialisant dans la privatisation et la restructuration. »

Burkhardt ne s’est pas montré le bout du nez à Lac-Mégantic avant cinq jours après les explosions, de peur de se faire « tirer dessus ». Sa peur était bien réelle, lui qui a été couvert d’injures tout au long d’une conférence de presse qui a duré 43 minutes tenue dans une rue du village. Burkhardt paraissait largement plus inquiet de sa sécurité personnelle et de sa réputation que de montrer le moindre degré de compassion ou de responsabilité pour l’accident. Il a déclaré que sa compagnie « n’acceptera pas d’être tenue responsable » et il a tenté de jeter le blâme sur l’ingénieur qui était en poste à ce moment-là, affirmant qu’ « il semble que les freins à main n’ont pas été enclenchés correctement sur ce train. C’est l’ingénieur qui était responsable de les enclencher. Je ne pense pas qu’il va retravailler avec nous. »

Quand il fut questionné à savoir si la politique de sa compagnie consistant à couper les coûts en formant des équipages d’un seul homme avait contribué à la crise, Burkhardt déclara qu’il croyait en fait que les équipages d’un seul homme étaient la meilleure option puisqu’une personne seule aurait tendance à moins se laisser distraire. « Nous avons dû passer à travers une période très difficile à la suite des conséquences de la grande crise financière » a dit Burkhardt aux journalistes qui le bombardaient de questions. « La MMA a opéré dans un marché très ardu, alors notre objectif se doit d’être de tirer nos coûts vers le bas. »

Ce processus est entré en opération en janvier 2003, alors que quelques jours après avoir repris Iron Road Railways qui était en faillite, Burkhardt a annoncé une réduction de 25% des salaires des employés. Au fil des années, Rail World Inc. a tenté de vendre pour des millions de dollars de lignes ferroviaires, à cause de faibles profits dus à un marché en mauvaise condition. En mai 2010, la compagnie a dévoilé des plans qui leur permettraient de sauver 4,5 millions de dollars en congédiant la moitié du personnel des locomotives pour les remplacer par des dispositifs contrôlés à distance.

Plusieurs syndicats se sont exprimés et ils blâment la réglementation fédérale, qu’ils jugent inadéquate pour contenir des compagnies telles que la MMA. Guy Farrell, directeur député du Syndicat des Métallos a déclaré : « Pour nous, ce qui est le plus important, c’est que le gouvernement renforce ses régulations dès maintenant. » Mais pourquoi est-ce que le gouvernement a autorisé les opérateurs à couper les coins ronds de cette façon? Lorsque l’économie est basée sur le profit du secteur privé et sur la compétition sur le marché, il s’avère naturel que des opérateurs tels que la MMA aillent faire du lobbying auprès du gouvernement pour assouplir la réglementation et se permettre d’effectuer des coupes au niveau du personnel afin de se montrer plus compétitifs sur le marché mondial et obtenir davantage de profits.

Le désastre de Lac-Mégantic démontre que le blâme ne peut reposer que sur un individu, mais sur le système dans son ensemble. Ce dernier met des vies en péril, autant de manière directe à cause de catastrophes massives de ce genre que plus indirectement, à travers d’énormes désastres environnementaux. L’argumentaire du mouvement écologique qui jette le blâme sur « notre dépendance au pétrole » passe malheureusement à côté de l’essentiel. Cette tragédie aurait très bien pu être évitée si les besoins et la sécurité du village de Lac-Mégantic avaient été pris en compte. Cependant, au nom des intérêts financiers de la compagnie, il fut permis au train d’opérer de façon non sécuritaire. Les vies humaines et la planète elle-même n’entrent pas dans le calcul du moment que le rapport financier trimestriel est menacé : nous devrions nous assurer que le capitalisme n’a pas de place dans nos vies ou sur notre planète.