La saga Téo Taxi prend fin de manière abrupte pour ses 450 travailleurs. Après avoir siphonné 20 millions de dollars en financement public sur plus de trois ans, l’entreprise fondée par l’homme d’affaires Alexandre Taillefer a en effet annoncé mardi matin qu’elle cessait dès maintenant ses opérations. Les travailleurs rentrés travailler sont arrivés devant une porte barrée. Le communiqué envoyé aux travailleurs est sec et va droit au but : « C’est à regret que la société vous informe que vous êtes licenciés ». Cette aventure « d’entrepreneuriat social » prend ainsi fin dans le mépris total, à la manière de n’importe quelle autre entreprise capitaliste.

Il n’y a pas de capitalisme « vert » ou « progressiste »

Le projet-pilote Téo Taxi a été lancé en novembre 2015 par Alexandre Taillefer, un homme d’affaires bien connu pour sa participation à l’émission Dans l’oeil du dragon, où des entrepreneurs en herbe présentent des projets à des multimillionnaires en vue de recevoir du financement. Taillefer s’est fait connaître comme un « progressiste » autoproclamé qui défend le « capitalisme humain » et appuie des projets d’entrepreneuriat social. C’est dans cette optique qu’il a fondé Téo Taxi. La flotte de taxi était entièrement composée de véhicules électriques et les chauffeurs de taxi étaient payés 15 dollars l’heure. « C’est une révolution », disait à l’époque Taillefer au sujet des conditions de travail offertes à ses chauffeurs.

Malheureusement pour Taillefer, les contraintes du capitalisme ont eu raison de ses intentions « révolutionnaires ». L’impératif du profit s’impose toujours et force les entreprises à diminuer leurs coûts et à couper dans les salaires et les conditions de leurs travailleurs. Téo Taxi, déterminée à maintenir son image écologique et pro-travailleur, n’a visiblement pas pu compétitionner dans l’industrie du taxi montréalaise. Le PDG par intérim, Dominic Bécotte, explique que la réglementation sur la tarification du transport par taxi empêche l’entreprise d’ajuster le coût des courses en fonction de la demande (ce qui permettrait d’offrir des courses plus chères dans les périodes d’achalandage). Cela aurait permis à Téo de compenser pour le fait qu’elle donne un salaire horaire à ses chauffeurs plutôt qu’un salaire à la course. Il aurait donc voulu que l’entreprise puisse refiler la facture aux consommateurs, c’est-à-dire aux nombreux travailleurs et étudiants qui utilisent le service. Téo Taxi s’est retrouvée dans l’impasse.

Résultat, l’entreprise est devenue presque entièrement dépendante du financement de l’État. Les gouvernements fédéral et provincial ont donné des millions en subvention au projet au fil des ans. Même la Caisse de Dépôt, Investissement Québec et les fonds de la FTQ et de la CSN ont été mis à contribution. Mais rien n’y a fait; l’entreprise n’est pas rentable. « La flotte de véhicules électriques, dont l’écosystème technologique est encore en développement, a fait grimper nos coûts d’exploitation au-delà de nos attentes », explique notamment M. Bécotte.

En dernière analyse, c’est ce qui décide du sort des entreprises, et par-dessus tout des gens qui y travaillent : si l’entreprise n’engrange pas de profit, elle finira par mourir. Les 450 chauffeurs qui se sont démenés pour l’entreprise se retrouvent maintenant sans emploi. Taillefer, quant à lui, a présidé la dernière campagne électorale du Parti libéral et a même laissé entendre après la campagne qu’il serait intéressé d’en être le chef, ce même parti qui lui a donné des millions de dollars pour ce projet au fil des années. La boucle est bouclée!

La fin des activités de Téo Taxi est une démonstration de la banqueroute du capitalisme « vert » ou « progressiste ». Les projets « écologiques », plus souvent qu’autrement, sont écrasés par la nécessité du profit. Un employé de Téo Taxi, sous le couvert de l’anonymat, avait affirmé l’an dernier : « Quand j’ai commencé à travailler ici, il y a deux ans, c’était une belle entreprise avec une image verte parce qu’elle se souciait de l’environnement. Aujourd’hui, elle est juste verte parce que la direction ne pense qu’à l’argent. »

En ce qui concerne les conditions de travail, en réalité, Téo Taxi n’avait pas de quoi se vanter. En effet, au cours de la dernière année, les conditions de travail difficiles chez Téo Taxi ont fait les manchettes. Le Journal de Montréal rapportait en mai dernier que les travailleurs se plaignaient notamment d’horaires de travail qui rendent impossible la conciliation travail-famille, du salaire insuffisant à 15 dollars l’heure, et même d’être empêchés d’aller aux toilettes afin d’éviter de perdre des clients. Ils se sentaient également épiés par la caméra installée dans leur voiture, et leurs pauses de 30 minutes leur avaient été enlevées. Le « capitalisme humain », vous avez dit, M. Taillefer?

Ces conditions déplorables ont mené à une campagne de syndicalisation chez les chauffeurs. Le 1er juin dernier, ils ont déposé une demande d’accréditation auprès du Tribunal administratif du Travail afin de rejoindre les Teamsters, demande qui a finalement été acceptée en octobre dernier. Entre-temps, des ex-employés de Téo ont affirmé avoir été congédiés pour leur activité syndicale. Selon les travailleurs, il y aurait eu une trentaine de cas de congédiements abusifs au total. L’un d’eux disait même qu’il a « toujours eu une excellente cote d’appréciation » de ses patrons, mais que ceux-ci l’ont congédié quand il leur a demandé si les salaires « étaient pour être indexés à la suite de l’augmentation du salaire minimum ». Les capitalistes « progressistes » de Téo Taxi n’inventent rien ici : les employeurs ont toujours eu comme pratique de renvoyer les travailleurs trop insoumis.

Les travailleurs de Téo Taxi étaient officiellement syndiqués depuis le 1er janvier. Cela n’a duré que quatre semaines avant qu’on ne les mette à la porte. Fermer une entreprise ou un milieu de travail nouvellement syndiqué? Là non plus, rien de nouveau. Nous apprenions plutôt cette semaine que le premier restaurant Burger King à se syndiquer au Québec avait mis la clé sous la porte, sans même laisser aux employés le temps de récupérer leurs effets personnels. C’est une pratique commune des millionnaires et milliardaires qui dirigent notre société. Les dirigeants de Téo Taxi ne l’admettront pas bien sûr, mais ils ne sont pas différents.

Sortons le capitalisme du système de transport!

Le projet Téo Taxi est une tentative complètement ratée de transformer l’industrie du taxi au Québec. Mais une chose demeure vraie. Cette industrie est complètement chaotique et s’appuie sur une exploitation éhontée des chauffeurs.

Chez les chauffeurs de taxi munis de permis, le salaire médian est de 13,50 dollars l’heure, et il est bien connu que les chauffeurs de taxi doivent souvent travailler pendant 12 heures par jour ou plus, six ou sept jours par semaine. Ceux qui possèdent leur permis de taxi doivent entamer leur carrière en s’endettant de dizaines de milliers de dollars. En effet, un permis coûte 118 375 dollars dans l’île de Montréal et 144 333 dollars à Québec, par exemple. L’arrivée de l’application Uber a secoué l’industrie du taxi et a fait chuter les revenus dans l’industrie traditionnelle. Mais les chauffeurs qui travaillent pour Uber sont eux-aussi soumis à des conditions difficiles. Des chiffres fiables sont difficiles à obtenir, mais selon une étude du Massachusetts Institute of Technology, les chauffeurs gagnent entre 11 et 13 dollars l’heure. Pendant ce temps, le fondateur d’Uber, PDG de l’entreprise jusqu’en 2017, a quitté son poste avec une fortune estimée à six milliards de dollars.

Le capitalisme a démontré sa complète incapacité à offrir des services décents tout en donnant des conditions de travail ne serait-ce que correctes aux travailleurs. Ceux qui, comme Téo Taxi, ont la prétention de vouloir améliorer le sort des travailleurs se font écraser sans merci et sont forcés de se plier à la logique capitaliste.

Dans une lettre publiée aujourd’hui dans La Presse, Alexandre Taillefer appelle à ce que le Québec devienne un « cercle vertueux, un Québec prospère, vert, ambitieux pour tous mettant en place des solutions de rechange à un capitalisme qui accroît chaque année les inégalités et la concentration de la richesse ». Taillefer, contrairement à ses choix entrepreneuriaux, vise dans le mille cette fois-ci : il faut une solution de rechange au capitalisme.

Le chaos de l’industrie du taxi, soumise aux lois du marché capitaliste, doit être remplacé par un plan rationnel permettant de satisfaire les besoins en transport de la population. Au lieu de donner des fonds directement aux « dragons » capitalistes comme Taillefer, nous devons nationaliser les transports en commun et mettre cette industrie directement sous le contrôle démocratique des travailleurs. Conjointement à la nationalisation, nous devons investir massivement afin d’offrir une vaste gamme de transports verts, accessibles et gratuits à tous.

Parallèlement, une industrie du taxi publique, contrôlée démocratiquement et intégrée au réseau de transports en commun devrait être mise sur pied. Le vieux système des permis pourrait alors être aboli, avec annulation de la dette des chauffeurs et compensation des petits propriétaires individuels dont le permis constitue le seul fond de pension, mais sans remboursement pour les gros propriétaires de flottes de taxis qui font fortune en louant leurs permis aux chauffeurs. À la place, les chauffeurs de taxi pourraient profiter de bons emplois bien payés dans le secteur nationalisé.

Mais ce n’est pas sous le capitalisme, aussi « humain » soit-il, que nous pourrons y arriver. La solution a un nom : le socialisme.