Le débat des chefs en anglais du 9 septembre dernier a entraîné un tollé qui a pris toute la place dans la couverture médiatique des élections au Québec depuis une semaine. L’animatrice Shachi Kurl a posé une question au chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, au sujet de la loi 21 sur la « laïcité », de la loi 96 sur la langue française et du racisme. Il s’en est suivi un ralliement presque unanime derrière le Bloc québécois et la CAQ pour « défendre le Québec », auquel même les libéraux québécois et Québec solidaire se sont joints. Cela ne peut avoir que des conséquences réactionnaires. 

Qu’est-ce que Mme Kurl a dit exactement? Voici le libellé de la question : 

« Vous niez que le Québec a des problèmes avec le racisme, mais vous défendez des lois comme les lois 96 et 21, qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones. Le Québec est reconnu comme une société distincte, mais, pour ceux qui sont à l’extérieur de la province, aidez-les, s’il vous plaît, à comprendre pourquoi votre parti soutient aussi ces lois discriminatoires. »

Blanchet a immédiatement dénoncé la question : « On s’est fait traiter de racistes et de xénophobes par l’animatrice en commençant le show. Ordinaire. » Tous les autres ont suivi : Justin Trudeau, Erin O’Toole et Jagmeet Singh ont tour à tour dénoncé la question.

Le premier ministre québécois François Legault a lui aussi sauté sur l’occasion : « La nation québécoise est attaquée dans ses compétences, dans ce qu’il y a de plus important, la langue française, dans ses valeurs […], c’est inacceptable! » Scène rare, la cheffe du Parti libéral Dominique Anglade a même lancé une pétition contre le Québec bashing. Les députés de l’Assemblée nationale ont adopté unanimement une motion demandant des excuses des organisateurs du débat.

Comment le Bloc a-t-il réussi à créer un tel consensus? Pour le comprendre, il faut regarder le contexte qui nous a mené jusqu’ici.

Croisade réactionnaire des nationalistes identitaires

Depuis le référendum de 1995, les luttes de masse au Québec ont presque toutes porté sur des questions de classe. La lutte contre l’austérité a été à l’avant-plan durant toute cette période, et les deux partis au pouvoir, les libéraux et le PQ, ont subi en 2018 la pire défaite électorale de leur histoire. Avec le discrédit des deux partis traditionnels, la CAQ a réussi à se hisser au pouvoir en s’appuyant sur un nationalisme identitaire réactionnaire qui se présente faussement comme défendant « l’identité québécoise ». 

Cela s’est manifesté avec l’adoption de la loi 21. Cette loi qui empêche les personnes portant un signe religieux d’exercer certains emplois du secteur public, dont l’enseignement, est venue couronner le « débat » incessant sur les signes religieux au Québec, un débat qui a entraîné dans sa suite une montée de l’islamophobie dans la province. Il est d’ailleurs vraiment pitoyable de voir la CAQ, le Bloc québécois et leurs amis s’indigner aujourd’hui de ce que la loi 21 soit qualifiée de discriminatoire. Ils savent qu’elle l’est. Tout le monde le sait : la CAQ a dû utiliser la clause dérogatoire pour la protéger! La CAQ n’aurait pas agi ainsi si elle ne pensait pas que la loi est discriminatoire. Cette loi devrait être combattue par l’ensemble du mouvement ouvrier. 

Les débats incessants sur les signes religieux et la soi-disant « laïcité » ont été une distraction de choix pour l’establishment au Québec. Devant la montée de la lutte de classe au cours des années 2000 et 2010, ces débats ridicules détournent l’attention de l’austérité, et permettent aux partis des patrons de gagner l’appui de travailleurs francophones sur le dos des minorités religieuses. Fomenter ce nationalisme réactionnaire a été très utile à la classe dirigeante.

Quant à la loi 96, nous nous trouvons devant une autre diversion de la CAQ et défendue par le Bloc. Après un an et demi de pandémie mal gérée, quoi de mieux pour la CAQ que de se présenter comme des grands défenseurs du français? La loi 96 va effectivement diminuer l’octroi de services publics en anglais, notamment aux immigrants anglophones ou allophones qui sont au Québec depuis plus de six mois – ce qui constitue, bien sûr, une forme de discrimination. Et les conséquences ne peuvent être que la division entre travailleurs francophones et anglophones, au profit de la CAQ, sans vraiment avoir d’impact sur l’apprentissage du français. 

Suivant la montée du nationalisme identitaire réactionnaire que la CAQ incarne au Québec, le Bloc a connu une résurgence. Lors des élections de 2019, le Bloc a entièrement laissé de côté la question de la souveraineté, et a simplement joué le porte-voix de la CAQ et le défenseur de la loi 21.

C’était écrit dans le ciel que le Bloc québécois allait refaire le coup cette année. Il était évident que le Bloc québécois ne manquerait pas une seule occasion de se porter à la défense de la loi 21 et d’en faire un enjeu électoral. Qu’il présenterait toute attaque contre cette loi odieuse comme une attaque contre le Québec en entier.

Depuis le début des élections, le Bloc se présente comme la voix « du Québec ». Dans le programme du parti, il est écrit que le parti combattra les accusations de racisme lancées « contre tout un peuple ». Cela signifie s’indigner dès que c’est possible chaque fois que quelqu’un laisse entendre qu’il y a du racisme au Québec.

Tout en défendant une loi qui discrimine les minorités religieuses, les nationalistes identitaires sont allergiques à toute accusation de racisme portée à leur endroit. Mais les faits sont têtus. 

À plus d’une reprise, le Bloc québécois a utilisé le racisme à des fins politiques. Des candidats du Bloc ont nié l’islamophobie ou fait des commentaires islamophobes par le passé; sous Gilles Duceppe, le parti est entré en lutte contre le niqab avec des publicités anti-NPD racistes; et Blanchet a relayé un mensonge islamophobe du média d’extrême droite Rebel News au sujet du ministre libéral Omar Alghabra. Le parti reconnaît du bout des lèvres la notion de racisme systémique en général, mais s’indigne si quiconque sous-entend que cette notion s’applique à la société québécoise. 

Et ce nationalisme identitaire a été renforcé par l’attitude de la gauche et du mouvement ouvrier.

Presque personne n’ose dénoncer les divisions fomentées par la CAQ et ses amis. Même la direction de Québec solidaire, qui avait voté contre la loi 21, n’a presque rien fait de concret pour s’y opposer depuis. Le parti semble avoir accepté la loi, et tombe même dans le discours de type « pas de tes affaires! » que la CAQ et le Bloc entretiennent. Manon Massé avait déclaré par le passé que « la question du projet de loi 21, ça appartient au Québec, ça appartient aux Québécois et aux Québécoises ». En répétant ces propos et en gardant le silence sur la loi 21, la direction de QS permet au Bloc et à la CAQ de faire croire qu’il existe un « consensus » derrière celle-ci.

Nous avons expliqué plusieurs fois que la loi 21 ne mettrait pas fin au « débat » sur la « laïcité », et que les partis nationalistes continueraient d’utiliser cette question pour diviser les travailleurs et se présenter comme les défenseurs de la majorité québécoise francophone et ses prétendues « valeurs ». Deux ans plus tard, notre perspective est entièrement confirmée. Tant que casser du sucre sur les minorités à des fins politiques ne sera pas combattu de front par la gauche et le mouvement ouvrier, les nationalistes identitaires continueront leur croisade réactionnaire.

Voilà pourquoi nous assistons à un triste spectacle où la CAQ et le Bloc, deux partis bourgeois qui n’ont rien à offrir à la classe ouvrière, peuvent rallier toutes les classes de la « nation » derrière eux. Ce qui se passe en ce moment est la conséquence du fait qu’aucun mouvement sérieux n’a été organisé contre la loi 21 et du fait que le nationalisme identitaire est silencieusement toléré.

Qui en profite?

Ainsi, l’animatrice Shachi Kurl a donné un véritable cadeau au Bloc avec sa question. Les journalistes ne devraient pas se gêner de talonner Blanchet sur le caractère discriminatoire de la loi 21. Mais la formulation de la question – amalgame entre loi 21 et loi 96, deux lois critiquables mais sans commune mesure; utilisation du terme « société distincte » plutôt que « nation »; sous-entendre que tout le Québec soutient ces lois discriminatoires – a offert aux nationalistes identitaires un prétexte parfait pour faire un scandale autour du « Québec-bashing ».

Surtout, en demandant au Bloc de défendre ces lois et de les expliquer « à ceux qui sont à l’extérieur du Québec », elle accepte la prémisse que le Bloc parle pour le Québec et qu’il y a consensus derrière ces lois. C’est ce que le Bloc, la CAQ et leurs amis Martineau, Bock-Côté, et autres nationalistes identitaires dans les médias tentent de faire. Mme Kurl joue ainsi le jeu des nationalistes identitaires. 

Les seuls gagnants de ce genre de cirque médiatico-politique autour de la question nationale sont les nationalistes bourgeois et les fédéralistes tout aussi bourgeois. D’un côté, le sentiment de se faire attaquer renforce le sentiment nationaliste québécois au profit du Bloc et de la CAQ. De l’autre, l’apparence d’unité au Québec derrière la loi 21 raciste renforce l’anglo-chauvinisme au Canada, alors que les bourgeois et les médias au Canada anglais dépeignent « le Québec » comme étant plus raciste. Le tollé a mené à une montée importante des intentions de vote pour le Bloc québécois dans le plus récent sondage post-débat. Les perdants sont les victimes du racisme et les gens qui luttent contre la loi 21, et les travailleurs en général alors que les enjeux de classe sont entièrement mis de côté. Le résultat de ce cirque est entièrement réactionnaire. 

La gauche et le mouvement ouvrier au Québec doivent cesser d’être à la remorque des nationalistes identitaires. Plutôt que de tomber dans leurs pièges, notre premier rôle en tant que révolutionnaires québécois doit être de dénoncer la loi 21 et les tentatives de la CAQ et du Bloc de gagner les travailleurs francophones sur le dos des minorités, et leur tentative de minimiser ou nier le racisme au Québec. Si la gauche et le mouvement ouvrier refusent de le faire, le Bloc et la CAQ continueront de réussir à se présenter comme les grands défenseurs du Québec. Il n’y a pas pire scénario envisageable que celui-là.

Il y a deux Québec

Il n’y a pas qu’au Québec que les nationalistes bourgeois veulent nier ou minimiser le racisme systémique. Au Canada également, alors que nous assistons à une vague sans précédent de dénonciation de l’héritage bien vivant de colonialisme raciste envers les peuples autochtones (dans la foulée des découvertes de corps d’enfants autochtones cet été), les anglo-chauvins se sont levés pour défendre l’idée que le Canada n’est pas un pays raciste. Dans les deux cas, nous voyons une tentative d’absoudre la classe dirigeante au Canada et au Québec du racisme qu’elle fomente sous différentes formes. 

Il n’y a ni plus, ni moins de racisme au Québec qu’au Canada ou ailleurs. Quiconque sous-entend une telle chose tombe dans l’anglo-chauvinisme, et nuit activement à la lutte contre le racisme au Québec. 

Au Canada anglais comme au Québec, les politiciens capitalistes et leurs amis dans les médias tentent d’entretenir les débats à savoir si « le Québec » ou « le Canada » est raciste. Ces débats sont stériles. Le racisme existe car il est profitable. Les seuls qui profitent de l’oppression des Autochtones, de l’anglo-chauvinisme, de l’islamophobie et de la discrimination en général sont les patrons. Le racisme fomente les conflits entre différentes couches de la classe ouvrière, et tous les travailleurs et travailleuses en sortent perdants. 

En réalité, il y a deux Québec. Il y a le Québec des travailleurs, et celui des patrons. C’est la même chose au Canada anglais. Il y a le Canada des travailleurs, et celui des patrons.  

Au Québec, notre première tâche est de dénoncer nos propres oppresseurs et exploiteurs. La CAQ a réussi à se hisser au pouvoir en utilisant le nationalisme identitaire, et a enchâssé la discrimination sur la base de la religion dans une loi. La CAQ, et le Bloc dans sa suite, se cachent derrière la nation et tentent d’unir tous les Québécois devant l’ennemi « anglo ». Nous devons briser cette unité, et lutter pour unir tous les travailleurs de toutes origines, à travers le Québec et le Canada, dans une lutte contre les classes dirigeantes des deux nations et leur racisme.