Les récents mouvements indépendantistes, notamment en Écosse et en Catalogne, ont amené beaucoup de gens à faire des parallèles avec la situation au Québec. Ces mouvements, combinés au tournant identitaire pris par les grands partis nationalistes québécois, nous obligent à revenir aux notions de base et à réévaluer l’approche marxiste sur cette question. Joel Bergman, de la rédaction de La Riposte socialiste, jette un regard sur l’état actuel du mouvement indépendantiste québécois, le compare à l’Écosse et à la Catalogne, et explique la position que les marxistes devraient prendre.


La question nationale – et plus précisément la question du Québec – a dominé la politique canadienne depuis les années 1970. Sans l’ombre d’un doute, il s’agit de la question qu’il nous est le plus crucial de comprendre, en tant que marxistes, si nous souhaitons réellement renverser le capitalisme et l’État canadien.

Le Québec est une nation opprimée au sein de l’État canadien. Bien que la lutte de libération nationale des années 60 et 70 a permis d’importantes avancées dans la libération des Québécois de l’oppression, la Loi sur la clarté est l’exemple le plus clair du fait que cette oppression existe encore aujourd’hui. Les marxistes ont comme devoir de lutter contre toutes les manifestations de l’oppression, de façon à unir la classe ouvrière. À l’inverse, pour les capitalistes, le maintien de leur système, de leurs richesses, de leur pouvoir et de leurs privilèges dépend de leur capacité à diviser la classe ouvrière par tous les moyens possibles.

La lutte des classes et le nationalisme au Québec

Historiquement, la montée de la conscience nationale moderne des Québécois coïncide avec le développement de la classe ouvrière dans les années 40 et 50. L’impérialisme anglophone investissait au Québec pour exploiter la main-d’œuvre bon marché et les ressources naturelles abondantes, et cela a fait grossir énormément la classe ouvrière. À l’époque, la vaste majorité des travailleurs, particulièrement les travailleurs pauvres, étaient francophones, tandis que les capitalistes étaient majoritairement anglophones. Pendant cette période, les intérêts des travailleurs québécois et de la petite bourgeoisie coïncidaient quant à leurs objectifs immédiats. La classe ouvrière, dans sa lutte pour sa libération, menait le combat contre l’oppression nationale et l’impérialisme anglo-américain. La petite bourgeoisie se battait également contre l’oppression nationale, mais de façon hésitante et lacunaire. Conséquemment, ces deux classes marchaient main dans la main et leurs luttes se sont chevauchées pendant une certaine période.

L’oppression et l’exploitation de la classe ouvrière québécoise sont liées au développement de la conscience nationale, comme on peut le constater dans la culture populaire québécoise, dans les arts et les poèmes, qui ont une nette connotation prolétarienne. C’est par exemple le cas du fameux Speak White! de Michèle Lalonde (1968), l’un des poèmes les plus célèbres de la période de la Révolution tranquille :

« Speak white!

Haussez vos voix de contremaîtres

Nous sommes un peu durs d’oreille

Nous vivons trop près des machines […]

Speak white!

Parlez-nous production profits et pourcentages

Speak white!

C’est une langue riche

Pour acheter

Mais pour se vendre

Mais pour se vendre à perte d’âme […]

Mais pour vous dire

L’éternité d’un jour de grève

Pour raconter

Une vie de peuple-concierge. »

L’impérialisme anglophone, avec l’aide des politiciens québécois et de l’élite catholique, exploitait sans merci la classe ouvrière québécoise. Le despotique premier ministre Maurice Duplessis, allié à l’Église catholique, avait trouvé dans le nationalisme un excellent outil pour prêcher l’unité des Canadiens-français et détourner la lutte des classes au profit de la lutte nationale. Mais la marée montante ne pouvait être retenue éternellement. La classe ouvrière québécoise entra sur l’arène politique avec fracas. Dans les années 40 et 50, la lutte contre l’oppression nationale et l’exploitation était menée par la classe ouvrière. Ce n’est pas un hasard si c’est dans cette période que les francophones du Québec ont commencé à se dire Québécois plutôt que Canadiens-français. Les grèves combatives d’Asbestos en 1949 et de Murdochville en 1957 sont les exemples les plus frappants de cette montée de la classe ouvrière. Bien que les deux grèves se soient terminées par des défaites, elles ont polarisé la société en entier, chaque couche de la société ayant dû choisir son camp. Même Pierre-Elliot Trudeau, qui devint plus tard premier ministre du Canada, a été arrêté par la police lorsqu’il s’est rendu à Asbestos pour appuyer la grève!

La poussée vers l’unité de classe

La classe ouvrière québécoise s’efforça d’abord, dans les années 50-60, de créer un parti uni avec les travailleurs de tout le pays. À ce sujet, Michel Chartrand, alors leader du Parti social-démocrate (la section québécoise du Co-operative Commonwealth Federation), expliquait : « On nous objecte que nous formerons un parti de classe […] On néglige […] de rappeler que nous avons présentement un gouvernement de classe, une dictature économique. » En novembre 1960, la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ)  vota, à son congrès, en faveur de la création d’un parti des travailleurs à 507 voix pour et une seule voix contre. La Confédération des travailleurs catholiques du Canada (qui allait devenir plus tard la Confédération des syndicats nationaux [CSN]), qui avait été historiquement opposée à toute implication politique, ressentait également la pression du mouvement et la direction de la centrale décida de participer aux pourparlers en vue de la création du nouveau parti. Ce mouvement causa la panique de la bourgeoisie anglophone et de la petite bourgeoisie québécoise.

Ces efforts correspondaient au climat général dans le mouvement ouvrier organisé à travers le pays, qui se refléta par la création du Nouveau Parti démocratique au début des années 60. Lors du congrès de fondation du NPD en 1961, le Québec envoya une délégation considérable de 190 délégués, la plupart étant des militants et leaders syndicaux importants. Le président de la FTQ à l’époque, Roger Provost, affirma en 1961 : « C’est une occasion unique pour les classes ouvrières d’enlever le pouvoir des mains d’une oligarchie capitaliste qui ne nous a rien donné d’autre que le chômage, l’insécurité, la corruption et la guerre. C’est une occasion qui ne se répétera pas au cours des 25 ou 50 prochaines années, et c’est pourquoi je suis convaincu que les travailleurs du Québec donneront un appui presque unanime au NPD. »

Malheureusement, l’anglo-chauvinisme et la vénération réformiste de l’État fédéral chez les leaders syndicaux du Canada anglais ont enflammé et fait s’enraciner le sentiment nationaliste de l’aile québécoise du parti. Cela se termina avec la scission de la section québécoise en 1963, qui créa le Parti socialiste du Québec (PSQ). Une occasion historique avait été manquée. La bureaucratie anglo-chauvine du mouvement ouvrier anglo-canadien était contente d’être débarrassée des nationalistes, et les nationalistes étaient plus convaincus que jamais qu’un parti ouvrier séparé, à la fois nationaliste et socialiste, était la voie à suivre. Comme le militant du NPD-Québec, Pierre Vadeboncoeur, l’expliquait à l’époque : « un parti socialiste nationaliste et autonome au Québec constituerait la meilleure garantie de réussite pour le socialisme au Canada, car seul un tel parti aurait quelque chance de promouvoir efficacement le socialisme dans cette province. » Cependant, cette scission n’a pas aidé à la promotion du socialisme au Québec, pas plus qu’au Canada. Le mouvement était divisé et le PSQ n’a pas reçu l’appui du mouvement ouvrier organisé. Le parti a été dissous sans bruit en 1968. Cela a aussi affaibli le NPD, qui a été incapable d’aller plus loin que sa position de troisième parti fédéral avant la « Vague orange » de 2011 où le parti a presque tout raflé au Québec pour devenir l’opposition officielle. Ce n’est pas un hasard si cela est survenu après que le parti ait officiellement reconnu le droit à l’autodétermination du Québec dans sa Déclaration de Sherbrooke de 2005.

La Révolution tranquille

En raison de l’absence d’une direction politique indépendante pour la classe ouvrière, le mouvement a fini par s’exprimer à travers le Parti libéral du Québec de Jean Lesage au début des années 1960. Il s’ouvrit alors la période connue sous le nom de Révolution tranquille, qui fut une lutte de libération nationale menée par la petite bourgeoisie urbaine et soutenue par la classe ouvrière. Le fameux slogan « Maîtres chez nous » montre comment la question de classe et la question nationale étaient unies. La question de savoir quelle classe serait maîtresse n’avait pas encore été posée. Ici, nous pouvons voir encore une fois comment le nationalisme a été utilisé pour ultimement servir des intérêts bourgeois, soit ceux de la bourgeoisie québécoise contre ceux de la bourgeoisie anglophone. Le manifeste de la CSN de 1971 l’expliquait, décrivant la petite bourgeoisie urbaine montante avec ces mots : « une petite bourgeoisie professionnelle et technocratique dont l’ambition est de prendre la place de la bourgeoisie anglo-canadienne au Québec (notamment par le biais des institutions de l’État). » Lors des débuts de la Révolution tranquille, en particulier après les élections de 1962 centrées sur la nationalisation de l’hydroélectricité, les syndicats travaillaient avec le gouvernement dans ce projet national puisqu’ils voyaient les intérêts des travailleurs être satisfaits à travers ce mouvement. 

Mais cette unité nationale ne pouvait durer éternellement. La lutte des classes reprit de plus belle quand il devint clair qu’il ne s’agissait que d’un projet bourgeois qui laissait les travailleurs de côté. Les libéraux avaient mis en place des réformes majeures, mais dans de nombreux cas, firent les choses à moitié. Les travailleurs avaient dû lutter contre le gouvernement afin de gagner le Code du travail et le droit de grève pour la fonction publique en 1964. Lors de cette même année, un intense conflit de travail de sept mois se développa au journal La Presse, et le gouvernement se rangea du côté des patrons. Des divisions dans le mouvement de libération nationale commencèrent à émerger alors que les classes entraient en conflit. La bourgeoisie québécoise montante, qui s’était développée grâce aux politiques de la Révolution tranquille, avait essentiellement obtenu ce qu’elle voulait et abandonna toute prétention de vouloir défendre les travailleurs, et se mit à plutôt réprimer les syndicats et la gauche. Elle avait utilisé l’État pour repousser les impérialistes anglophones et créer un espace pour le développement d’une bourgeoisie québécoise, qui était devenue très consciente que ses intérêts étaient menacés par la classe ouvrière québécoise montante. La classe ouvrière se sentit trahie par le gouvernement, et commença à chercher une issue révolutionnaire. Comme Jean Cournoyer, ministre du Travail de l’époque, le dit : « Cela ne me surprend pas. On aurait pu le prédire il y a cinq ans. Le mouvement nationaliste était mûr pour acquérir un caractère de classe. »

La montée du mouvement indépendantiste

Aujourd’hui au Québec, on entend souvent des gens à gauche affirmer que le mouvement pour l’indépendance et la lutte des classes ne sont pas en conflit, mais vont ensemble et ont toujours marché main dans la main. On tient même pour acquis que le Parti québécois était un parti de gauche à ses débuts et qu’il a mis en place beaucoup des réformes les plus progressives que le Québec a connues. Bien qu’il serait complètement mécanique de dire que la lutte des classes et le mouvement indépendantiste sont mutuellement exclusif, l’histoire du Québec montre clairement que la question de l’indépendance a été utilisée à maintes reprises pour diviser les travailleurs et faire dévier la lutte des classes montante vers une forme de « projet national ».

Vers la fin des années 60, le cul-de-sac dans lequel se trouvait la Révolution tranquille n’était pas seulement ressenti par la classe ouvrière. De plus en plus, les éléments petits-bourgeois et bourgeois dans les vieux partis commencèrent à chercher des solutions pour faire progresser le mouvement. Des têtes d’affiche du Parti libéral et de l’Union nationale commencèrent à proposer l’indépendance comme solution. En fait, l’idée provint d’abord de la droite : c’est Daniel Johnson père, chef de l’Union nationale, qui fut le premier leader d’un grand parti politique à proposer l’indépendance, dans son livre Égalité ou indépendance, publié en 1965. Cette pression provoqua également des dissensions chez les libéraux. Tandis que leur coalition s’effondrait, des éléments petits-bourgeois regroupés autour de René Lévesque quittèrent le parti pour former le Mouvement souveraineté-association (MSA) en 1967 et défendre l’idée de souveraineté du Québec. Ce groupe fusionna par la suite avec le Ralliement national pour former le Parti québécois en 1968; le Ralliement national était un parti de droite fondé par Gilles Grégoire, lui-même provenant du Crédit social, un vieux parti conservateur. La mort soudaine de Daniel Johnson père deux semaines avant la création du PQ poussa de nombreux éléments de l’Union nationale à se retourner vers le PQ après que l’UN eût choisi un fédéraliste, Jean-Jacques Bertrand, pour le remplacer.

Alors que la classe ouvrière s’orientait dans une direction révolutionnaire vers la fin des années 60, la question de l’indépendance devint très utile pour les éléments petits-bourgeois et bourgeois qui s’inquiétaient de la posture plus agressive des syndicats. En général, la question de l’indépendance était de plus en plus utilisée pour forcer la gauche à abandonner la lutte pour le socialisme et s’unir avec les éléments bourgeois ou petits-bourgeois dans la lutte pour l’indépendance. Cela a même poussé beaucoup de gens qui se disaient marxistes à défendre une solution en deux étapes, disant qu’il fallait d’abord appuyer la bourgeoisie québécoise dans sa lutte contre les forces dominatrices de l’impérialisme colonial.

Par exemple, le journal de gauche Parti Pris, très populaire lors de la Révolution tranquille, affirmait dans son manifeste publié en 1964 que « nous sommes malgré nous les alliés objectifs de la bourgeoisie nationale quant à cette première phase de la lutte; et nous nous devons de la soutenir et de la pousser de l’avant dans son entreprise réformiste. »

Le manifeste allait jusqu’à dire que le mouvement ne devrait pas lutter contre le gouvernement libéral. « Lutter contre le gouvernement libéral ne peut que renforcer la position de la bourgeoisie traditionnelle, car nous ne sommes pas assez puissants pour vaincre, seuls, l’une ou l’autre des factions bourgeoises et, a fortiori, les deux à la fois […]. Nous devons appuyer la néo-bourgeoisie contre son vis-à-vis pour nettoyer le Québec de tous ces vestiges féodaux. »

L’organisation souverainiste de gauche principale à l’époque était le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), avec lequel René Lévesque avait explicitement refusé de s’allier, car il était trop radical. Mis sous pression, le RIN se liquida dans le PQ, rejoignant les éléments de droite dans la lutte pour l’indépendance. Heureusement, les meilleurs leaders syndicaux des années 60 ne tombèrent pas dans le piège, comme le montre la citation suivante de Michel Chartrand, alors président du CSN-Montréal, qui dénonçait Lévesque et le PQ : « Ça c’est du monde qui veulent un mouvement syndical institutionnalisé, intégré au système capitaliste. Nous n’avons pas besoin de parasites comme eux pour nous dire quoi faire. » (Quebec: A Chronicle 1968-1972, page 134)

René Lévesque affirma plus tard qu’il « aimerait mieux vivre dans une république bananière d’Amérique du Sud plutôt que dans un Québec dominé par les délires des syndicats. » (Quebec: A Chronicle 1968-1972, page 110) La fin des années 60 et le début des années 70 sont le théâtre de conflits particulièrement intenses entre les classes; entre les politiciens petits-bourgeois qui tentaient de rappeler les travailleurs à l’ordre et la classe ouvrière qui commençait à prendre la voie révolutionnaire.

Ce processus mena à l’explosion révolutionnaire que fut la grève générale du Front commun de 1972. Les leaders syndicaux allaient maintenant plus loin que la théorie des deux étapes et mettaient maintenant la lutte des classes à l’avant-plan, allant parfois même jusqu’à lier celle-ci à la question de la transformation socialiste de la société. La grève générale, qui paralysa la province pendant quelques semaines, fit l’objet de l’opposition des impérialistes anglophones comme de la bourgeoisie québécoise. Le prolétariat québécois, c’est-à-dire la classe ouvrière, tentait alors de se libérer par ses propres méthodes, ce qui signifiait lutter à la fois pour les tâches socialistes, notamment l’expropriation des capitalistes et la mise sur pied d’une démocratie ouvrière, et les tâches démocratiques, comme le droit à l’autodétermination, qui était implicite dans cette situation. En prenant cette direction, la classe ouvrière dut nécessairement se défaire de sa subordination politique à la bourgeoisie québécoise et aux nationalistes petits-bourgeois.

Malheureusement, pour des raisons que nous avons déjà expliquées dans notre article sur la grève générale, le mouvement a été défait. Les traditions militantes de la classe ouvrière et la lutte pour le socialisme lors de cette période ont été pratiquement oubliées par la gauche et le mouvement ouvrier au Québec. La TMI lutte pour faire revivre ces traditions!

Dans les années 70, la situation inquiétait non seulement la bourgeoisie québécoise, mais aussi l’impérialisme anglophone. Le gouvernement provincial se montrait incapable de contrôler les travailleurs. C’est dans ce contexte que le gouvernement fédéral libéral a appliqué la Loi sur les mesures de guerre en 1970 lors de la Crise d’octobre. L’armée canadienne fut envoyée dans les rues de Montréal pour réprimer les militants syndicaux et de la gauche nationaliste, utilisant les activités terroristes du FLQ comme prétexte. Aussi, l’opération Neat Pitch fut élaborée afin de se préparer pour une intervention militaire en cas d’insurrection au Québec; des officiers hauts-gradés en discutèrent lors d’une rencontre à Montréal en avril 1972, en plein pendant la grève.

Les impérialistes anglophones étaient très inquiets que non seulement le mouvement renverse le capitalisme au Québec, mais qu’il s’étende au Canada anglais. La bourgeoisie anglo-canadienne attisa l’hystérie anglo-chauvine dans le reste du Canada afin de diviser les travailleurs du pays et obtenir leur appui en cas d’intervention militaire. Elle trouva un allié de choix dans la bureaucratie du mouvement syndical canadien, qui avait saboté l’unité de classe au début des années 1960. Lors de la grève générale de 1972, le président du Congrès du travail canadien (CTC), Donald McDonald, justifiant de manière abjecte son refus d’appuyer la grève, affirma que « les grèves générales ne sont pas des grèves, ce sont des révolutions ». Les leaders anglo-canadiens du mouvement ouvrier jouèrent le jeu de l’hystérie anglo-chauvine et prirent position contre la grève, en utilisant les mêmes vieux arguments contre une plus grande autonomie pour le Québec et en affirmant que la grève était une tentative de diviser le pays.

Alors que le mouvement héroïque de la classe ouvrière québécois était à son apogée, les leaders anglo-canadiens du mouvement ouvrier défendaient fidèlement la loi et l’ordre, dénonçaient la grève, et utilisaient leur autorité au sein du mouvement ouvrier pour isoler le mouvement révolutionnaire afin qu’il ne s’étende pas. Les travailleurs du Québec virent cela comme une trahison, et avec raison. Cela contribua au désir de séparation. Pendant toutes les années de référendums et de débats constitutionnels tendus ayant suivi, le NPD et les dirigeants du CTC défendirent ardemment la fédération canadienne et ne reconnurent même pas le droit du Québec à l’autodétermination avant 2005. Cette attitude anglo-chauvine dégoûtante des leaders du mouvement ouvrier canadien-anglais a été le plus important obstacle à l’unité de la classe ouvrière au Canada.

Le Québec, l’Écosse et la Catalogne

En surface, il y a beaucoup de similitudes entre le PQ à ses débuts et le référendum de 1980 et les référendums de 2014 en Écosse et de 2017 en Catalogne.

Tout comme le Scottish National Party (SNP) aujourd’hui, le PQ des années 70 était vu comme un parti « social-démocrate » et était devenu une voix contre l’austérité, contre l’oppression nationale, contre la pauvreté et le chômage, et contre l’impérialisme. De manière déformée, un vote pour le PQ à cette époque reflétait un désir de lutter contre le statu quo capitaliste, contre l’impérialisme pourri de la fédération canadienne. Lors de sa campagne électorale de 1976, le PQ avait affirmé qu’il avait un « préjugé favorable aux travailleurs ». Tout comme le SNP, sa plateforme électorale en était une de gauche modérée avec quelques réformes visant à moderniser la société.

Bien qu’il existe des similitudes, nous devons comprendre les différences importantes entre les situations en Écosse, en Catalogne et au Québec. Les similitudes ne tiennent que si nous regardons ces référendums de manière isolée, séparée des processus sociaux et des conditions concrètes de la lutte des classes à chaque époque.

En Écosse, la tradition avait toujours été celle de l’unité de classe avec les travailleurs du reste du Royaume-Uni, à travers le Labour Party. Cependant, à partir des années 1990, le Labour a commencé un virage vers la droite qui a duré toute une génération avec la dégénérescence blairiste. Cette situation, combinée à l’élection des conservateurs en 2010,  a créé des conditions favorables pour que l’indépendantisme se dote d’un fort contenu de classe. Comme l’Écosse n’avait pas de fortes traditions indépendantistes, le mouvement a été vu comme étant anti-establishment. Le SNP a abandonné son image de « tartan tories » (« conservateurs en kilts ») et s’est présenté comme un parti social-démocrate. Il est aussi important de remarquer que nous sommes en train de passer d’une période de réaction et de creux dans la lutte des classes à une période d’accélération de la lutte des classes. Ainsi, le mouvement pour l’indépendance en Écosse était un mouvement progressiste qui faisait avancer la lutte des classes.

En Catalogne, l’appui à l’indépendance a connu une résurgence en réaction à l’élection au gouvernement central du parti de droite Partido popular (PP) de Mariano Rajoy en 2011. Il semblait que l’arrivée d’une solution de gauche unie, avec la montée de Podemos en 2014, mettrait fin à ce processus. Cependant, Podemos a modéré son message et a été incapable de faire des gains suffisants lors des élections de 2016, et Rajoy a pu conserver le pouvoir. Cela a mené au renouveau du mouvement nationaliste en Catalogne, les gens voyant dans l’indépendance une solution de rechange au gouvernement réactionnaire de Madrid. À la suite de la répression par l’État espagnol du référendum sur l’indépendance en octobre dernier, les masses sont entrées en action, parfois même dans des proportions insurrectionnelles. Cela a mené à la création des Comités de défense de la République et à une grève massive contre la répression le 3 octobre dernier. Plusieurs sections de la classe ouvrière (l’éducation, la santé, la fonction publique, les débardeurs, les pompiers) se sont mobilisées soit ouvertement pour l’indépendance, soit du moins contre la répression étatique et pour le droit à l’autodétermination.

 

Conséquemment, en Écosse et en Catalogne, à cause des conditions particulières de la situation actuelle dans les deux régions, les mouvements autour de l’indépendance sont progressistes en ce sens qu’ils constituent un pas en avant dans la lutte des classes.

La situation au Québec après 1972 était totalement différente. De la période de la Révolution tranquille jusqu’à la grève générale de 1972, le nationalisme de la classe ouvrière québécoise était clairement « l’enveloppe d’un bolchevisme peu mûr », pour reprendre l’expression de Trotsky. En 1972, il serait possible d’affirmer que les travailleurs québécois tentaient de se défaire de cette enveloppe et cherchaient une solution prolétarienne révolutionnaire. Cependant, après la défaite de la grève générale de 1972, la période de lutte des classes aiguë et de crise révolutionnaire profonde s’atténua, et la tendance générale fut vers la réaction et un calme dans la lutte des classes. On assistait à un retour du balancier, de la gauche vers la droite. Alors que les politiques souverainistes du PQ dans les années 70 prenaient une couleur sociale-démocrate, elles étaient en réalité dirigées contre la lutte des classes et utilisées pour détruire les traditions révolutionnaires des travailleurs. Cela devint de plus en plus clair au cours de la période réactionnaire des années 80 et 90, alors que le nationalisme québécois commença à développer des traits hideux et réactionnaires. Nous l’avons vu au début des années 90 avec la création du Bloc québécois par Lucien Bouchard, un ancien ministre du gouvernement fédéral conservateur de Brian Mulroney.

Les sommets de la bureaucratie syndicale étaient attirés vers le PQ précisément parce qu’ils voulaient éviter la lutte des classes. C’est dans cette période que les syndicats se sont transformés en ce contre quoi Michel Chartrand avait mis en garde; en syndicats corporatistes soudoyés par l’État. Même si le PQ faisait la promotion de politiques sociales-démocrates pendant la période menant au référendum de 1980, si l’on considère le processus historique dans son ensemble, le rôle du PQ constitue un recul par rapport aux tâches de 1972, c’est-à-dire organiser politiquement la classe ouvrière de façon indépendante de la bourgeoisie en vue de la révolution socialiste. Nous devons également souligner que ce processus n’a pas été qu’un simple détour dans la lutte des classes, mais a eu des répercussions durables sur celle-ci. La tâche la plus importante était la formation d’un parti de masse de la classe ouvrière basé sur les syndicats. Sans un tel parti, le mouvement ouvrier se retrouva dans l’orbite du PQ. La classe ouvrière s’en est trouvée affaiblie lorsque le PQ a trahi les travailleurs quelques années plus tard en lançant une attaque généralisée contre les syndicats. Cette trahison n’était pas une surprise, Lévesque ayant lui-même fait remarquer en 1972 que « bien sûr, si l’on ne veut pas être étroit d’esprit, il faut être sympathique à la cause des travailleurs dans notre société, mais […] nous ne devons pas oublier que le PQ va peut-être se trouver à la table de négociations dans la position de patron […] Nous devons trouver un équilibre entre les demandes des travailleurs et la possibilité que le PQ se trouve au pouvoir lors des prochaines négociations. » En fait, le PQ a l’habitude d’utiliser l’autorité qu’il a bâtie lors d’un référendum pour organiser des attaques vicieuses contre la classe ouvrière par la suite. Après le référendum de 1995, c’est Lucien Bouchard qui a adopté la politique du déficit zéro, qui a mené à de graves mesures d’austérité.

Comme nous l’avons expliqué précédemment, le PQ a été capable d’unir la gauche et la droite du mouvement nationaliste sous un seul toit dans le cadre d’un « projet national ». Mais cette alliance a toujours été instable et divisée sur des lignes de classe. René Lévesque lui-même croyait que le PQ allait se séparer sur des lignes de classe si l’on réalisait l’indépendance ou la souveraineté. C’est précisément à une telle scission que nous avons assisté après le référendum de 1995 – sans indépendance toutefois.

Réalisant qu’il devait unir les classes en un même « projet national » afin d’atteindre ses buts, le PQ avait offert des bonbons aux syndicats dans la période précédant le référendum de 1980. Afin de gagner la classe ouvrière à son programme, le PQ a augmenté le salaire minimum, adopté les dispositions anti-briseurs de grève les plus sévères au pays, négocié des ententes favorables aux travailleurs de la fonction publique qui comprenaient des augmentations de salaire et des avantages sociaux importants, et intégré les syndicats de manière limitée à la gestion du système de santé et d’autres institutions étatiques. C’était là le « préjugé favorable aux travailleurs » du PQ.

Cela n’a toutefois pas duré longtemps. Dans Social Democracy on Trial: The Parti Québécois, the Ontario NDP, and the Search for a New Social Contract, Andrew Brian Tanguay explique :

« Il n’était plus nécessaire de jouer les équilibristes comme avant 1980 afin de réconcilier les intérêts antagonistes des différentes classes au Québec, comme le PQ l’avait fait dans l’espoir de bâtir une fragile coalition pour l’indépendance. Ses objectifs principaux après la défaite du référendum étaient de se maintenir au pouvoir, de défendre les intérêts du Québec aussi jalousement que possible au sein du système fédéral canadien, et d’encourager le développement d’une classe capitaliste francophone, en partie en réduisant la taille de l’État et en faisant preuve d’une gestion responsable des finances. »

Après le référendum de 1980, le PQ a viré loin vers la droite et a mis en place quelques-unes des lois les plus draconiennes de l’histoire du pays, s’attaquant principalement aux travailleurs de la fonction publique et leur enlevant les concessions octroyées dans la période précédant le référendum. À la suite de la récession de 1982, les conventions collectives ont été déchirées et imposées unilatéralement par le gouvernement du PQ. Plusieurs lois ont été mises en place pour geler les salaires et enlever aux travailleurs leurs avantages sociaux. Des compressions salariales drastiques ont été appliquées, allant dans certains cas jusqu’à 20 %. La Charte des droits et libertés fut suspendue et le gouvernement se donna le droit de congédier des militants syndicaux sans possibilité d’appel, de couper dans les salaires, de donner des amendes et de suspendre des négociations. Encore une fois, le nationalisme fut un outil de choix grâce auquel le PQ put se servir de son autorité dans le mouvement nationaliste pour justifier les attaques sur les travailleurs. La résistance à ces attaques en fut atténuée, car les travailleurs étaient divisés.

Ces attaques ont été une étincelle qui a rallumé la lutte des classes. Différents syndicats ont alors organisé des manifestations de masse et entamé des grèves illégales par secteur lors des négociations de 1982-83. Le PQ commençait à se diviser sur des lignes de classes à mesure que les couches prolétariennes du parti s’en allaient, en particulier les syndiqués. Par exemple, alors que la FTQ avait donné son appui au PQ lors des élections de 1976 et de 1980, les membres du syndicat, contre la recommandation de leur direction, votèrent contre un appui au PQ aux élections de 1985 à 58 %. Malheureusement, le mouvement syndical, incapable de regagner l’élan qu’il avait eu par le passé, fut finalement vaincu par les attaques monstrueuses du gouvernement péquiste, notamment à cause de la trahison de la direction syndicale.

Tout comme en Écosse et en Catalogne, la crise économique mondiale se reflète au Québec, bien que d’une façon totalement différente. Nous l’avons clairement vu avec la grève étudiante massive de 2012 ainsi que la grève dans la fonction publique en 2015. Mais dans le contexte québécois actuel, cette radicalisation des masses ne s’exprime pas par une relance du mouvement indépendantiste. Bien au contraire. Malgré les tentatives incessantes du PQ, de Québec solidaire et d’Option nationale de renouveler l’intérêt pour l’indépendance, l’appui à cette option n’est qu’à 36 %. L’appui à l’indépendance est particulièrement faible chez les jeunes. Un sondage Angus Reid a même montré que 73 % des Québécois pensent que le Québec devrait demeurer au sein du Canada. L’une des principales raisons qui expliquent ce fait est que le mouvement de la classe ouvrière est maintenant dirigé principalement contre la bourgeoisie québécoise et le gouvernement provincial. Les travailleurs et la jeunesse voient de plus en plus leur propre bourgeoisie comme étant l’ennemi principal. Tandis que le PQ était vu comme une force anti-establishment dans les années 1970, il est un parti de gouvernement depuis 40 ans et fait clairement partie de l’establishment politique aujourd’hui.

Le fait que les travailleurs sont de plus en plus conscients des divisions de classe dans la société québécoise a même été admis par le fondateur du Bloc québécois et ancien chef du PQ, Lucien Bouchard, dans le manifeste Pour un Québec lucide qu’il a signé en 2005 avec d’autres personnalités québécoises : « Pendant des années, on a déploré le fait que l’économie du Québec soit contrôlée par des gens d’affaires de langue anglaise; aujourd’hui que les francophones ont pris en main notre économie, on les dénonce à qui mieux mieux, jusqu’à soupçonner leurs motifs lorsqu’ils contribuent temps et argent à la philanthropie. »

Cela fait maintenant 40 ans que beaucoup de gens ont suivi le PQ sur sa route nationale-constitutionnelle afin de changer la société et résoudre les problèmes auxquels ils font face. Après tout ce temps, il n’est pas plus près aujourd’hui de résoudre ces problèmes qu’il ne l’était dans les années 70. Les travailleurs et la jeunesse n’ont pas eu l’occasion de construire une meilleure société et n’ont pas obtenu l’indépendance. Également, de plus en plus de Québécois sont conscients du fait que la principale force qui s’attaque à leurs conditions de vie, qui arrête des manifestants, qui adopte des lois de retour au travail, etc., est le gouvernement provincial, qu’il soit libéral ou péquiste, appuyé par la bourgeoisie québécoise. C’est pourquoi chez les couches avancées des travailleurs et de la jeunesse en particulier, la question de classe est de retour à l’ordre du jour, et la lutte nationale se trouve à l’arrière-plan.

En ce sens, au Québec, nous avons assisté à un processus presque totalement contraire à ce qui s’est passé en Catalogne ou en Écosse. En Écosse, en l’absence d’une force politique de masse pour canaliser le mécontentement de la population, la radicalisation qui s’est développée et qui devait inévitablement s’exprimer quelque part s’est manifestée à travers le nationalisme et le SNP, qui avait effectué un virage à gauche et avait récemment adopté un profil anti-establishment. En Catalogne, en réaction au répressif régime de droite du PP, la lutte des classes s’est exprimée autour du référendum sur l’indépendance. Au Québec, il n’y pas non plus d’avenue politique de masse pouvant canaliser la colère qui gronde chez les travailleurs et les jeunes et exprimer leur désir d’une transformation révolutionnaire de la société. Cela ne s’est pas exprimé à travers le PQ, un parti clairement vu comme faisant partie de l’establishment. D’ailleurs, cette colère ne s’est toujours pas exprimée de façon notable à travers Québec solidaire non plus. Ce que nous avons vu, c’est un déclin continu des deux principaux partis de l’establishment, le PQ et le PLQ recevant moins de 50 % des intentions de vote selon un récent sondage. Pour l’instant, c’est la CAQ qui semble surtout profiter de ce fait, elle qui a mis de côté la question de l’indépendance et qui constitue la principale représentante du nationalisme identitaire.

Ce qu’une comparaison entre les mouvements en Écosse, en Catalogne et au Québec nous montre, c’est que la question nationale ne peut pas être traitée d’une façon universelle, avec la même approche dans chaque pays. Chaque question nationale doit être analysée dans son contexte particulier, en tenant compte de l’histoire ainsi que de son rapport avec la lutte des classes. C’est seulement ainsi que nous pouvons déterminer s’il est progressiste ou non d’appuyer l’indépendance.

Québec solidaire

Le PQ, se vantant de son « préjugé favorable envers les travailleurs », avait réussi pendant un temps à embrigader le mouvement ouvrier dans son projet nationaliste et, ce faisant, à le détourner de la lutte des classes. QS représentait une première scission dans cette « unité nationale », une première tentative de construire une solution de rechange aux partis bourgeois québécois. À ses débuts, QS était beaucoup plus radical qu’il ne l’est aujourd’hui, lui qui avait publié un manifeste appelant à « dépasser le capitalisme » en 2009 et avait ajouté à son programme la nationalisation des banques en 2011. Il affirmait que la « question sociale » était plus importante pour lui que la « question nationale ». Il s’agissait d’un progrès important pour la gauche au Québec, et ouvrait la perspective de la construction d’un véritable parti ouvrier au Québec.

Cependant, les dernières années ont vu le parti avancer de plus en plus vers un discours nationaliste. La direction du parti a continuellement poussé pour une alliance avec le PQ, qui a dû être rejetée par la base du parti à plusieurs reprises. Une telle alliance aurait amené le parti à accepter de ne pas se présenter contre le candidat péquiste dans certaines circonscriptions, malgré les politiques racistes et d’austérité du PQ, au nom de l’unité des indépendantistes. On a vu le même problème avec l’infâme débat sur la laïcité. Plutôt que de dénoncer la Charte des valeurs raciste présentée par le PQ en 2013 comme une distraction qui ciblait directement les minorités religieuses, la direction du parti avait alors honteusement proposé sa propre charte avec des mesures semblables. Puis, la direction du parti a été complètement silencieuse sur le caractère islamophobe du projet de loi 62 adopté par les libéraux en octobre dernier. ll apparaît que la direction du parti se refuse à dénoncer ouvertement ces politiques de peur de s’aliéner l’électorat nationaliste. On voit clairement ici le danger du nationalisme. La lutte héroïque des Québécois contre la domination de l’Église catholique et pour la séparation de l’Église et de l’État est maintenant utilisée pour attaquer les minorités religieuses de la province! 

Plus l’indépendantisme prend de la place au sein de QS, plus les politiques de classe sont reléguées à l’arrière-plan. Cela s’est traduit par des moments absurdes comme ce « Rassemblement pour la souveraineté » organisé par le parti en août 2012, suite au plus grand mouvement étudiant de l’histoire du pays! Alors que la lutte de classe était à l’avant-plan dans la conscience des gens, la direction du parti a préféré tenir un rassemblement sur l’indépendance. C’était là ne pas comprendre les enjeux et luttes déterminants de ce moment charnière; le parti a ainsi manqué une occasion en or.

On entend souvent au sein de QS que le parti n’accorde la priorité à aucune lutte au détriment des autres. Nous croyons que l’histoire récente du parti a montré que sa direction accorde un traitement préférentiel à l’indépendance et que cela se fait au détriment des politiques de classe. Autrement, pourquoi tenter des alliances avec un parti comme le PQ qui n’a rien en commun avec QS d’autre que l’indépendantisme? La fusion avec le petit parti souverainiste Option nationale s’inscrit dans cette tendance.

Malheureusement, certaines sections de la gauche de QS sont tombées dans le panneau et ont accordé une couverture de gauche à cette orientation vers le nationalisme en appuyant l’entente avec ON par des arguments en apparence radicaux ou progressistes. Notamment, l’un des principaux arguments en faveur de l’indépendance et de l’entente amenés par la gauche au sein de QS était cette idée que le programme de QS ne peut pas être réalisé dans les limites imposées par le fédéralisme canadien. Bien qu’il y ait un fond de vérité ici, c’est le cas dans n’importe quel État capitaliste. On ne peut pas établir à l’avance la façon dont la lutte contre le capitalisme au sein de l’État canadien va se développer. Elle pourrait se faire à travers une lutte pour l’indépendance, ou à travers une lutte de classe unie au Québec et au Canada.

Sur ce point, nous prenons la position de Lénine : « Nous luttons sur le terrain d’un État déterminé; nous rallions les ouvriers de toutes les nations de cet État déterminé; nous ne pouvons garantir telle ou telle voie de développement national; nous marchons vers notre objectif de classe par toutes les voies possibles. » (Lénine, Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, 1914) Nous nous donnons donc comme première tâche d’unir la classe ouvrière dans la lutte pour le socialisme, peu importe la voie que cette lutte prend.

Depuis des dizaines d’années, les gouvernements provinciaux du PQ et du PLQ ont appliqué l’austérité indépendamment de ce qui se passait à Ottawa. Les responsables de l’austérité sont les bourgeois québécois et leurs représentants au sein des grands partis. Est-ce que cela changerait sous un Québec indépendant? Y a-t-il des raisons de croire qu’un Québec indépendant serait plus à gauche qu’au sein du Canada?

Si QS parvenait à prendre le pouvoir, les premiers à s’opposer à ses réformes seraient les  banquiers et autres capitalistes dans les quartiers de la finance à Montréal et au Conseil du patronat québécois. Ce sont ces mêmes capitalistes québécois qui ont commandité l’écrasement violent du mouvement étudiant de 2012 contre la hausse des frais de scolarité. Ce sont ces mêmes capitalistes québécois qui avaient besoin d’une loi spéciale de retour au travail contre les travailleurs de la construction. Ce sont les mêmes qui s’attaquent constamment aux syndicats. Ces puissants intérêts existeraient également dans un Québec indépendant, et les capitalistes se serviraient de tous les outils à leur disposition pour bloquer les mesures en faveur des travailleurs.

Les travailleurs et la jeunesse resteront aussi opprimés sous un gouvernement de milliardaires francophones que sous celui des milliardaires anglophones. L’austérité des dernières années n’a rien à voir avec le fédéralisme, mais découle plutôt du fait que sous le capitalisme, le gouvernement « n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise », pour reprendre les mots de Marx; qu’il s’agisse d’un gouvernement québécois ou canadien ne change rien dans la pratique.

Alors comment QS peut-il réussir à appliquer ses réformes? Cela ne pourrait se faire que par la mobilisation de masse de la classe ouvrière, francophone, anglophone et allophone, et en allant chercher l’appui des travailleurs du reste du Canada. Sous le capitalisme en crise, la mise en œuvre de mesures à l’avantage des travailleurs sera sabotée par les banquiers et les grandes entreprises québécoises comme canadiennes.

En tant que marxistes, nous ne défendons aucunement l’État fédéral canadien impérialiste, ni ne cherchons à nier sa nature réactionnaire. Nous devons nous débarrasser du Sénat, de la constitution monarchiste-coloniale canadienne, et en général de cet État bourgeois qui sert à maintenir le statu quo capitaliste au Canada. Mais c’est une tâche qui incombe non aux travailleurs du Québec seulement ou bien à ceux du reste du Canada de manière isolée, mais à l’entièreté de la classe ouvrière du Québec et du Canada. Cette tâche nécessaire doit être liée à un programme plus large de transformation socialiste de la société.

Le nationalisme : progressiste ou réactionnaire?

Le tournant identitaire du mouvement nationaliste oblige beaucoup de gens à se demander s’il y a un contenu progressiste dans ce nationalisme. La CAQ, le PQ et le Bloc québécois réclament tous essentiellement des mesures contre les musulmans et les immigrants. La normalisation des propos islamophobes et racistes s’est accompagnée de l’émergence de groupes nationalistes d’extrême droite d’une taille non négligeable. À titre d’exemple d’utilisation du nationalisme par ces groupes, nous n’avons qu’à regarder la bannière que le groupe fasciste Atalante a déployé lors de la manifestation du 25 novembre 2017, où on pouvait lire « Le Québec aux Québécois ». Anecdote intéressante, il s’agit, mot pour mot, de l’un des slogans du PSQ lors de son congrès de fondation en 1963 alors qu’il venait de se séparer du NPD. Quand le PSQ utilisait ce slogan à l’époque, il le dirigeait contre l’oppression nationale; maintenant qu’il a été récupéré par l’extrême droite, il est dirigé contre les minorités et les immigrants. Ce côté réactionnaire de la question nationale québécoise est donc clair. Mais est-ce qu’il existe un nationalisme québécois progressiste?

Le nationalisme d’un groupe opprimé peut être très progressiste. Trotsky disait que dans certaines conditions, le nationalisme des opprimés peut être l’enveloppe d’un bolchevisme peu mûr. C’était le cas des nationalités opprimées au sein de l’Empire russe au début du XXe siècle; en effet, celles-ci furent essentielles au renversement du tsar puis du gouvernement provisoire, et elles accordèrent massivement leur appui au nouveau gouvernement soviétique en 1917. De façon semblable, les référendums en Écosse et en Catalogne sont un reflet de la lutte de la classe ouvrière contre l’austérité et le gouvernement central bourgeois.

Le nationalisme québécois, comme nous l’avons expliqué plus haut, avait un contenu progressiste très fort avant et pendant la période de la Révolution tranquille puisqu’il s’agissait de l’expression du développement de la conscience de classe des travailleurs québécois, et que le mouvement était dirigé contre l’impérialisme anglophone. Et en l’absence d’un parti ouvrier indépendant, même la montée du PQ représentait en grande partie un instinct de classe cherchant à lutter contre l’impérialisme anglophone et pour de meilleures conditions de vie. Toutefois, à mesure que le mouvement de libération nationale se divisait sur des lignes de classe et que la bourgeoisie québécoise prenait conscience de ses intérêts, celle-ci se mit à se servir de plus en plus du nationalisme pour détourner l’attention des travailleurs de la lutte de classes. Alors qu’auparavant, une grève opposait invariablement des travailleurs francophones à un patron anglophone, les capitalistes québécois commencèrent à posséder une proportion grandissante de l’économie de la province. La place prise par les entreprises possédées par des francophones dans l’économie québécoise est passée de 15 % en 1960 à 65 % en 1990. Par conséquent, alors que la petite-bourgeoisie francophone avait été indifférente ou sympathique aux mouvements comme la grève de l’amiante de 1949, c’était maintenant elle qui possédait les entreprises; elle devint farouchement opposée aux luttes ouvrières.

Pendant la période de lutte révolutionnaire entourant la grève générale de 1972, la question de classe était clairement à l’avant-plan et la question nationale y était subordonnée. Dans la période de réaction qui suivit et qui mena à l’ascension du PQ, le nationalisme et la question de l’indépendance prirent l’avant-scène, supplantant la lutte de classe. Ainsi, la poussée vers l’indépendance menée par le PQ eut de façon générale des conséquences réactionnaires pour la classe ouvrière.

Chaque fois que les travailleurs tentaient de faire la grève, un débat sur la langue, la culture ou les intérêts communs des Québécois était utilisé pour protéger les capitalistes. Cela contribua à la corruption du mouvement ouvrier et à la transformation des syndicats combatifs de la période précédente en syndicats corporatistes. C’est précisément ce que le PQ de René Lévesque fit. Il adopta un discours sympathique aux travailleurs afin de gagner l’appui des leaders syndicaux, et il utilisa son autorité pour démobiliser les travailleurs et détruire leurs traditions révolutionnaires. Les leaders syndicaux auraient dû construire un parti ouvrier indépendant, plutôt que de s’unir aux nationalistes petits-bourgeois du PQ.

Ce que le PQ ne réussissait pas à soudoyer, il y semait la discorde et le détruisait. C’est exactement ce qui s’est passé avec le mouvement étudiant québécois et ses traditions révolutionnaires, qui avait mené courageusement plusieurs grèves étudiantes combatives dans les années 70 et 80. Au cours des années 80, l’Association nationale des étudiants du Québec (ANEEQ) a subi une scission fomentée par les modérés organisés dans la jeunesse du PQ, qui souhaitaient collaborer avec le gouvernement après que la gauche radicale eût gagné la majorité des postes de direction de l’association en 1980. C’est André Boisclair, chef du PQ de 2005 à 2007, qui fut élu secrétaire général de la conciliatrice Fédération des associations étudiantes collégiales du Québec, en 1983. Cette scission joua un rôle répugnant, paralysant le mouvement étudiant, et c’est la principale raison expliquant que le mouvement étudiant ne fut pas capable de bloquer l’augmentation des frais de scolarité lors de la grève de 1990. Ce processus finit par mener à la destruction de l’ANEEQ et à la fondation des deux fédérations étudiantes conciliatrices, la FEUQ et la FECQ. Il n’est pas surprenant que l’effondrement définitif de l’ANEEQ ait eu lieu en 1994, sous un gouvernement péquiste et juste avant le deuxième référendum!

Les vraies traditions du mouvement étudiant québécois n’ont été ressuscitées qu’avec la création de l’ASSÉ, le déclin du mouvement indépendantiste et le renouveau de la lutte des classes au début des années 2000 dans le cadre du mouvement contre la mondialisation. L’ASSÉ s’est largement distancée de la question de l’indépendance, a qualifié la Charte des valeurs québécoises de distraction et a explicitement attaqué les politiciens capitalistes, indépendamment du fait qu’ils étaient souverainistes ou fédéralistes. Par exemple, l’ASSÉ avait lancé en 2013 la campagne « Traîtres chez nous » qui s’attaquait ouvertement au PQ de Pauline Marois, au gouvernement à l’époque.

Afin de déterminer si le nationalisme ou un mouvement pour l’indépendance joue un rôle progressiste ou réactionnaire, il faut se poser une question essentielle : est-ce que le mouvement fait avancer la lutte des classes, ou est-ce qu’il lui nuit? Tant en Écosse qu’en Catalogne, il est assez clair que les mouvements autour des récents référendums ont fait progresser la lutte des classes. Au Québec, bien qu’on puisse dire que le nationalisme des travailleurs avait un contenu progressiste en tant que désir de lutter contre l’impérialisme anglophone, lorsqu’on regarde l’histoire du mouvement indépendantiste, force est de constater que loin de pousser la lutte des classes de l’avant, la question de l’indépendance a beaucoup servi à détourner le mouvement ouvrier et à détruire les traditions révolutionnaires des travailleurs et de la jeunesse. Les militants aujourd’hui se doivent d’être conscients du rôle pernicieux que cette question a joué et devraient s’opposer à toute tentative d’utiliser cette question pour diviser et désorienter les travailleurs.

La lutte des classes et l’indépendance

Les marxistes ont le devoir de lutter contre toutes les formes d’oppression et de se placer à l’avant-garde de ces luttes. Dans les années 60 et 70, le flot montant du nationalisme chez la classe ouvrière québécoise avait généralement un contenu progressiste. Il signifiait un désir de lutter contre l’impérialisme anglophone, contre l’oppression, et même contre le capitalisme. Cependant, il y a toujours un côté progressiste et un côté réactionnaire au nationalisme d’un groupe opprimé. Le côté progressiste est le désir de lutter contre l’impérialisme et l’oppression, tandis que le côté réactionnaire est le fait de voir une cause commune avec sa propre bourgeoisie et d’opprimer d’autres groupes qui ne font pas partie de sa propre nationalité. Nous avons clairement vu ces deux côtés au Québec, avec des éléments de plus en plus réactionnaires à l’avant-scène récemment.

Beaucoup de choses ont changé au cours des 40-50 dernières années. La bourgeoisie québécoise est bien en selle. Le mouvement nationaliste est à bout de souffle et se préoccupe maintenant essentiellement des questions entourant l’identité québécoise, ce qui a mené à des attaques contre les immigrants et les musulmans. C’est pourquoi la position des marxistes a toujours été d’être contre l’oppression nationale, non pas pour une culture ou une autre, une langue ou une autre, une nationalité ou une autre. Prendre position en faveur d’un groupe quelconque est une pente glissante qui peut mener à des positions très réactionnaires, comme nous l’avons vu au Québec. Dans une telle situation, il est très facile pour un groupe opprimé de devenir le groupe qui en opprime un autre.

Cela ne signifie pas que les marxistes s’opposent à l’indépendance du Québec. Rien ne saurait être plus éloigné de la vérité. En tant que nation opprimée au sein de la fédération canadienne, nous défendons vigoureusement le droit du Québec à l’autodétermination. Cela signifie lutter contre l’anglo-chauvinisme, l’impérialisme anglophone et toute forme d’assimilation forcée. Cela signifie naturellement que nous défendons le droit à la séparation et à l’indépendance.

Nous prenons la position de Lénine et des bolcheviks : « Le fait que la social-démocratie reconnaît le droit de toutes les nationalités à la libre disposition ne signifie nullement qu’elle renonce à porter son propre jugement sur l’opportunité pour telle ou telle nation, dans chaque cas particulier, de se séparer en un État distinct. Au contraire, les social-démocrates doivent porter un jugement qui leur appartienne en propre, en tenant compte aussi bien des conditions du développement du capitalisme et de l’oppression des prolétaires des diverses nations par la bourgeoisie de toutes nationalités réunies, que des objectifs d’ensemble de la démocratie, et au tout premier chef, des intérêts de la lutte de classe du prolétariat pour le socialisme. » (Lénine, Oeuvres complètes vol. 9, « Thèses sur la question nationale », p. 256)

Mais est-ce que cela signifie que nous devrions être pour l’indépendance par principe? La gauche a presque entièrement accepté l’indépendance du Québec comme étant un principe bon en soi. Québec solidaire affirme n’accorder de préférence à aucune lutte; mais nous pensons qu’un regard sur l’histoire du Québec montre que le parti peut bien affirmer que l’indépendance et la « question sociale » ne sont pas en conflit, la question nationale a constamment été utilisée pour couper court à la lutte des classes, pour amadouer les syndicats et pour détruire les traditions militantes de façon à démobiliser et paralyser les travailleurs devant les attaques d’une bourgeoisie québécoise de plus en plus agressive.

La dérive identitaire au sein de la politique québécoise n’est pas du tout surprenante et n’est que la poursuite de la dégénérescence du mouvement nationaliste. La montée récente de la CAQ et de son nationalisme réactionnaire, loin d’être étrangère aux traditions du nationalisme québécois, rappelle les beaux jours de l’Union nationale de Maurice Duplessis. Il n’est pas surprenant qu’on attise les ignobles débats racistes précisément à une époque où la lutte des classes effectue un retour dans la province. Depuis le référendum de 1995, ou à tout le moins depuis la manifestation contre la ZLÉA à Québec en 2001, tous les mouvements majeurs ont porté sur des enjeux de classe. L’apogée de ce processus a été la période 2012-15, où nous avons eu droit au plus gros mouvement de l’histoire du pays avec la grève étudiante, suivie trois ans plus tard par la plus grande grève générale du secteur public dans l’histoire de la province. Ce processus terrifie la classe dominante, et elle tente désespérément de le freiner.

Dans le contexte actuel, nous croyons que de mettre l’accent sur l’indépendance est nuisible au mouvement. Depuis sa fondation, QS et ses membres se font constamment attaquer dans les médias et par le PQ parce qu’ils ne sont pas de « vrais indépendantistes ». C’est là une autre tentative d’utiliser la question nationale contre la question de classe. Malheureusement, comme nous l’avons déjà mentionné, les leaders de QS ont plié devant cette pression au fil des ans, en tentant constamment de prouver leur souverainisme. Et quel est le résultat? Au cours de la période de lutte des classes la plus turbulente des dernières décennies, alors que l’appui aux libéraux et au PQ est à son plus bas, QS, le seul parti de gauche, a été incapable de profiter de cette situation. Récemment, le parti était à son plus haut dans les sondages, à 17-18 % cet été. Il avait atteint ces sommets suite à l’arrivée de Gabriel Nadeau-Dubois au parti et après avoir rejeté toute alliance avec le PQ lors de son congrès en mai dernier. Depuis lors, QS a concentré son message sur la fusion avec ON, et le parti est revenu à 11-12 %. Dans ce contexte, l’accent mis sur l’indépendance a été une distraction qui a contribué à la perception, aux yeux des travailleurs et des jeunes, que QS n’est pas si différent du PQ, et donc n’offre pas vraiment de solution.

Voilà pourquoi, en ce qui concerne la question nationale, en particulier à l’heure actuelle, il est du devoir des marxistes québécois de soulever énergiquement la question de classe, dénoncer le nationalisme (qu’il soit québécois ou canadien) et défendre l’unité de la classe ouvrière, et de s’opposer aux tentatives de diviser celle-ci sur des lignes nationales, linguistiques, culturelles ou ethniques. La tâche principale des marxistes au Québec et au Canada est d’unir tous les travailleurs dans une lutte contre le capitalisme, contre la haine nationale et le racisme, tout en défendant constamment le droit des nations opprimées à l’autodétermination. C’est là le meilleur moyen pour lutter à la fois contre l’État fédéral canadien réactionnaire et contre les capitalistes des deux nations. Nous luttons pour une union volontaire d’un Québec socialiste avec un Canada socialiste, dans une perspective d’union socialiste des Amériques.