Justin Trudeau a lancé un pavé dans la mare quand il a déclaré à la Chambre des communes que son gouvernement enquêtait sur des « allégations crédibles » selon lesquelles l’Inde aurait commis un assassinat en sol canadien. Ces révélations explosives sont venues empoisonner la relation entre les deux pays, qui se sont échangés des représailles diplomatiques. Les répercussions de ce scandale de relations internationales représentent un autre coup pour l’impérialisme occidental, dans un contexte de déclin de l’empire américain et de montée de la Chine.

Ingérence étrangère 

Selon le premier ministre canadien, les services secrets détiendraient des preuves que des agents indiens seraient derrière l’assassinat en juin dernier d’Hardeep Singh Nijjar à Surrey, en Colombie-Britannique. Singh a été criblé de balles dans le stationnement d’un temple sikh. Les services secrets détiendraient notamment des communications incriminantes entre diplomates indiens. 

Singh était un leader nationaliste sikh et une figure importante du mouvement pour l’indépendance du Khalistan, une région dans le nord du Punjab. L’Inde, qui l’accusait d’être un terroriste, offrait une prime pour son arrestation. Selon sa famille, Singh avait fait l’objet de menaces de mort et avait demandé la protection de la police.

Certains ont souligné au début de cette saga qu’il était étrange pour Trudeau de déclencher une telle crise diplomatique sur la base de simples « allégations ». L’explication est venue plus tard, quand il est ressorti que le journal Globe and Mail s’apprêtait à publier les allégations, sur la base de témoignages de sources confidentielles au sein du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Trudeau a donc visiblement choisi de couper court à toute possibilité d’être accusé de fermer les yeux devant un autre cas d’« ingérence étrangère », après le psychodrame autour de la soi-disant ingérence chinoise au Canada. 

Il nous faut ici souligner de nouveau le caractère scandaleux de l’« interférence politique » par des espions du SCRS. Après avoir soulevé des allégations d’interférence chinoise dans les grands médias pour pousser à un conflit avec la Chine et mettre Trudeau dans l’embarras, des  agents du SCRS ont de nouveau interféré en politique dans l’affaire Hardeep Singh. Il apparaît de plus en plus clair que des éléments – probablement conservateurs – au sein du SCRS tentent de saboter le gouvernement libéral, même par des moyens illégaux. Cela reflète la crise des institutions capitalistes, qui provoque des conflits au sein même de l’appareil d’État bourgeois. 

Il nous faut aussi souligner l’incroyable hypocrisie que cette saga révèle. Alors qu’une commission d’enquête a été mise sur pied pour enquêter sur l’interférence de la Chine après une campagne de peur dans les médias et du déchirage de chemises au parlement, la réponse est maintenant beaucoup plus calme quand c’est un allié qui est responsable de cette interférence. Pourtant, les formes d’interférence chinoise alléguées sont bien inoffensives en comparaison avec un assassinat. On parle d’un autobus fourni à quelques centaines de vieilles Chinoises pour leur permettre d’exercer leur droit de vote et de vagues allégations d’intimidation.

De plus, comme l’explique Jessica Davis, ancienne analyste au SCRS : « Un assassinat ciblé n’est pas la première étape d’un pays qui fait de l’interférence chez un autre. C’est une réelle escalade. » Autrement dit, et comme des membres de la diaspora indienne au Canada en ont déjà averti les autorités, il ne s’agit que de la forme la plus extrême à ce jour d’interférence indienne au pays. Il suffit d’imaginer le tapage international qu’aurait provoqué un assassinat chinois en territoire canadien pour souligner le deux poids, deux mesures.

Du sable dans l’engrenage

L’Inde nie toute participation à la mort de Singh. Mais l’accusation, si elle était avérée, représente une grave atteinte au principe de la souveraineté étatique. Aucun État, particulièrement une puissance impérialiste comme le Canada, ne peut en laisser un autre tuer ses citoyens sur son propre territoire.

Malgré la gravité de l’accusation portée par le gouvernement canadien, ses alliés occidentaux ont été extrêmement frileux à dénoncer l’Inde, se contentant d’affirmer vaguement leur « préoccupation ». Cela contraste fortement avec, par exemple, le traitement accordé à la Russie, après sa tentative d’assassinat contre l’ancien espion russe Sergei Skripal en sol britannique. Cet événement avait déclenché une vague d’expulsions de diplomates russes dans les capitales occidentales. Aujourd’hui, le Canada est le seul à avoir expulsé des diplomates indiens.

En effet, l’impérialisme occidental est réticent à s’attirer les mauvaises grâces de l’Inde. Depuis plusieurs années, l’impérialisme occidental, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni en tête, courtise l’Inde. Face à la montée de la Chine et à l’affaiblissement de l’hégémonie des États-Unis sur la scène mondiale, un conflit entre les deux premières puissances mondiales est en préparation. Les États-Unis s’efforcent de faire rentrer dans le rang leurs alliés comme le Canada, qui s’étaient rapprochés de la Chine dans les dernières décennies. Ils tentent aussi d’établir de nouvelles alliances et de nouveaux partenariats, particulièrement dans l’Indo-Pacifique, pour faire contrepoids à la Chine. L’Inde, qui est le deuxième pays le plus peuplé au monde derrière la Chine, constitue une puissance économique montante et est un adversaire de longue date de la Chine. L’Inde représente en ce sens un partenaire stratégique crucial.

Les capitales occidentales, dont Washington, ont donc déroulé le tapis rouge pour le premier ministre indien Narendra Modi à plusieurs reprises dans les dernières années. Le Royaume-Uni négocie actuellement un traité commercial avec l’Inde, et la France a accentué son partenariat militaire avec le pays, jusqu’à être maintenant son principal fournisseur d’armes. Les États-Unis sont en processus de mise en place de partenariats avec l’Inde sur différents plans, notamment dans la défense et les hautes technologies Le Canada était aussi en négociations commerciales avec l’Inde jusqu’à la semaine précédent l’annonce de Trudeau.

L’Occident présente son rapprochement avec l’Inde comme justifié par l’idée qu’elle serait la « plus grande démocratie » sur la planète. Il ferme volontiers les yeux sur la nature brutale du régime de Modi et les nombreuses violations des normes de base de la démocratie bourgeoise par l’État indien. Les médias occidentaux n’hésitent pas à dépeindre le premier ministre indien comme une espèce de bon vieux sage avec une aura quasi-mystique. 

Cette image en prend maintenant un sérieux coup. Loin d’être un vieux sage posé et raisonnable, une espèce d’Angela Merkel indien, Modi dirige un parti nationaliste d’extrême droite, le BJP, et est plutôt un démagogue de la trempe de Bolsonaro ou Trump. Le journal du capital financier britannique, le Financial Times, publiait récemment un article de fond intitulé « Le problème Modi de l’Occident » (The west’s Modi problem), dans lequel il est expliqué :

« En neuf ans de mandat, Modi s’est construit une formidable base politique et a cherché à projeter un plus grand pouvoir à l’étranger, y compris dans ses opérations de renseignement. Mais le dirigeant indien et des figures clés de son parti, le Bharatiya Janata, ont également été accusés par des critiques, tant en Inde qu’à l’étranger, d’attiser le sectarisme, de saper les valeurs laïques de l’Inde et d’entraver ou de cibler les journalistes et les groupes de la société civile – des actions qui ont conduit certains de ses partenaires à remettre en question ses normes démocratiques.

Les alliés démocratiques occidentaux de l’Inde ont, pour la plupart, gardé leurs commentaires sur ces préoccupations cloisonnés – exprimés dans de brèves remarques ou derrière des portes closes – dans l’intérêt plus large d’une relation stratégique précieuse. Mais si les allégations du Canada concernant un assassinat extraterritorial soutenu par l’État indien s’avèrent exactes, ils auront du mal à se taire. »

Cet assassinat vient donc mettre en lumière le caractère répressif de l’État indien et le violent nationalisme hindou encouragé par Modi. Il ne représente qu’une infime partie de la violence étatique déchaînée contre les minorités ethniques et religieuses et contre les mouvements de protestation, comme on l’a vu avec les attaques brutales contre le mouvement des fermiers en 2021 ou les pogroms anti-musulmans encouragés par Modi. 

Alors que l’Occident tente d’attirer l’Inde dans son giron, quitte à blanchir l’image de celle-ci au passage, c’est une poignée de sable qui vient d’être jetée dans l’engrenage. C’est une nouvelle situation embarrassante pour les impérialistes occidentaux, après des années où les embarras se suivent et s’empilent.

La loi du plus fort

De plus, pour voiler les intérêts économiques et géopolitiques qui se cachent derrière ce conflit impérialiste avec la Chine, l’Occident se cache derrière la feuille de laurier du droit international. Dans sa « Stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique », qui annonçait l’hostilité du Canada envers la Chine, le gouvernement canadien justifiait celle-ci par l’idée que la Chine ne respecterait pas « l’ordre international fondé sur des règles ». 

« Le respect de la souveraineté des autres États constitue une pierre angulaire de l’ordre international fondé sur des règles », affirme le document. Maintenant que c’est l’Inde, un partenaire stratégique important des impérialistes occidentaux, qui ne respecte pas cette souveraineté, ceux-ci sont beaucoup plus indulgents. 

C’est le même « deux poids deux mesures » qu’on a vu avec l’Arabie saoudite, qui est demeurée un partenaire occidental même après avoir assassiné et démembré le chroniqueur du Washington Post Jamal Khashoggi en Turquie. La liste des assassinats, tentatives d’assassinats, attentats et coups d’État commis par les puissances impérialistes occidentales s’étendrait sur des pages. Seulement en 2020, les États-Unis ont assassiné un général iranien, Qassem Soleimani, en sol irakien. Plus généralement, les frappes de drones du Pentagone ont tué au moins 17 000 personnes – dont près de 2 000 civils – à l’étranger depuis 2002, au Yémen, en Somalie, en Afghanistan et, bien sûr, chez le voisin le plus proche de l’Inde, le Pakistan.

En réalité, l’« ordre international » à l’époque impérialiste est toujours « fondé sur des règles »… dictées par les plus grandes puissances. Les États-Unis et leurs alliés violent constamment la souveraineté d’autres pays en menant des assassinats – sauf qu’ils le font en respect des règles qu’ils ont établies eux-mêmes. Les avocats de l’État américain, en particulier depuis l’invasion américaine de l’Irak, ont fait des acrobaties juridiques pour justifier légalement les assassinats extra-territoriaux, en jouant avec la définition de concepts comme ceux de « légitime défense » et de « souveraineté territoriale ». 

Ainsi, l’insistance du Canada et des autres impérialismes occidentaux sur « l’ordre international fondé sur des règles » est réellement l’insistance sur le maintien de leur hégémonie, qui leur a permis d’exploiter, piller et dominer le reste de la planète pendant plus d’un siècle.

L’assassinat d’un citoyen canadien par l’Inde et la réaction relativement timide des impérialistes occidentaux sont en ce sens très révélateurs des modifications dans les rapports de force sur la scène mondiale.  

Ce sont habituellement les pays pauvres, écrasés sous les bottes des impérialistes, qui doivent subir des violations de leur souveraineté territoriale sans pouvoir y faire grand-chose. Paradoxalement, pour tenter de maintenir cette hégémonie, les impérialistes doivent maintenant embrigader des puissances montantes comme l’Inde – qui souffrait autrefois sous la botte coloniale brutale du Royaume-Uni – qui n’ont aucune envie de respecter « leurs règles ». 

Crise du capitalisme

Le conflit Inde-Canada, au final, n’est qu’une petite partie d’un rééquilibrage général des forces. Il montre que, si l’Inde a accru sa coopération avec les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Australie, etc. dans les dernières années, cette coopération est peut-être plus importante pour ces derniers que pour elle. Elle n’est plus aussi faible qu’auparavant, et eux ne sont plus aussi forts.

Les Anglais, par exemple, qui négocient un partenariat commercial avec l’Inde depuis 18 mois, commencent à sentir que celle-ci fait traîner les négociations et les mène peut-être par le bout du nez, et qu’ils n’ont pas le poids qu’ils s’imaginaient. 

Parallèlement, l’Inde a développé ses relations avec d’autres pays comme la Russie, avec laquelle elle a massivement accru ses échanges commerciaux. Elle a d’ailleurs refusé de condamner l’invasion russe de l’Ukraine, au grand dam de ses courtisans occidentaux. Portant un coup au système monétaire mondial dominé par le dollar américain, elle a aussi commencé à acheter du pétrole des Émirats arabes unis en roupies. 

Alors que l’Occident tente d’intégrer l’Inde dans son bloc contre la Chine et la Russie, New Delhi balance entre l’Occident et ses ennemis afin d’obtenir des avantages pour elle-même.

C’est le même déclin relatif qu’on a vu avec une série de défaites et d’humiliations pour les impérialistes dans les dernières années, par exemple avec les échecs américains en Irak, en Afghanistan et en Syrie. On l’a vu aussi avec la guerre en Ukraine, dans le cadre de laquelle l’OTAN n’a pas réussi à faire ranger derrière elle autant de pays qu’elle le souhaitait, même avec des pays qu’elle s’imaginait acquis, comme Israël, l’Arabie saoudite, l’Afrique du Sud, le Brésil et le Mexique.  Plus récemment, c’est le même phénomène qui est derrière le recul de l’influence de l’impérialisme français en Afrique, avec la série de coups d’État contre des régimes contrôlés par Paris. 

Les contradictions du système capitaliste entraînent des crises sur tous les fronts, et les puissances impérialistes comme le Canada, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni peinent à garder le contrôle sur la situation. Leurs économies stagnent. Leurs classes dirigeantes sont affaiblies, séniles et dirigées par des politiciens de plus en plus myopes et stupides. Leur capacité d’intervention militaire et diplomatique s’en trouve limitée. D’autre part, malgré la crise générale, des pays anciennement coloniaux ou semi-coloniaux profitent du déclin relatif de l’impérialisme occidental pour se tailler une place. 

Ainsi, la saga Hardeep Singh est symptomatique de la crise du capitalisme, qui amène un affaiblissement relatif des États-Unis et la fin de l’ordre mondial post-URSS. Les puissances occidentales ne commandent plus le même respect, et les « pays en développement » comme l’Inde commencent à être capables d’intervenir avec plus de vigueur, et même de piler sur les pieds de leurs anciens maîtres. 

Ce bouleversement des rapports de force entre les anciens maîtres impérialistes du monde et les nouvelles puissances régionales conduit à une instabilité croissante, à des conflits et à des guerres.

Dans le même temps, à mesure que le capitalisme s’enfonce dans la crise, les gouvernements impérialistes sont poussés à recourir à des mesures de plus en plus désespérées pour se maintenir et préserver leur position sur la scène mondiale. Ce faisant, ils laissent tomber leur masque démocratique, révélant le visage belliqueux et tyrannique de ces exploiteurs hypocrites. La tâche des communistes est de souligner cette hypocrisie et de s’organiser pour renverser les impérialistes et leur système qui sème l’exploitation, la misère et la guerre.