Les leçons de la crise d’Oka

Au cours de l’été 1990, un groupe de militants mohawks établit des barricades pour protester contre l’extension d’un terrain de golf sur des terres traditionnelles mohawks dans les environs de la ville d’Oka, au Québec. Cela mènera à une confrontation avec la police québécoise et l’armée canadienne qui durera 78 jours. Ce conflit, la crise d’Oka, a mis à nu la véritable nature de l’État canadien et présente des leçons cruciales pour la lutte actuelle contre l’oppression des peuples autochtones.

  • Marcus Katryniuk et Bily Derien
  • mar. 25 janv. 2022
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Image : Face to Face, de Shaney Komulainen

Au cours de l’été 1990, un groupe de militants mohawks établit des barricades pour protester contre l’extension d’un terrain de golf sur des terres traditionnelles mohawks dans les environs de la ville d’Oka, au Québec. Cela mènera à une confrontation avec la police québécoise et l’armée canadienne qui durera 78 jours. Ce conflit, la crise d’Oka, a mis à nu la véritable nature de l’État canadien et présente des leçons cruciales pour la lutte actuelle contre l’oppression des peuples autochtones.

La crise d’oka, ou la résistance de Kanehsatà:ke, fait figure aujourd’hui d’exemple héroïque de la combativité des Autochtones. Cet évènement est largement vu comme un tournant historique dans le mouvement autochtone au Canada, et il a inspiré de nombreuses barricades semblables jusqu’à aujourd’hui. Puisque nous avons observé une montée des luttes autochtones ces temps-ci, il est important d’étudier la crise d’Oka afin d’en tirer les leçons qui aideront le mouvement actuel à gagner.

Histoire de la « question d’Oka »

Le territoire aujourd’hui appelé Oka était initialement un hameau qui devait être placé sous la propriété commune des jésuites français et de plusieurs groupes autochtones locaux, principalement des Mohawks. Pourtant, les jésuites trahissent les premières nations habitant là et demandent au roi de France de leur accorder la propriété exclusive du territoire, ce qu’il fait. Après la conquête du Québec par les Britanniques, ils continuent de se considérer comme les seuls maîtres du territoire.

Les relations entre les jésuites et les Autochtones étaient d’une nature paternaliste et oppressive. Parce que les jésuites avaient la propriété totale du territoire, les premières nations avaient besoin de la permission des religieux pour chasser, pêcher, cultiver, et construire des maisons. Les jésuites arrêtaient fréquemment les Autochtones pour le simple fait d’avoir coupé du bois sans leur permission, et ce même lors des longs et rudes mois d’hiver.

Ces tensions mènent à une série de luttes à travers les 18e et 19e siècles, la plus conséquente étant celle menée par le chef mohawk Joseph Onaskenrat dans les années 1860 et 1870. Il pousse les Mohawks locaux à s’opposer à leurs conditions de vie, et demande au gouvernement à plusieurs reprises de remettre le territoire aux Mohawks. En protestation contre les jésuites, il mène même une conversion massive des Mohawks chrétiens du catholicisme au protestantisme, et en 1869 il coupe un grand orme, en opposition directe à leur autorité. Enfin, il menace même, accompagné d’un groupe de Mohawks, de mener une insurrection armée contre les jésuites.

Finalement, en 1934, les jésuites vendent le reste de leurs terres à la nouvelle commune d’Oka. Cela s’est produit sans la participation des premières nations et la commune n’a pas reconnu les droits des Autochtones au territoire. À ce jour, aucun échelon de gouvernement n’a conclu quelque accord que ce soit avec les Mohawks d’Oka à propos de leurs revendications territoriales. La question d’Oka demeure à ce jour sans réponse.

Montée des tensions jusqu’aux barricades

Au début du 20e siècle, le gouvernement fédéral met en place des moyens pour les collectivités autochtones de présenter des revendications territoriales, mais ces moyens n’ont toujours été que de la poudre aux yeux. Le processus de revendication territoriale est terriblement lent, sans aucune garantie de réussite. Au début des années 90, certaines revendications trainaient dans l’enfer de la bureaucratie administrative depuis plus de 15 ans. Et encore, quand les collectivités autochtones obtenaient une réponse, celle-ci était la plupart du temps négative. Kanesatake, un village mohawk situé près d’Oka, a déposé des revendications territoriales des dizaines de fois au cours des années 70 et 80. En 1975, les Mohawks de Kanesatake déposent une revendication qui est presque immédiatement refusée, le gouvernement fédéral leur répondant qu’ils ne pouvaient pas prouver qu’ils avaient vécu sur le territoire depuis « des temps immémoriaux ». Bien sûr, le gouvernement canadien se contrefiche du fait qu’il n’a lui-même occupé aucun territoire au Canada depuis « des temps immémoriaux », ainsi que du fait que les Mohawks vivent à Oka depuis avant l’installation des premières colonies européennes. Peu après, en 1977, ils déposent une autre revendication qui reste dans le processus pendant neuf ans avant d’être rejetée.

En plus de leurs problèmes avec la bureaucratie gouvernementale, les Mohawks du Québec se font fréquemment harceler par la police provinciale et le système judiciaire. Les Mohawks ont régulièrement des heurts avec la Sûreté du Québec à propos de lois restreignant leurs modes de vie traditionnels, notamment en ce qui a trait à la pêche et à la chasse. Dans la même veine, la police mène fréquemment des raids violents sur les collectivités autochtones pour des délits anodins comme l’organisation de jeux d’argent sans autorisation, ou la vente de cigarettes détaxées. En septembre 1989, un groupe de 75 agents de la SQ en tenue anti-émeute accompagné d’un hélicoptère de police attaquent Kanesatake pour des allégations d’organisation illégale de bingo. À l’époque, comme aujourd’hui, les communautés autochtones avaient très peu confiance dans le gouvernement, fédéral ou provincial, et la SQ était très justement vue par beaucoup comme un outil raciste de répression gouvernementale.

C’est la combinaison de ces différents éléments qui rendait inévitable une forme de confrontation directe avec l’État. Tandis que le reproche habituellement amené par le gouvernement canadien ou la droite est que les Mohawks ont pris les armes, la réalité est que toutes les voies légales de changement que le gouvernement avait mises en place pour les Autochtones étaient conçues pour n’être que des impasses. En plus de cela, le harcèlement qu’ils subissaient de la part de la police n’a fait que rajouter de l’huile sur le feu. Ce n’était qu’une question de temps avant que les Autochtones ne se détournent des processus établis par l’État et commencent à prendre les choses entre leurs propres mains. Georges Erasmus, militant déné et ancien président de l’Assemblée des Premières Nations, avait prédit ce développement en 1988 : « Canada, si vous ne vous entendez pas avec cette génération de leaders pour chercher des solutions pacifiques, on ne peut pas vous garantir que vous aimerez le type d’action politique violente que la prochaine génération vous apportera inévitablement. »

L’étincelle met le feu à la poudrière en mars 1989, lorsque le club de golf d’Oka annonce une extension de neuf trous sur son terrain privé. Le terrain existant empiétait déjà sur un cimetière traditionnel mohawk, et l’extension aurait requis de raser la pinède d’Oka, qui était une forêt avoisinante respectée par les habitants de Kanesatake. Cette extension est, évidemment, approuvée par le conseil municipal sans aucune consultation de la population autochtone. Lorsqu’on demande au maire Jean Ouellette lors d’une assemblée publique s’il a discuté du projet avec Kanesatake, celui-ci hausse les épaules et répond « On peut pas discuter avec les Indiens ».

Le projet déclenche immédiatement des manifestations en opposition, de la part d’Autochtones comme de non-Autochtones. Une pétition s’y opposant circule dans la ville et reçoit 900 signatures, ce qui est considérable pour une ville de 3000 habitants comme Oka. En mars, un groupe de Mohawks érige une barricade sur un sentier menant à la pinède, avec l’intention de bloquer toute tentative de raser la forêt. Nombre des participants à la barricade ont des liens avec la Mohawk Warrior Society, une organisation nationaliste Haudenosaunee très active et qui est habituée aux confrontations avec l’État. Ils deviendront rapidement le visage de l’affrontement à venir.

Des barricades sont érigées

À 5 heures du matin, le 11 juillet, une flotte de véhicules de la SQ composée d’une centaine d’agents est envoyée à la pinède pour détruire les barricades. Ils viennent armés de fusils d’assaut et de boucliers anti-émeute. Arrivant au beau milieu d’une cérémonie traditionnelle, ils lancent sans coup de semonce des grenades percutantes et des fumigènes dans le camp des barricadeurs. Rapidement, des échanges de tirs ont lieu entre les Mohawks et la police. Environ 93 balles sont tirées en 20 secondes, ce qui a pour conséquence la mort d’un officier. On ne sait toujours pas d’où a été tirée cette balle, mais la SQ se retire peu après.

Dans la confusion, la SQ laisse derrière elle de nombreux véhicules de police, que les Mohawks utilisent pour renforcer les barricades. En réponse à l’attaque, un groupe de Mohawks de la communauté voisine de Kahnawake prend possession du pont Mercier, une des principales routes entre la ville voisine de Châteauguay et Montréal, pont qui à l’époque transportait 70 000 véhicules par jour.

La SQ riposte en mettant en place un blocus complet de Kanesatake. Ils stoppent toute entrée et sortie du village et empêchent l’entrée de nourriture, de médicaments et d’autres denrées essentielles. Ils étaient clairement décidés à laisser Kanesatake mourir de faim si cela signifiait la fin des barricades. En l’espace de quelques heures, la barricade devient un face à face armé où les deux côtés campent sur leurs positions, avec d’un côté les communautés de Kanesatake et de Kahnawake, et de l’autre la police provinciale.

Si c’est l’extension du terrain de golf qui déclenche l’érection des barricades, c’est autre chose qui continue de les faire tenir. En réalité, trois jours après le face à face, la ville annonce que l’extension est annulée. Et pourtant les barricades restent en place. En effet, la question de l’extension du terrain de golf n’avait qu’un poids symbolique. Les gens de Kanesatake n’avaient jamais eu le contrôle de la terre sur laquelle ils vivaient. Leurs droits avaient été piétinés par les gouvernements successifs depuis des siècles. Le terrain de golf n’était qu’une injustice de plus. C’était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase, et les Mohawks voulaient plus que la simple annulation de ce projet d’extension. Ce qu’ils voulaient, fondamentalement, c’était le contrôle sur leur terre et sur leur collectivité. Voilà l’occasion qui s’offrait à eux avec ce mouvement.

Bien que leurs revendications précises changent à plusieurs reprises au cours du conflit, ils demandaient généralement le retrait de la police et de l’armée de Kanesatake et de Kahnawake, la grâce pour tous ceux impliqués dans le conflit, et le recours au tribunal international de justice de La Haye pour toutes les questions de souveraineté autochtone et de revendications territoriales. Bien que ce qu’ils voulaient dire par souveraineté n’est pas très clair, et que les opinions derrière les barricades variaient, en général ils voulaient le contrôle sur les terres sur lesquelles ils vivaient et sur lesquelles ils avaient des revendications historiques ainsi que des négociations avec le gouvernement fédéral pour définir ce territoire et le genre de contrôle que les communautés mohawks auraient sur elles-mêmes. Ellen Gabriel, une militante mohawk de premier plan et une des meneuses des barricades, a écrit des mots durs sur l’implantation du « consentement libre, informé et préalable », l’idée selon laquelle les communautés autochtones devraient avoir le droit de refuser tout projet empiétant sur leurs territoires avant sa mise en place.

Du point de vue de la classe dirigeante canadienne, ces requêtes étaient absolument inacceptables. Le capitalisme canadien a besoin de l’accès sans entraves à la terre pour la construction de logements et l’extraction de ressources. Le droit au « consentement libre, informé et préalable » pour n’importe quel groupe autochtone constituerait une telle entrave, et de ce fait serait une entrave aux profits. Des membres de la classe dirigeante canadienne le reconnaissent d’ailleurs. Dans son livre sur le conflit, l’ancien sous-ministre des Affaires indiennes Harry Swain admet qu’il « n’aurait, en aucun cas, entamé des négociations sérieuses sous la condition que le Canada et les Mohawks avaient des souverainetés distinctes ». Dans un discours à la Chambre des communes, le premier ministre de l’époque Brian Mulroney a affirmé que la gouvernance autochtone « ne devait et ne pouvait pas signifier l’indépendance souveraine au sein du territoire canadien ».

Finalement, le gouvernement fédéral se voit forcé de négocier avec les Mohawks, mais ces discussions sont une véritable farce. Aucun des représentants du gouvernement n’a le pouvoir de promettre quoi que ce soit, et leur seul rôle est d’essayer de convaincre les Mohawks de démonter les barricades. Ces négociations ne mènent nulle part.

Le gouvernement fédéral ne veut qu’une seule chose : écraser les Mohawks. Leur concéder quoi ce se soit sur la souveraineté autochtone aurait établi un précédent dangereux pour l’avenir du capitalisme canadien. Geoffrey York et Loreen Pindera en parlent dans leur livre People of the Pines :

« Après la fusillade du 11 juillet à Oka, les Mohawks Warriors posaient au gouvernement fédéral un problème politique de premier plan. D’après la loi, les bandes autochtones ayant des revendications territoriales étaient censées attendre patiemment une solution venant d’Ottawa. Il leur était dit de déposer un dossier officiel de revendication et de rejoindre la longue file des bandes attendant une décision bureaucratique, ce qui pouvait prendre plus d’une décennie. En refusant de jouer d’après les règles du jeu, les Warriors posaient un danger pour le statu quo. Ils exposaient la faiblesse de la politique fédérale des revendications territoriales, transposaient en images spectaculaires les frustrations des Autochtones et suscitaient une énorme sympathie de la part de l’opinion publique à travers le pays. Jour après jour, les Warriors attiraient énormément d’attention sur l’échec d’Ottawa quant aux questions autochtones. »

Tout au long du conflit, les Mohawks sont victimes de violations des droits de la personne. En plus qu’on leur refuse l’accès à de la nourriture et des médicaments, des Autochtones sont régulièrement harcelés et battus par la police, même s’ils n’ont rien à voir avec le conflit. Alors qu’il est en chemin pour aller faire l’épicerie avec sa femme, la police ramasse un homme du nom d’Angus Jacob, puis le tabasse et l’étrangle. Son neveu par alliance, Daniel Nicholas, est attaché à une chaise, giflé, battu et brûlé avec des cigarettes.

Le gouvernement canadien fait tout son possible pour dissimuler ces violences. La police harcèle les journalistes, et l’accès aux barricades est régulièrement refusé aux observateurs internationaux qui devaient se faufiler à l’intérieur. Finn Lynghjen, un juge norvégien et observateur international des droits de la personne, a affirmé que « les seules personnes qui m’ont traité de manière civilisée ici au Canada sont les Mohawks ».

La nécessité d’une solidarité de classe!

Les barricades mohawks suscitent un énorme enthousiasme dans les communautés autochtones d’un océan à l’autre. Des manifestations ont lieu à travers le pays. Des blocages et des manifestations éclatent au Manitoba, en Alberta, en Colombie-Britannique, en Saskatchewan, en Ontario et en Nouvelle-Écosse. Certains de ces évènements sont détaillés dans People of the Pines :

« Des centaines d’Autochtones se rassemblent devant l’Assemblée du Manitoba pour appuyer les Mohawk Warriors. Les Mi’kmaq en Nouvelle-Écosse organisent des manifestations et des grèves de la faim. Les Algonquins de l’Ouest québécois occupent une île sur la rivière des Outaouais. Les Ojibwés du nord de l’Ontario bloquent en partie la Transcanadienne. Des Indiens d’Alberta menacent de détruire des lignes de transmission d’hydroélectricité si les barricades mohawks sont attaquées. Fin juillet, plus de deux mille personnes, autochtones et non-autochtones, originaires de la Colombie-Britannique comme de l’Île-du-Prince-Édouard, se rassemblent dans un parc en dehors d’Oka pour gonfler le moral des Warriors. »

Ces actions sont particulièrement suivies en Colombie-Britannique, ce qui est loin d’être surprenant compte tenu du fait qu’à l’époque, la province refusait encore de reconnaître la moindre revendication territoriale autochtone. Rendu au mois de juillet, pas moins de sept routes et chemins de fer sont bloqués par des Premières Nations de la Colombie-Britannique. BC Rail perd 750 000 dollars par jour. Un groupe d’Ojibwés du nord de l’Ontario bloque un chemin de fer du CN qui passe par sa réserve, ce qui cause des pertes de 2,6 millions de dollars par jour pour l’entreprise.

Qui plus est, des Autochtones viennent de partout au pays pour renforcer les barricades, se faufilant derrière la police. La plupart des Autochtones impliqués venaient du Québec, de l’Ontario, et de l’État de New York, mais un nombre non négligeable venaient aussi de la Colombie-Britannique et de la Nouvelle-Écosse. Au pic de la lutte, plus de 600 personnes avaient rejoint les Mohawks.

Oka, d’un petit conflit local, se transforme en l’épicentre de la lutte des Autochtones. Le conflit cristallise les siècles d’injustices subis par les Autochtones du Canada et inspire nombre d’entre eux à travers le pays à passer à l’action. Malheureusement, ils restent majoritairement isolés.

Malgré la sympathie générale de la part de la population non autochtone et les gestes isolés de solidarité de la part de travailleurs non autochtones, cela ne prend jamais une forme massive et organisée. Et la faute en incombe principalement à la passivité de la direction syndicale canadienne.

Lors d’un événement comme celui d’Oka, quand un groupe opprimé se bat contre l’État, c’est le devoir de la classe ouvrière dans son ensemble de le soutenir. Les syndicats canadiens auraient dû se mobiliser et organiser des manifestations de masse en soutien aux Mohawks. Ils auraient dû souligner que les politiciens attaquant les Mohawks étaient les mêmes politiciens qui coupaient dans les services sociaux et s’attaquaient aux conditions de vie des travailleurs. Ils auraient dû profiter de l’occasion pour les soutenir, ce qui aurait construit des liens renforçant à la fois le mouvement autochtone et le mouvement syndical.

Malheureusement, les directions syndicales restent majoritairement silencieuses. En juillet, un rassemblement de plus de 2000 personnes a lieu à Ottawa en soutien aux Mohawks, avec la participation du Congrès du travail du Canada et d’autres syndicats. Cela aurait pu représenter le début d’un plus grand mouvement de solidarité, mais les choses en restent là. La cheffe fédérale du NPD, Audrey Laughlin, donne un discours lors du rassemblement, mais effectue ensuite un virage complètement hypocrite et affirme que le premier ministre du Québec avait « le droit de faire appel aux forces armées ». C’est ce manque total de leadership ouvrier non autochtone qui ouvre la voie à la réaction.

La réaction

Devant les barricades mohawks, les éléments les plus arriérés et racistes deviennent furieux. En l’absence d’une direction de la part des centrales syndicales, ces personnes réussissent à gagner du soutien au sein des masses et organisent des contre-manifestations durant le conflit. À Châteauguay, des manifestations rassemblent jusqu’à 10 000 personnes, et des effigies de Warriors y sont brûlées, la foule scandant « maudits sauvages! ». L’organisateur principal de ces manifestations est un ancien agent de la SQ, et elles sont publicisées par Gilles Proulx, l’animateur radio de droite assez populaire à l’époque. Les contre-manifestations reçoivent régulièrement la visite du député de Châteauguay Ricardo Lopez, qui avait déjà dit par le passé que les Autochtones devraient être envoyés au Labrador s’ils voulaient leur propre territoire. Des suprémacistes blancs et des groupes fascistes y sont présents de façon ouverte, distribuant textes et dépliants. Des groupes violents rodent dans la zone, pourchassant et tabassant toute personne autochtone qu’ils voient quitter les barricades pour acheter de la nourriture ou des médicaments.

Si le mouvement syndical avait soutenu les barricades, ces éléments racistes auraient eu l’herbe coupée sous le pied. Afin de lutter contre les divisions racistes fomentées par la droite et les gouvernements capitalistes, il faut insister sur l’intérêt qu’ont en commun les travailleurs non autochtones et les peuples autochtones à se battre contre la domination des grandes entreprises et de l’État canadien. Les manifestations réactionnaires auraient pu ainsi être contrées par des rassemblements en solidarité avec la lutte mohawk. Malheureusement, cela n’eut pas lieu, et l’absence d’une opposition significative a permis à la réaction de gagner de l’importance.

Sans la participation plus large du mouvement syndical, les manifestations autochtones restent isolées du restant de la société canadienne. Le nœud de l’affaire est que la seule voie vers la réussite pour cette lutte passait par un soutien large du restant de la population canadienne, et du mouvement syndical en particulier. Les syndicats auraient pu organiser des convois pour approvisionner les barricades en nourriture, médicaments, et autres fournitures.

Ce qu’il était nécessaire d’expliquer à l’époque, tout comme aujourd’hui, était que les travailleurs autochtones et les travailleurs non autochtones ont un intérêt commun à renverser le capitalisme. Les communautés mohawks impliquées dans le conflit n’étaient pas isolées des autres travailleurs, elles travaillaient en majorité dans les communautés environnantes, avec des travailleurs non autochtones. Qui plus est, beaucoup de ces Autochtones travaillaient en métallurgie au Québec et dans l’État de New York, ce qui signifie qu’un bon nombre des Mohawks présents sur les barricades étaient des travailleurs syndiqués, ou à tout le moins travaillaient aux côtés de travailleurs syndiqués. La lutte autochtone et la lutte des travailleurs sont des luttes intimement liées, et elles doivent être menées conjointement si l’une ou l’autre doit triompher. Le fait que la direction syndicale canadienne n’a pas pris d’initiative d’importance pour soutenir ce mouvement est un véritable scandale, une trahison. Cela a laissé le mouvement se diluer et a pavé la voie pour que l’État l’écrase complètement.

Il s’agit là de la principale leçon à retenir de cette lutte, une leçon que nous devons amener dans le mouvement aujourd’hui. Alors que l’appui envers les revendications des peuples autochtones au sein de la population non autochtone atteint des niveaux sans précédent, il n’y a jamais eu de meilleur moment pour construire une lutte unie contre la domination capitaliste sur les territoires autochtones et contre l’État canadien dans son ensemble.

Le vrai visage de l’État canadien

Le 20 août, le gouvernement fédéral envoie 4500 soldats, appuyés par des chars d’assaut et des hélicoptères, et les met à la disposition de Québec. Pour donner un ordre de grandeur, autant de soldats canadiens ont été envoyés lors de l’invasion de l’Irak en 1990, qui était planifiée au même moment que la crise d’Oka. Cela montre à quel point la classe dirigeante canadienne voyait le conflit comme une guerre contre les Mohawks, et elle consacra des ressources en conséquence pour écraser les Warriors. Un navire de guerre est stationné dans le Saint-Laurent, et des avions de chasse volent au-dessus de Kanesatake dans une démonstration de force démesurée. Suivant le déploiement des troupes, la Croix-Rouge arrive avec des civières et des sacs mortuaires. Les militaires se préparent clairement à un bain de sang. Les gouvernements, fédéral comme provincial, étaient en plein accord sur cet envoi des troupes. Même Jacques Parizeau, le chef du Parti québécois qui est alors dans l’opposition, se range du bord de l’État canadien et de son armée. Il affirme : « Pour beaucoup de gens, dont moi, les Warriors, c’est plutôt des terroristes. »

Le 27 août, le gouvernement québécois annonce la fin des négociations avec les Mohawks et la démolition des barricades. Il est ordonné à tous les journalistes et les observateurs internationaux présents aux barricades de partir sous peine de poursuite judiciaire. Le lendemain, ils détruisent les barricades du pont Mercier, et l’occupation y prend fin. Même après la fin du conflit sur le pont Mercier, la police et l’armée conservent une forte présence à Kahnawake, patrouillant et intimidant les habitants pour s’assurer de mater toutes velléités de protestation.

Le 28 août, un convoi d’environ 70 voitures part de Kanesatake pour évacuer les aînés, les enfants, et des femmes. La SQ arrête le convoi et le fouille à la recherche d’armes. Pendant ce temps, Gilles Proulx divulgue le lieu du convoi publiquement à la radio. Une foule raciste entoure le convoi et lui jette des pierres tandis que la SQ la regarde faire. John Armstrong, un Mohawk âgé, est atteint d’une pierre et en meurt quelques jours plus tard.

Le 1er septembre, les militaires arrivent avec des bulldozers et des chars d’assaut pour faire tomber les barricades. Les Mohawks sont acculés dans un bâtiment, auquel l’armée coupe l’accès à l’eau et l’électricité à plusieurs reprises. L’armée fait tout ce qu’elle peut pour s’assurer qu’il y ait aussi peu de témoins que possible. Il est interdit aux journalistes d’envoyer des images en dehors des barricades, et ils n’ont pas le droit de recevoir quelque matériel que ce soit. L’Association canadienne des journalistes décrit cela comme « l’une des pires attaques jamais vues sur le droit de savoir du public canadien ».

L’assaut de l’armée pendant le conflit illustre parfaitement le rôle de l’État sous le capitalisme. Le gouvernement n’est pas un corps neutre, il n’est pas conçu pour refléter les intérêts de la population. Non, il constitue un outil de domination de classe. Il est contrôlé par la classe dirigeante dans son intérêt à elle. Les capitalistes l’utilisent pour garder les travailleurs et les pauvres opprimés, et pour conserver leurs richesses. Quand leurs profits sont menacés, l’État a recours à tous les moyens à sa disposition pour les protéger. C’est précisément parce que le capitalisme canadien a besoin de l’oppression des peuples autochtones pour maintenir les profits des capitalistes, que les intérêts de l’État sont irréconciliables avec les intérêts de la classe ouvrière et des Autochtones opprimés, ce qui signifie que l’État sera toujours envoyé pour mater les Autochtones. La crise d’Oka a coûté cher à la classe dirigeante. Elle fut un obstacle au cours habituel du commerce, et inspira des actions qui le ralentirent encore un cran de plus. L’État n’avait plus d’autre choix que d’écraser le mouvement à Oka.

Cela est mis en lumière une nouvelle fois lors de la confrontation sur l’île de Tekakwitha. Le 18 septembre, l’armée débarque sur l’île déserte aux abords de Kahnawake sous le prétexte de chercher des armes. La communauté intervient, en colère qu’une opération militaire se déroule sur son territoire, et des centaines de Mohawks se précipitent sur l’île pour demander à l’armée de partir. S’ensuit une mêlée générale, où les soldats tabassent une foule désarmée avec des matraques et des crosses de fusils, pour le simple fait de s’opposer à la présence de l’armée sur leur territoire. La bagarre laisse 75 Mohawks blessés, hommes, femmes, aînés et enfants.

À Kanesatake, les Warriors acculés dans leur bâtiment tiennent jusqu’au 26 septembre, mais rendu là la démoralisation s’est installée, et ils décident de mettre fin au conflit et de sortir du bâtiment. Quand ils tentent de sortir, les troupes chargent à l’intérieur pour les arrêter pendant leur sortie, poignardant à la baïonnette la poitrine d’une fille mohawk de 15 ans, où elle est gardée 22 heures avant que les soldats acceptent qu’elle voie un docteur. C’est ainsi que le conflit prend fin. Il se termine avec une victoire partielle, puisque l’extension du terrain de golf est annulée. Toutefois, la question de la terre n’est toujours pas réglée. Les gens de Kanesatake et de Kahnawake ne contrôlent toujours pas leurs terres.

L’héritage d’Oka

La crise d’Oka a déclenché un changement important dans l’approche de l’État canadien à l’égard des luttes autochtones. Pendant des siècles, il avait procédé d’une main de fer dans un gant d’acier, écrasant les peuples autochtones sans la moindre considération. Cela a amené les peuples autochtones à ne pas se fier à cet État, ressentant avec justesse que le gouvernement canadien n’avait pas leurs intérêts à cœur. Ainsi, les peuples autochtones sont un des segments les plus radicaux dans la société canadienne. Les travailleurs autochtones ont toujours été les plus rapides à utiliser des techniques radicales comme les barricades, les blocages, les occupations. La fin de la crise d’Oka ne fit que marquer le début d’une série de conflits à travers les années 90 et 2000, notamment à Ipperwash, Burnt Church et Gustafsen Lake, et l’occupation de 2006 des Six Nations.

L’État canadien réalisa que s’il continuait d’ignorer complètement les problématiques autochtones, ces conflits continueraient de se produire. La classe dirigeante eut peur qu’un autre conflit ne se développe en un second Oka. Harold Calla, un membre éminent de la minuscule bourgeoisie autochtone du Canada, a affirmé qu’« Oka a changé l’approche générale dans la société non autochtone : il faut faire face à ces problèmes, ou il y aura beaucoup d’Oka. Oka a montré que nous étions tous menacés ».

L’État a réalisé qu’il devait donner l’impression aux Autochtones qu’ils ont voix au chapitre dans le gouvernement. Les gouvernements, fédéral comme provincial, ont mis en place de nouvelles voies, de nouveaux corps gouvernementaux pour les peuples autochtones, et ont lancé des processus de règlement liés aux traités. La Colombie-Britannique a commencé à régler ses premières revendications territoriales seulement quelques mois après la fin des blocages y ayant pris place. De plus, depuis les années 90, un nombre croissant d’Autochtones ont obtenu des postes haut placés au gouvernement. On a vu cela en 2021 avec les nominations de Mary Simon au poste de gouverneure générale et de Michèle Audette au Sénat.

Et pourtant, rien de cela ne donne plus de contrôle qu’avant sur le gouvernement aux peuples autochtones. Les pauvres et travailleurs autochtones, c’est-à-dire la grande majorité des Autochtones, n’ont aucun accès à ces corps gouvernementaux, et les processus de revendications territoriales ne se règlent presque jamais en faveur des Premières Nations. Le gouvernement canadien n’a pas donné plus de contrôle aux Autochtones en général. Il n’a fait que ciseler une petite place dans l’État pour une élite autochtone, une mince couche privilégiée. Et cela dans un seul but : donner l’impression que le gouvernement travaille pour le bien des Autochtones, pour les éloigner des actions radicales comme l’organisation de barricades. Le marxiste métis Howard Adams l’explique dans son livre Prison of Grass :

« Les organisations autochtones sous la “main cachée” de l’oppression bureaucratique du gouvernement. Ces organisations sont devenues plus efficaces pour contrôler et museler les masses indiennes et métisses que n’importe quel organisme gouvernemental. Les gouvernements ont découvert que ces organisations sont particulièrement conciliantes, même si parfois, pour maintenir un minimum de crédibilité auprès des masses autochtones, elles organisent des actions de type défense des droits civiques, comme des sit-in. Dans l’ensemble, ces organisations autochtones sont pour la plupart opportunistes et élitistes, servant à garder opprimées les masses autochtones et tout en donnant aux gouvernements une image libérale et démocratique, comme s’ils se souciaient sérieusement de la situation des Indiens et Métis. »

Il est parfaitement clair en regardant les conditions de vie des Autochtones que les choses ne sont pas meilleures aujourd’hui qu’elles ne l’étaient avant Oka. Les Autochtones constituent toujours la part la plus pauvre de la société canadienne. Les premières nations n’ont toujours pas le contrôle de leur territoire, comme on l’a vu récemment dans les cas du camp Unist’ot’en en Colombie-Britannique et de 1492 Land Back Lane en Ontario. Même à Kanesatake, la question n’est toujours pas résolue. Pas plus tard que l’été passé, des habitants de Kanesatake ont manifesté contre des constructions résidentielles qui auraient empiété sur leurs territoires traditionnels.

Révolution, et non réconciliation!

Ce qu’Oka nous confirme, c’est que les pauvres et les travailleurs autochtones ne doivent pas avoir la moindre once de confiance dans le gouvernement. Le capitalisme canadien a été construit sur l’oppression des peuples autochtones. À ce jour, cette oppression reste une des caractéristiques principales du gouvernement canadien. Les Mohawks sur les barricades d’Oka l’avaient compris, et ils ont laissé derrière eux une importante tradition radicale que l’on doit maintenir aujourd’hui. Il n’y a pas de « réconciliation » avec un système qui vit sur l’exploitation continue des peuples autochtones.

Il n’y a pas d’issue pour les pauvres et les travailleurs autochtones sous le capitalisme. Les droits autochtones sont régulièrement mis sous le tapis pour que l’élite dirigeante qui mène ce pays puisse continuer à faire des profits. Cette oppression ne peut être combattue que par une lutte de classe unie entre travailleurs autochtones et non autochtones. Tous les travailleurs, quelle que soit leur origine, ont un intérêt commun à renverser le capitalisme. Les grandes entreprises et les politiciens qui saccagent les terres autochtones sont les mêmes qui exploitent les travailleurs et coupent leurs salaires. Le mouvement autochtone et le mouvement syndical ont besoin de s’unir afin de vaincre leurs ennemis communs.

Le potentiel pour une lutte de classe unie au Canada n’a jamais été aussi fort qu’aujourd’hui. Pour la première fois, l’opinion publique se tient fermement du côté des Autochtones. La conscience de l’oppression que subissent les Autochtones n’a jamais été aussi forte, et cela a amené un fort dégoût du statu quo à travers le pays, menaçant à tout moment de se transformer en mouvement de masse. Nous l’avons vu récemment avec la découverte de fosses communes dans les anciens pensionnats autochtones qui a déclenché la destruction, sous le coup de l’indignation, de statues des figures coloniales. Pendant les conflits récents, comme à Unist’ot’en et Land Back Lane, nous n’avons rien vu qui ressemble aux grandes manifestations racistes ayant eu lieu à Oka. La situation actuelle présente un potentiel énorme pour une lutte de classe unie. Nous devons tirer les leçons d’Oka et transformer ce potentiel en une réalité révolutionnaire.


Sources :

Oka Crisis of 1990: Indigenous Armed Self-Defense and Organization in Canada, par Gord Hill

Skyscrapers Hide the Heavens: A History of Indian-White Relations in Canada, par J.R. Miller 

People of the Pines: The Warriors and the Legacy of Oka, par Geoffrey York et Loreen Pindera 

Oka: A Political Crisis and its Legacy, par Harry Swain Archive en ligne du Toronto Star