Il y a plus de 20 ans, à la veille de l’introduction de l’euro, la TMI expliquait que face à une grave crise du capitalisme européen, la zone euro se disloquerait « au milieu des récriminations mutuelles ». Jeudi dernier, lors d’une conférence entre dirigeants de l’Union Européenne, ces récriminations ont dominé les discussions.

Corona-bonds

La question qui divise le Conseil Européen est celle des « corona-bonds » : une émission de dette européenne qui faciliterait (et rendrait moins coûteux) l’accès des pays du Sud à des mesures d’urgence sanitaire et de stimulation économique.

Juste avant le sommet, les dirigeants de neuf pays de la zone euro, dont la France, l’Italie et l’Espagne, ont écrit une lettre au président du Conseil Européen, Charles Michel, dans laquelle ils proposent « l’émission d’une dette commune, par une institution européenne, pour lever des fonds sur les marchés, sur une base commune à tous les États membres, et au bénéfice de tous. »

Mais cette proposition a été balayée d’un revers de la main par les États les plus riches du nord de l’Europe, comme l’Allemagne, les Pays-Bas et la Finlande. Rien de nouveau : ces États se sont constamment opposés à la création d’« eurobonds », quelle qu’en soit la forme, depuis que l’idée a émergé lors de la crise de la zone euro en 2009.

Ils s’y sont toujours opposés pour la simple raison qu’ils ne veulent pas payer les dépenses d’autres États. Le terme condescendant de « danger moral » a été répété par les politiciens allemands et hollandais, en référence au risque que les habitants du Sud, paresseux et dépensiers, se permettent un train de vie somptueux (manger chaque jour, par exemple) aux frais des contribuables du Nord.

Les États du Sud craignent un « risque moral » d’un autre genre : si le reste de l’UE continue de se détourner de la souffrance d’une partie des Européens, cela renforcera les sentiments « anti-UE », dans les masses, et donc préparera d’autres crises du type du Brexit.

Le Premier ministre italien, Giuseppe Conte, qui est en première ligne de la bataille pour les « corona-bonds », a déclaré : « Si l’Europe ne fait pas front commun face à ce défi sans précédent, toute la structure européenne perd sa raison d’être aux yeux des peuples. » Quant à Emmanuel Macron, il a carrément déclaré : « Ce qui est en jeu, c’est la survie du projet européen. »

Tensions

Lors du Conseil Européen « virtuel », les dirigeants italiens et espagnols ont menacé de ne pas signer la « déclaration commune », à la fin de la rencontre, en l’absence d’un soutien clair à l’idée d’un mécanisme commun d’émission de dette. Pour éviter une rupture, Michel a proposé une formulation de compromis : « À ce stade, nous invitons l’Eurogroupe à présenter des propositions au cours des deux prochaines semaines. Ces propositions devront prendre en considération la nature sans précédent de la crise liée au COVID-19, qui affecte l’ensemble des pays ; notre réponse sera complétée, si nécessaire, par d’autres actions, d’une manière inclusive, selon le développement de la situation, pour fournir une réponse complète. »

C’est un grand classique des « déclarations » de l’UE, qui consiste à ne rien déclarer du tout. L’accord est unanime sur le fait… d’en reparler dans quelques semaines. Entre temps des gens meurent, notamment en Italie et en Espagne, et les anciennes plaies s’ouvrent encore plus largement.

Les perspectives pour une réponse européenne unifiée et efficace ne sont pas bonnes. Angela Merkel a donné la position de l’Allemagne : il existe déjà un mécanisme spécifiquement conçu pour de telles situations : le Mécanisme Européen de Stabilité (MES). Le problème, c’est que ce mécanisme conditionne les « aides » à la mise en œuvre d’un ensemble de « réformes » censées réduire le déficit public en privatisant des biens publics, en coupant dans les pensions et les services publics, et en attaquant les conditions de travail. Le remède est donc pire que le mal, comme l’expérience grecque l’a démontré.

La bataille verbale ne faisait que commencer. Après le sommet européen, le ministre des Finances hollandais a provoqué un vif tollé en suggérant que Bruxelles devait lancer une enquête sur l’incapacité de certains pays à faire face, financièrement, à la crise actuelle. Cette intrusion dans les affaires de pays tels que l’Italie et le Portugal a suscité une réponse indignée, le Premier ministre portugais qualifiant ce commentaire de « répugnant ». D’autres ont pointé du doigt le système fiscal hollandais, qui permet aux entreprises hollandaises de ne payer aucune taxe dans le reste de l’Europe.

Le spectacle de ces conflits internes à l’UE, face à la plus grave crise de son histoire, exaspère et inquiète au plus haut point les observateurs bourgeois les plus lucides. Ils savent où tout cela risque de mener : à un développement du protectionnisme, qui transformerait cette récession en dépression, comme dans les années 1930. Comme l’écrit un éditorialiste du Financial Times : « Le protectionnisme a amplifié le désastre de la dépression des années 1930. Il ne faut pas que cela se reproduise. »

Ils demandent donc que les dirigeants « tirent les leçons de l’histoire » et en changent le cours. Mais ces divisions entre États membres ne sont pas le produit accidentel de l’aveuglement ou de l’intransigeance de certains dirigeants ; elles sont une conséquence nécessaire de la nature fondamentale du capitalisme, qui est incapable de dépasser les limites de l’État-nation.

Cela vaut doublement pour l’UE, qui est une tentative d’unifier des États-nations capitalistes qui ont chacun leurs intérêts propres. Lors d’une période de croissance économique, les contradictions entre classes dirigeantes européennes peuvent être partiellement et temporairement dépassées. Mais en temps de crise, comme nous l’avons vu en 2009 et comme nous le voyons aujourd’hui, ces contradictions éclatent au grand jour.

Tendances nationalistes

La montée des tendances nationalistes et protectionnistes est une caractéristique bien connue de la politique européenne depuis une décennie. Souvent imputée à la mauvaise influence des « populistes », elle découle en réalité des intérêts divergents des États-nations, qui, en dépit de tous les discours sur la « fraternité européenne », sont en compétition les uns avec les autres.

La rapidité avec laquelle la majorité des « principes » de l’UE ont été jetés par la fenêtre montre que ces principes ne sont plus dans l’intérêt des principales puissances. Il y a eu peu de controverse au sujet des restrictions à la libre circulation des biens et des personnes, car des États puissants comme la France et l’Allemagne ont été les premiers à les mettre en place.

De même, la suspension des règles européennes concernant les aides d’État reflète l’inquiétude croissante des classes dirigeantes que leurs « intérêts nationaux » puissent être impactés par l’effondrement d’entreprises essentielles, ou par le rachat de ces entreprises par des firmes étrangères. Des États membres se préparent à acheter des entreprises d’importance nationale – et non européenne. Cela ouvre la possibilité que des mesures protectionnistes soient appliquées à l’intérieur de l’UE – et non uniquement contre des concurrents extérieurs, comme les États-Unis.

Sur la question des « corona-bonds », les intérêts des États du Nord et du Sud sont diamétralement opposés. Il n’est pas dans l’intérêt des gouvernements allemand et hollandais d’augmenter leurs frais d’emprunt, fût-ce légèrement, pour aider à financer les politiques de pays sur lesquels ils n’ont aucun contrôle. Ce serait exposer leur flanc droit à des partis nationalistes comme l’AfD, qui gagnent déjà du terrain du fait du ressentiment accumulé durant des années d’austérité et d’absence de véritable alternative de gauche.

D’un autre côté, les gouvernements du Sud, par exemple l’Italie, n’ont pas d’autre option que de pousser pour un plus grand partage des charges. Accepter des conditions d’aides strictes, comme celles du MES, ou accepter calmement d’augmenter le coût de la dette alors que les pays du Nord (qui ont tellement profité du projet européen) sont dans une situation confortable, favoriserait l’arrivée au pouvoir de nationalistes d’extrême droite comme Salvini – et pourrait même entraîner leur départ de la zone euro. En bref, si les gouvernements actuels ne formulent pas ces demandes, quelqu’un d’autre le fera à leur place.

Impasse

Ceci a placé les institutions européennes dans une impasse totale, comme le montrent les positions vacillantes de Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, et d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne (la tête de l’exécutif européen).

Lagarde a tout d’abord fait plaisir à la Bundesbank en disant qu’il n’était pas du ressort de la BCE de réduire l’écart entre les taux d’intérêt des obligations d’État allemandes et italiennes, pour ensuite procéder à une volte-face spectaculaire face à la panique des investisseurs et à la colère des États du Sud. Von der Leyen s’est livrée aux mêmes acrobaties en qualifiant d’abord les « corona-bonds » de simple « slogan » (ce qui reflète sa proximité avec son ancien employeur, le gouvernement allemand). Puis, face au tollé provoqué par cette déclaration, elle a dû annoncer que « toutes les options » étaient sur la table et que l’UE « aiderait intensément l’Italie et l’Espagne ».

Il est fascinant de voir ces deux individus suivre une trajectoire similaire, preuve que les institutions transnationales de l’UE n’existent pas indépendamment des plus puissants États membres, et reflètent donc leurs intérêts. Quand les intérêts des États membres sont si clairement opposés, les institutions se tournent d’abord vers le camp le plus puissant (l’Allemagne), pour rétropédaler ensuite par crainte de provoquer une rupture avec une fraction minoritaire mais notable et bruyante.

Unité de classe

L’intégration européenne a calé depuis longtemps, car une authentique unification européenne est impossible sur la base du capitalisme. Aujourd’hui, l’unité et la « solidarité » européennes sont une mascarade, tout comme l’« unité nationale » proclamée par les gouvernements nationaux.

La crise actuelle ne fait pas que menacer l’existence de l’euro. Dans chaque pays, elle a déjà provoqué des changements spectaculaires dans les consciences. Partout, ce que Trotsky appelait « le processus moléculaire de la révolution » se développe, préparant les bases pour une puissante explosion, qui ne menacera pas uniquement le projet européen, mais le capitalisme européen lui-même.

Une véritable solidarité ne peut exister que sur la base d’une véritable égalité. Ce n’est pas la « fraternité européenne » en général, mais l’unité de classe de tous les travailleurs du continent qui sauvera l’Europe de cette catastrophe. Nous devons combattre pour une Europe des travailleurs : libérée des frontières, des banques privées et des patrons.

« Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! »