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En réponse à la profonde crise économique qui sévit actuellement, des solutions autrefois impensables gagnent en popularité. Du jour au lendemain, les plus fervents partisans de l’austérité ont appuyé des plans de sauvetage colossaux. « Nous sommes tous keynésiens aujourd’hui » est le nouveau mot d’ordre de la classe dirigeante. Les gouvernements, même s’ils ne veulent pas l’admettre, adhèrent en pratique à la théorie monétaire moderne. L’idée d’un revenu minimum garanti est sérieusement envisagée par les puissants. De telles réformes peuvent-elles vraiment régler la crise?


Une crise profonde

La pandémie a porté un coup dur à l’économie. Le produit mondial brut a chuté de 4,3% en 2020. Cela représente la chute la plus sévère depuis la Grande dépression des années 30. Par contraste, il avait baissé de 1,7% en 2009, au pire de la Grande récession. Le Royaume-Uni a connu en 2020 son pire déclin économique depuis 300 ans, ce qui veut dire avant la révolution industrielle! Il serait difficile d’exagérer l’ampleur de la crise.

Des pans entiers de l’activité économique ont été mis sur pause. Des millions de travailleurs ont été mis à pied. Les gouvernements à travers le monde ont dû adopter des plans de sauvetage colossaux pour empêcher un effondrement complet. Au creux de la vague en mai dernier, le chômage a atteint 14,7% aux États-Unis. En novembre, la Banque centrale européenne avertissait qu’une grande partie des travailleurs européens travaillaient pour des entreprises au bord de la faillite. Un travailleur espagnol sur sept était ainsi à risque de perdre son emploi, contre un travailleur allemand et français sur 12.

L’économie mondiale tient en équilibre au bord d’un précipice. La seule chose l’ayant empêché de tomber a été l’injection de sommes massives par les gouvernements. Mais rien n’est réglé. 

La pandémie n’a été que la goutte qui a fait déborder le vase. Une très grosse goutte, d’accord, mais le vase était déjà plein. Dès 2019, la presse financière internationale craignait l’arrivée d’une récession.

L’économie ne s’est jamais vraiment remise de 2008, et la reprise des 10 dernières années a été chétive. Par exemple, il a fallu attendre 2018-2019 avant que l’Europe ne revienne à un taux de chômage équivalent à celui d’avant la Grande récession.

En fait, au-delà des statistiques, qui ne présentent qu’un tableau partiel de la situation, il s’agit d’une crise profonde du système capitaliste lui-même – un système qui échoue lamentablement à régler la pandémie, un système incapable de s’attaquer aux changements climatiques, un système dans lequel la pauvreté la plus abjecte cotoie la richesse la plus démesurée.

Comment se sortir de cette crise? Plusieurs solutions émergent. Certains, particulièrement à gauche, voient la pandémie comme l’occasion d’adopter des réformes importantes pour s’attaquer à ces problèmes du capitalisme. Est-il possible de réformer le capitalisme?

Écoutez la présentation de Benoît Tanguay sur ce sujet donnée à l’École marxiste d’hiver de Montréal 2021

Keynésianisme

Le keynésianisme représente la solution « classique » des gouvernements pour sortir des crises économiques. Ces politiques keynésiennes, c’est-à-dire inspirées de la pensée de l’économiste anglais John Maynard Keyne, connaissent justement un fort regain de popularité depuis que la nouvelle crise économique a éclaté.

La pensée économique bourgeoise « mainstream » est largement basée par les idées de Keynes, considéré comme le fondateur de la « macroéconomie ». Mais comme le dit Yoram Bauman, « les microéconomistes tendent à se tromper sur des choses précises, alors que les macroéconomistes se trompent en général ».

Malheureusement, une grande partie de la gauche a aussi adopté la théorie keynésienne, car elle peut superficiellement sembler progressiste. C’est le cas par exemple des partisans d’un « Green New Deal » chez les Democratic Socialists of America aux États-Unis, ou encore de Québec solidaire avec son « Bouclier anti-austérité ».

Mais nous devons souligner les problèmes du keynésianisme. En réalité, Keynes n’avait rien d’un homme de gauche, et encore moins d’un socialiste. Il était bourgeois à travers toute la fibre de son être. Il faisait partie du Parti libéral du Royaume-Uni et représentait ouvertement la classe dirigeante capitaliste. « Dans la lutte des classes, vous me trouverez du côté de la bourgeoisie éduquée », disait-il.

Keynes est surtout connu pour son approche des crises économiques. Il critiquait les économistes classiques qui défendaient l’idée du laissez-faire économique et qui soutenaient que le marché s’organise automatiquement de façon efficace. Les économistes classiques rejetaient par exemple le concept de chômage involontaire, qu’ils jugeaient impossible selon leurs modèles. S’il y a du chômage, expliquaient-ils, c’est parce que les travailleurs ne comprennent pas qu’ils devraient accepter des salaires plus bas. Pas besoin d’être un génie pour comprendre l’utilité de cette idée pour les patrons.

Keynes se moquait avec raison des partisans du laissez-faire, affirmant : « Les économistes classiques ressemblent à des géomètres euclidiens, qui découvrent que dans un monde non-euclidien les lignes droites parallèles finissent en pratique souvent par se croiser, et qui ne voient d’autre solution que de condamner ces lignes qui n’ont pas compris qu’elles devaient rester droites. »

Pour Keynes donc, le laissez-faire ne fonctionne pas. Il n’y a pas de main invisible du marché qui va tout équilibrer. Pour lui, le marché ne peut être laissé à lui-même. Il faut que l’État intervienne pour réguler le marché et corriger les défauts du capitalisme.

Il explique les crises économiques par la sous-consommation. Il fait remarquer que le chômage involontaire cause un manque dans la demande. C’est à dire que plus il y a de travailleurs au chômage, moins les travailleurs ont d’argent pour acheter des marchandises. Ce manque de pouvoir d’achat limite la demande, ce qui limite les débouchés pour les marchandises et pousse les entreprises à réduire leurs investissements. Moins elles investissent, moins elles achètent de machines et matières premières, ce qui réduit la demande, et plus elles coupent dans les emplois, réduisant d’autant plus la demande. Et ainsi de suite, dans un cercle vicieux qui finit toujours par déclencher une crise.

La solution keynésienne consiste à combler le manque dans la demande par l’intervention de l’État. Si les travailleurs n’ont pas suffisamment d’argent, et que les entreprises ne veulent pas investir, alors c’est au gouvernement de stopper le cercle vicieux à coup d’investissements. Il proposait de grands programmes de travaux publics, comme des routes et autres infrastructures. Les emplois créés permettraient de relancer la machine en créant de la demande. Il explique :

« Si la Trésorerie était disposée à emplir de billets de banque des vieilles bouteilles, à les enfouir à des profondeurs convenables dans des mines désaffectées qui seraient ensuite  comblées  avec  des  détritus  urbains,  et  à  autoriser  l’entreprise  privée  a  extraire de nouveau les billets suivant les principes éprouvés du laissez-faire (le droit d’exploiter les terrains billetifères étant, bien entendu, concédé par adjudication), le chômage pourrait disparaître et, compte tenu des répercussions, il est probable que le  revenu  réel  de  la  communauté  de  même  que  sa  richesse  en  capital  seraient  sensiblement plus élevés qu’ils ne le sont réellement. A vrai dire, il serait plus sensé de construire des maisons ou autre chose d’utile; mais, si des difficultés politiques et pratiques s’y opposent, le moyen précédent vaut encore mieux que rien. »

De nos jours, les syndicats, les partis de gauche ont largement abandonné les idées socialistes et tout programme révolutionnaire. À la place de reconnaître le capitalisme comme source des inégalités et des crises, ils soutiennent plutôt que le problème est le capitalisme non réglementé, le soi-disant « néo-libéralisme ». Ils défendent par conséquent des réformes keynésiennes et demandent simplement plus de dépenses publiques et plus de réglementation.

Mais il faut souligner qu’il n’y a rien de radical dans ces réformes. Elles ne visent pas vraiment à mettre fin à l’exploitation et aux inégalités. Keynes l’admettait lui-même. « Je crois qu’il y a une justification sociale et psychologique pour d’importantes inégalités de revenus et de richesses, mais pas aussi grandes qu’elles le sont aujourd’hui », affirme-t-il dans sa Théorie générale. Il souhaitait avant tout sauver le capitalisme de ses contradictions en le réformant.

Crises de surproduction

Parce qu’en réalité, les crises économiques sous le capitalisme proviennent des contradictions profondes du système. Pour Marx, les crises économiques ne prennent pas leur source dans la sous-consommation ou le manque de demande, mais dans l’abondance extrême d’offre, dans ce qu’il appelait la « crise de surproduction », ou ce que le socialiste utopique Charles Fourier appelait la crise « pléthorique ».

Le capitalisme, à ses débuts, a été un système formidablement progressiste. La concurrence entre les capitalistes, c’est-à-dire les propriétaires des entreprises, les poussent à vouloir acquérir de plus grandes parts de marché en baissant leurs prix. Pour ce faire, ils doivent constamment améliorer la productivité de leur entreprise, pour produire plus de marchandises plus rapidement. Ils y arrivent en investissant dans une machinerie plus efficace et dans le développement technique et technologique. C’est ainsi que l’économie et la technologie se sont plus développées dans les 300 dernières années que dans les 2000 ans auparavant.

Grâce à cette machinerie de plus en plus efficace, plus productive, les capitalistes mettent sur le marché une quantité constamment grandissante de marchandises. Mais les capitalistes ne produisent pas de marchandises pour le plaisir, mais pour faire des profits.

Et ces profits, ils les tirent de l’exploitation des travailleurs. Ils ne payent pas les travailleurs pour la pleine valeur de la vente des marchandises. La classe ouvrière reçoit en salaires une valeur inférieure à celle qu’elle produit. Et la différence de valeur est appropriée par les capitalistes. C’est la source de l’exploitation des travailleurs sous le capitalisme.

Les capitalistes tentent constamment d’accroître cette exploitation afin d’aller chercher davantage de profits. Pour y arriver, ils cherchent à payer leurs travailleurs le moins possible ou à faire travailler leurs employés le plus rapidement possible. Cette exploitation est source de misère pour la classe ouvrière, qui se voit constamment comprimée comme un citron.

Mais il s’agit aussi de la source des crises économiques. En effet, l’exploitation capitaliste signifie que la classe ouvrière dans son ensemble n’a jamais les moyens d’acheter ce qu’elle produit collectivement. Les travailleurs n’étant pas payés la pleine valeur ce qu’ils produisent, ils n’ont nécessairement pas suffisamment de richesse pour racheter toute la production marchande.

Tout cela signifie qu’on retrouve à un pôle une accumulation exponentielle de marchandises qui doivent être vendues, et à l’autre pôle, une tendance à gruger dans le pouvoir d’achat des masses et dans le nombre de travailleurs. Comme dit Marx : « Actuellement, la cause ultime d’une crise réelle se ramène toujours à l’opposition entre la misère, la limitation du pouvoir de consommer des masses, et la tendance de la production capitaliste à multiplier les forces productives. » (Marx, Le Capital, Livre III)

C’est ce que Keynes constate, sans être capable de l’expliquer, quand il parle de manque dans la demande. Sauf que Keynes pose le problème à l’envers. La crise capitaliste n’est pas une crise de sous-consommation. Les masses ont toujours été très pauvres. L’humanité connaît la famine et le manque depuis ses tous débuts. Mais le capitalisme a ceci de particulier qu’il entre en crise environ tous les dix ans en raison non d’un manque, mais d’un surplus!

Évidemment, les travailleurs ne sont pas les seuls consommateurs. Une partie de l’économie est consacrée à la production de biens d’équipement, c’est-à-dire de machines, outils, matériel, etc. servant à la production. Les capitalistes réinvestissent constamment une partie de leurs profits dans la modernisation de leur machinerie, afin de produire des marchandises encore plus rapidement et pour remplacer leurs employés par des machines. Si cela absorbe temporairement une partie de l’offre, à long terme cela ne fait qu’empirer le problème de la surproduction.

Friedrich Engels, l’ami et collaborateur de Marx, explique ainsi la crise de surproduction : « L’énorme force d’expansion de la grande industrie, à côté de laquelle celle des gaz est un véritable jeu d’enfant, se manifeste à nous maintenant comme un besoin d’expansion qualitatif et quantitatif, qui se rit de toute contre-pression. La contre-pression est constituée par la consommation, le débouché, les marchés pour les produits de la grande industrie. Mais la possibilité d’expansion des marchés, extensive aussi bien qu’intensive, est dominée en premier lieu par des lois toutes différentes, dont l’action est beaucoup moins énergique. L’expansion des marchés ne peut pas aller de pair avec l’expansion de la production. La collision est inéluctable et comme elle ne peut pas engendrer de solution tant qu’elle ne fait pas éclater le mode de production capitaliste lui-même, elle devient périodique. La production capitaliste engendre un nouveau “cercle vicieux”. » (Engels, Anti-Dühring)

Cette surproduction explique qu’à l’échelle planétaire, environ un tiers de la nourriture produite est jetée pendant qu’une personne sur neuf souffre de la faim. C’est aussi ce phénomène qui pousse les grandes marques de mode à détruire des tonnes de vêtements chaque année pendant que des gens portent des guénilles. Les marchandises sont produites pour être vendues, pour faire des profits, et non pour répondre aux besoins des humains.

Périodiquement, le marché devient trop saturé et les capitalistes n’arrivent plus à trouver d’acheteurs pour leurs produits. Ils cessent alors de réinvestir dans la machinerie, ce qui coupe dans la demande. Ils réduisent leur production et mettent des employés à pied. Cela coupe encore plus dans la demande, et il devient d’autant plus difficile de vendre. Le système entre alors en crise.

Une statistique révèle assez bien cette surproduction. L’utilisation des capacités, qui signifie essentiellement la proportion de la machinerie qui est utilisée, connaît une tendance claire à la baisse. Par exemple, aux États-Unis elle se trouvait autour de 90% dans les années 70. Elle est passée sous la barre des 80% depuis 2008 et aujourd’hui elle tourne autour de 75%. Pendant que des millions de gens aux États-Unis demeurent dans le besoin et que 10 millions de personnes sont au chômage, 25% de la machinerie reste tout simplement inutilisée, parce qu’il n’y aurait pas d’argent à faire à produire plus.

Qui va payer?

À la lumière de cette explication de la crise, le problème avec le keynésianisme devient évident : qui va payer pour ces grands programmes d’infrastructures? Où l’État devrait-il aller chercher l’argent nécessaire pour relancer l’économie?

Il peut évidemment augmenter les taxes et impôts. Mais alors, qui devrait-il taxer, les travailleurs ou les capitalistes? S’il taxe les travailleurs, par exemple par une hausse des taxes à la consommation ou des impôts sur les revenus plus bas, cela ne règle rien. Cela ne fait que réduire leur pouvoir d’achat et coupe d’autant plus dans la demande.

Il peut aussi aller chercher l’argent dans les poches de la classe capitaliste, comme le proposent souvent les partisans du keynésianisme. Par exemple, Québec solidaire propose de taxer les grandes entreprises et les fortunes de plus de 1 million de dollars.

Bien sûr, en tant que socialistes, nous n’avons pas de problème à taxer les riches. Nous n’allons pas pleurer si les Molson doivent vendre un de leurs yachts. Mais, il faut souligner que cela ne représente pas une solution non plus.

Comme on l’a vu, les patrons embauchent des travailleurs et produisent pour faire des profits. Plus d’impôts sur les entreprises ne fait que décourager l’investissement en réduisant la perspective de profits. Les capitalistes ont tendance à délocaliser leur production en réponse à un fardeau fiscal plus élevé.

Finalement, l’État peut aussi financer ses dépenses par des déficits, donc en empruntant de l’argent. Sauf que cette solution connaît une limite non sans importance : les créditeurs ont cette fâcheuse tendance à vouloir être remboursés, avec intérêt en prime. L’État peut donc stimuler l’économie, mais au prix de limiter sa capacité à la stimuler plus tard.

Autrement dit, si le gouvernement renforce la demande aujourd’hui par des déficits, il coupe dans sa demande demain. Et à mesure que la dette publique grandit, le problème devient de plus en plus important. Bien sûr, les partisans de la théorie monétaire moderne rouleront leurs yeux face à cette idée que le remboursement de la dette serait un problème. Nous y reviendrons.

Sans oublier que les solutions keynésiennes ont tendance à exacerber la crise de surproduction. Soutenues par un marché artificiel créé par l’argent prêté à l’État, les entreprises peuvent continuer à produire toujours plus. Les capitalistes peuvent continuer à investir dans la machinerie et à accroître leur capacité productive, donc la quantité de marchandises sur le marché. Donc si les dépenses gouvernementales réussissent à combler la demande pendant un certain temps, à long terme elles tendent à empirer la crise de surproduction.

L’État se trouve alors pris au piège : cesser d’emprunter et de combler le manque dans la demande et risquer une crise ou continuer et accumuler une dette toujours plus grande, avec une croissance correspondante de l’écart entre la capacité d’achat des masses et la capacité productive des entreprises.

Austérité

Les politiciens conservateurs s’opposent donc généralement aux mesures keynésiennes justement parce qu’ils demandent qui va payer pour ça, et parce qu’ils se scandalisent devant la dette publique qui semble grandir à l’infini. Leur solution est alors de couper dans les services publics, de licencier des travailleurs du secteur public, de réduire le filet social, etc. En réalité, cela ne fait qu’empirer le problème, en coupant davantage dans la demande.

Les marxistes ne critiquent pas le keynésianisme parce que nous y préférons l’austérité. Nullement. Le mouvement ouvrier devrait se battre contre les coupes dans les services publics. Chaque réforme gagnée par les travailleurs est une bonne chose.

On entend souvent à gauche qu’il est irrationnel d’adopter des mesures d’austérité. Beaucoup de sociaux-démocrates, de partis et organisations de gauche réformiste, ont comme mantra que « L’austérité est idéologique ».

Mais comme marxistes, nous faisons remarquer que l’austérité ne représente que l’autre face du keynésianisme. Les gouvernements de droite comme de gauche qui refusent de sortir du capitalisme doivent faire avec les règles du jeu capitaliste : il faut rembourser les dettes et il ne faut pas toucher à la propriété privée. L’austérité suit donc inévitablement les programmes keynésiens.

En vérité, les keynésiens et leurs opposants ont donc tous deux à la fois tort et raison. Les gouvernements ont effectivement le choix. Ils ont le choix entre ne rien faire et endurer la crise maintenant ou stimuler l’économie à coup de déficits et vivre une crise encore plus grave plus tard lorsqu’il faudra inévitablement rembourser la dette et adopter l’austérité. L’austérité ou les déficits, c’est le choix entre un coup de poing maintenant ou un coup de pied demain.

« Nous sommes tous keynésiens aujourd’hui »

Aujourd’hui, la menace de l’austérité pend au-dessus de nos têtes comme une épée de Damoclès. Les gouvernements étaient déjà fortement endettés avant la pandémie. Avec les plans de sauvetage de l’an dernier, la dette publique a explosé, particulièrement dans les pays développés. Pendant les deux premiers mois de la pandémie seulement, les gouvernements à travers le monde ont dépensé plus de 10 mille milliards de dollars en stimulus. Cela représente trois fois les plans de stimulus cumulés des années 2008 et 2009. La dette publique mondiale a augmenté de 15% l’an dernier.

Ces dépenses faramineuses ont permis de prévenir une catastrophe complète. Mais elles n’ont rien réglé. Nous avons eu depuis la pandémie une explosion du nombre d’entreprises zombies, c’est-à-dire des entreprises dont les revenus sont insuffisants même pour rembourser les intérêts sur leurs dettes. Aux États-Unis, 20% des 3000 plus grandes entreprises cotées à la bourse vacillent ainsi entre la vie et la mort. La dette de ces entreprises est passée d’environ 400 milliards de dollars US en 2019 à presque 1400 milliards en 2020.

En vérité, la survie de l’économie dépend de l’injection continue d’argent par l’État, par le biais de programmes comme la Subvention salariale d’urgence du Canada. Ces programmes ne sont rien de moins que d’énormes cadeaux aux entreprises, un chèque en blanc jusqu’à ce que la pandémie prenne fin. De larges pans de l’économie vivent essentiellement sur le respirateur artificiel. Et pour les entreprises qui n’en ont pas vraiment besoin, la générosité de l’État représente l’occasion parfaite d’en mettre plein dans les poches de leurs propriétaires, comme Imperial Oil Ltd, qui a reçu 120 millions de dollars de Trudeau et qui a versé 324 millions de dollars à ses actionnaires.

Mais que va-t-il se passer quand ces plans de sauvetage vont prendre fin? La classe dirigeante est inquiète. L’aile plus clairvoyante de la bourgeoisie appelle à maintenir le respirateur artificiel et met en garde contre l’austérité, qui aurait des répercussions économiques et politiques dangereuses pour elle. Laurence Boone, économiste en chef de l’OCDE, avertissait en entrevue avec le Financial Times en janvier que « le public se révolterait contre une austérité renouvellée ou des hausses de taxes ». Après la crise, « les gens vont demander d’où tout cet argent est venu », dit-elle.

Le Fond monétaire international et la Banque centrale européenne, deux institutions qui n’ont pas exactement à cœur les intérêts des travailleurs, défendent la même idée. Le FMI appelle les gouvernements à « repenser » les règles des finances publiques et à accepter des niveaux de dette beaucoup plus élevés.

La classe dirigeante est vraiment à court de solutions pour régler la crise. Désespérée, elle n’a aucun autre plan que d’accumuler des dettes jusqu’à ce que la vaccination permette de rouvrir complètement l’économie. Le Financial Times expliquait : « La première priorité des nations devrait être la vaccination, alors que la réduction de la dette publique est maintenant complètement en bas de la liste des actions urgentes, selon le FMI. »

Un océan de liquidités

En plus des politiques keynésiennes, les gouvernements capitalistes ont une deuxième arme face aux crises économiques : les politiques monétaires. Elles consistent essentiellement à favoriser l’investissement et les dépenses en améliorant la disponibilité de l’argent et en encourageant les emprunts. Par exemple, en réponse à la Grande récession, la Réserve fédérale américaine a progressivement baissé son taux d’intérêt directeur de 5,25% en septembre 2007 à autour de 0 et 0,25% en décembre 2008. Cette tendance à réduire les taux d’intérêt a été suivie notamment par le Canada et l’Union européenne.

Avec des taux d’intérêt autour de 0, voire dans le négatif dans certains cas comme le Japon ou la Suisse, cet outil ne s’offre plus aux gouvernements de la plupart des grandes économies. Pour encourager les banques à prêter et faire encore davantage baisser les taux d’intérêt, les banques centrales ont donc recours à un outil monétaire appelé assouplissement quantitatif, qui consiste à racheter des dettes (généralement des obligations d’État). Le Canada, qui n’avait jamais eu recours à l’assouplissement quantitatif auparavant, s’y est mis pour la première fois en mars 2020, créant environ 5 milliards de dollars chaque semaine.

Mais devant la gravité de la crise, des mesures jusqu’alors impensables ont été adoptées. Dans le cadre de son programme d’assouplissement quantitatif, la Réserve fédérale américaine s’est mise non seulement à racheter des obligations d’État, mais aussi des obligations privées. Autrement dit, pour encourager les entreprises à emprunter davantage pour investir, la banque centrale américaine a racheté leurs dettes.

« S’en est suivie la plus importante frénésie d’emprunts par les entreprises jamais enregistrée », affirme le Financial Times. Alex Veroude, directeur des investissements chez Insight Investment, interviewé par le journal d’affaires britannique, fait remarquer qu’avec cette politique, il n’est plus important de vérifier si un emprunt est risqué ou non. Il commente : « La Fed a créé une attente de sauvetage. […] Si on y pense, c’est dément. C’est exactement ce que les critiques diraient que le capitalisme a créé. Mais c’est la réalité. »

Mais ce n’est pas tout. En mars 2020, la Réserve fédérale américaine a eu recours à la bombe atomique : elle a mis fin aux exigences de réserve fractionnaire. Les banques privées américaines pouvaient maintenant prêter sans limite, sans avoir la moindre obligation de garder un seul sou dans leurs coffres.

Tout cela signifie qu’actuellement, le marché déborde de liquidités. « Il n’a jamais été aussi peu dispendieux pour les sociétés avec une cote de crédit “pourrie” d’emprunter de l’argent aux États-Unis. » C’est une véritable orgie de création de crédit.

Malgré tout le crédit disponible, les liquidités ne sont pas utilisées pour embaucher des travailleurs ni pour acheter des machines. Par exemple, les entreprises canadiennes laissent actuellement dormir 1580 milliards de dollars dans leurs comptes de banque. Pourquoi investir quand le marché est déjà saturé par la surproduction? Pourquoi produire plus quand on n’arrive déjà pas à vendre? Les perspectives de profit laissent à désirer, alors cet argent ne se retrouve pas dans l’économie réelle.

Alors ces solutions monétaires ont surtout pour effet d’accroître fortement l’instabilité du système, sans vraiment accroître les investissements productifs. Le crédit peu dispendieux et les vastes quantités de liquidités se retrouvent plutôt sur le marché financier et dans la spéculation. Le montant des dettes sur marge, c’est-à-dire des dettes contractées auprès de courtiers à des fins de spéculation à la bourse, a atteint un record de 799 milliards de dollars aux États-Unis en janvier 2021. Les capitalistes préfèrent jouer leur argent (ou l’argent de leurs créanciers) à la bourse plutôt que de l’investir.

Cette orgie de spéculation fait craindre une bulle boursière, comme on l’a vu avec l’affaire GameStop. Certains comparent la situation actuelle à la bulle Internet du début des années 2000. Signe clair de spéculation, la valeur boursière de nombreuses sociétés est complètement déconnectée de leurs revenus. Le rapport prix/revenus de l’action de Tesla a par exemple atteint le chiffre complètement délirant de 209 plus tôt dans l’année. Le même rapport prix/revenus a atteint une moyenne sur un an de 40 chez les compagnies du Nasdaq 100, du jamais vu depuis l’éclatement de la bulle Internet.

La classe dirigeante n’a vraiment aucune solution à nous offrir. La seule chose qu’elle nous propose est davantage de dette publique, davantage de dette privée, et encore plus d’argent pour les capitalistes qui n’ont aucune intention de l’investir de façon productive. Pas surprenant que certaines idées auparavant marginales commencent à gagner en popularité.

Revenu minimum garanti

L’idée d’un revenu minimum garanti (RMG) a fait du chemin l’an dernier. Dans un contexte où beaucoup de gens étaient mis à pied pour une durée indéterminée, l’État a dû intervenir pour prévenir une catastrophe. Le RMG est donc revenu sur la table en raison des gros programmes de soutien du revenu qui ont été adoptés avec le premier confinement. Au Canada nous avons eu la Prestation canadienne d’urgence. Les Britanniques ont obtenu un programme de congés payés. Les Américains ont eu droit à un beau chèque de 600 dollars…

Au Canada, certains ont soulevé la possibilité de rendre permanent et universel ce programme de prestations, ce qui correspond plus ou moins à l’idée du RMG : un programme gouvernemental qui remettrait un montant régulier à tout le monde, peu importe le revenu. Le Comité sénatorial des finances a recommandé au gouvernement Trudeau d’adopter une PCU modifiée mais permanente. L’idée du RMG s’est même rendue jusque dans le Parti libéral du Canada. Les délégués au congrès du parti d’avril 2021 ont voté à 77% pour adopter une résolution (non contraignante) en faveur du RMG. Même le Pape s’est déclaré en faveur d’un RMG!

Les partisans du RMG avancent cette solution notamment en réponse à l’automatisation grandissante et à « l’économie des petits boulots », c’est-à-dire la précarisation grandissante du travail, particulièrement chez les salariés au bas de l’échelle. Le RMG vise donc à compenser les problèmes du capitalisme en crise : l’exploitation toujours grandissante des travailleurs et leur remplacement par des machines – les deux phénomènes à la source même de la crise de surproduction.

Une partie de la gauche l’a adopté dans ses revendications. Par exemple, Québec solidaire propose dans sa plateforme de mettre à l’essai un projet-pilote de RMG. Et l’idée de combattre la pauvreté en remettant à tout le monde un chèque régulier, sans condition, peut certainement être séduisant et sembler assez radical.

Mais comme n’importe quelle revendication, il faut se demander à qui elle profite. Est-ce qu’elle permet de faire progresser les intérêts des travailleurs dans la lutte des classes? Et dans ce cas, il faut dire que… ça dépend.

Déjà, le fait que des députés libéraux soient capables de soutenir cette idée devrait nous mettre la puce à l’oreille. Le RMG n’est pas une revendication qui appartient à la gauche. Elle a aussi de nombreux partisans à droite, notamment l’économiste libertarien Milton Friedman, inspirateur des politiques économiques du dictateur chilien Pinochet. Et pour la droite, le RMG n’a rien à voir avec un renforcement du filet social.

Au contraire, c’est un cheval de troie qui vise à démanteler l’État-providence. L’idée pour elle est de remplacer les différents programmes sociaux comme la santé publique et l’éducation par une prestation unique, afin de mieux les privatiser. Dans l’optique conservatrice de réduire la taille de l’État et d’ouvrir de nouveaux marchés, ils préfèrent que tout le monde reçoive des prestations qui pourront ensuite être dépensées sur des services sociaux privés.

Et quand la droite avance un RMG, il faut comprendre qu’elle ne souhaite pas que tout le monde ait droit à un revenu vraiment viable. L’idée est de donner aux pauvres assez pour ne pas mourir de faim, mais pas suffisamment pour qu’ils préfèrent ne pas travailler. C’est ce qu’ils appellent le « welfare trap », le cercle vicieux de l’aide sociale.

Le chroniqueur de droite Mario Dumont du Journal de Montréal nous en a donné un exemple récemment, lorsqu’il a critiqué la PCU justement pour cette raison : « Nos jeunes ont vu qu’il vaut mieux se fier aux chèques du gouvernement que de travailler. Cet été, beaucoup de jeunes qui ont choisi de travailler ont fini avec moins d’argent que ceux qui ont empoché les programmes de Justin Trudeau. » Un RMG trop élevé forcerait les employeurs à payer des salaires plus élevés pour le concurrencer, ce que ne peuvent accepter les capitalistes et leurs laquais comme Dumont.

Ainsi, avant même d’envisager de soutenir l’adoption d’un RMG, il faudrait s’assurer que ce ne soit pas une mesure régressive et une attaque contre les travailleurs.

Mais même quand la proposition de RMG vient de la gauche, il faut mettre un bémol. Par exemple, en août dernier, la députée fédérale du Nouveau Parti démocratique Leah Gazan a déposé une motion à la Chambre des communes demandant que la PCU soit convertie en RMG. Elle propose de financer un tel RMG en « mettant fin aux subventions aux grandes entreprises et aux paradis fiscaux, et en taxant les ultra riches ». Elle demande que le programme soit accompagné d’investissements dans les services publics, les logements sociaux, la santé publique, etc.

Toutefois, il faut admettre que cette revendication revient au même problème qu’avec les solutions keynésiennes : qui va payer pour? Il est utopique de croire que la richesse peut être transférée des riches aux pauvres sans une lutte des classes acharnée. Et dans l’éventualité d’une telle lutte des classes, des programmes réels comme l’éducation gratuite, les garderies gratuites, l’assurance-médicaments universelle et un programme massif de construction de logements sociaux auraient un impact bien plus important que la distribution d’argent. De plus, les partisans du RBI le présentent comme une solution de rechange à la lutte des classes. Les partisans de gauche du RMG en reviennent toujours essentiellement à proposer de taxer les riches, avec les mêmes problèmes que nous soulignions plus tôt.

Théorie monétaire moderne

Certains diront que les marxistes sont vieux jeu. Se soucier de la dette publique! En 2021! Pour les adeptes de la théorie monétaire moderne (MMT), la notion selon laquelle les déficits publics poseraient problème est dépassée. C’est ce que Stephanie Kelton, l’ancienne conseillère économique de Bernie Sanders et l’économiste la plus en vue de la MMT en ce moment, appelle le « Mythe du déficit ». Kelton affirme que « l’idée selon laquelle les taxes paient pour les dépenses du gouvernement est une pure fantaisie ».

La MMT a gagné en popularité ces dernières années à gauche. La chef de file de l’aile gauche du Parti démocrate américain, Alexandria Ocasio-Cortez, y adhère. Le think tank de gauche québécois, l’IRIS, a récemment publié un billet sur le sujet.

Que dit la théorie monétaire moderne? Essentiellement, la MMT constate que les gouvernements ne peuvent pas manquer d’argent. Ou plus précisément, les gouvernements qui ont une souveraineté monétaire, c’est-à-dire les gouvernements qui émettent leur propre monnaie à cours forcé (« Fiat money »). C’est le cas par exemple du gouvernement fédéral canadien, du gouvernement fédéral américain, du Japon, du Royaume-Uni, etc. À l’inverse, ce n’est pas le cas du Québec ou des pays européens.

L’idée est simple : si le gouvernement émet sa propre monnaie, il peut toujours en créer plus. Il n’a pas réellement besoin d’aller chercher de l’argent par des taxes pour financer ses programmes sociaux. Il ne peut pas non plus faire défaut sur ses dettes, puisqu’il peut simplement en imprimer plus, ou plus exactement changer des chiffres sur l’ordinateur de la banque centrale.

Mais, comme le disait un des premiers économistes, William Petty, en 1682 :

 « Si la richesse d’une nation pouvait être décuplée par une simple ordonnance, il serait bien étrange que notre gouvernement ne l’ait pas promulguée depuis longtemps. » (William Petty, cité dans le Capital, p.115, note 62)

En réalité, l’État peut bien créer de l’argent, mais il ne peut pas s’assurer que cet argent a de la valeur. La théorie monétaire moderne ne comprend pas ce fait. En fait, elle n’a même pas de théorie de la valeur, pas d’explication de l’origine de la valeur.

La MMT, qui se fonde sur une théorie portant le nom de chartalisme, défend l’idée complètement idéaliste et franchement farfelue que l’argent serait une pure création de l’État. Le père du chartalisme, Georg Friedrich Knapp, affirme que « L’argent est une créature de la loi ». Ce serait parce que l’État collecte des taxes dans une certaine monnaie que cette monnaie serait utilisée!

Mais comme David Graeber souligne : « [John] Locke insistait sur le fait que l’on ne peut pas plus augmenter la valeur d’une petite pièce d’argent en la rebaptisant « shilling » que l’on ne peut rendre un homme de petite taille plus grand en déclarant qu’il y a maintenant quinze pouces dans un pied. » L’État ne peut pas fixer artificiellement la valeur de sa monnaie, qui est fixée par le marché.

Au contraire, le marxisme comprend que la monnaie (dans sa forme contemporaine détachée des métaux précieux) n’est qu’une représentation de la valeur, et non de la valeur en soi. La valeur elle-même se trouve dans la production. Les marchandises, c’est-à-dire les biens et services produits pour être vendus, possèdent une valeur parce qu’ils sont le produit du travail humain. La monnaie (à cours forcé) dans une économie donnée ne fait que refléter la valeur des marchandises en circulation sur le marché.

Si l’État met plus d’argent en circulation sans que la valeur des marchandises en circulation augmente en proportion, il ne fait que réduire la valeur représentée par l’argent. Si, toutes choses étant égales par ailleurs, le gouvernement met deux fois plus de dollars en circulation, cela dévalue chaque dollar de moitié.

Tout cela signifie que, n’en déplaise à certains, le gouvernement ne peut pas imprimer de l’argent à l’infini. Il y a une limite à la quantité d’argent que l’État peut créer.

Cette limite, c’est l’inflation, c’est-à-dire une hausse générale des prix, ou autrement dit une baisse de la valeur représentée par l’argent.

L’inflation, en haussant le prix des marchandises, fait baisser le pouvoir d’achat des travailleurs. Une certaine inflation ne pose pas vraiment problème pour le capitalisme, mais lorsqu’elle s’emballe, les salaires et l’investissement peinent à suivre son rythme, et l’épargne s’érode. Les gouvernements ont donc tendance à chercher à garder l’inflation autour de 2%.

Un gouvernement qui créerait de l’argent sans limite provoquerait une crise inflationniste, où l’argent perdrait rapidement de la valeur. L’exemple le plus connu d’une telle situation est évidemment l’Allemagne des années 20, où le gouvernement avait tenté d’acquitter sa dette en activant la planche à billets. L’argent valait alors moins que le papier sur lequel il était imprimé.

Mais la MMT reconnaît les risques d’inflation. Comme le dit Kelton, « les limites se trouvent non pas dans la capacité de notre gouvernement à dépenser l’argent, ni dans le déficit, mais dans les pression inflationnistes et les ressources de l’économie réelle ». Bref, ne sortez pas trop vite le champagne. L’argent ne pousse pas dans les arbres.

Alors quelle est la solution de la MMT pour prévenir les pressions inflationnistes? Kelton explique : « Au fond, la MMT entend remplacer une contrainte artificielle (les revenus) par une contrainte réelle (l’inflation). […] Au lieu de partir du principe que chaque dollar de nouvelles dépenses doit être assorti d’un dollar de nouvelles recettes, la MMT nous incite à commencer par nous demander : “Combien de dollars faut-il soustraire?” » Autrement dit, il suffit de compenser l’ajout d’argent nouveau en en enlevant ailleurs dans l’économie. Comment? Par… Des taxes et des impôts!

Bref, la montagne – la MMT n’est rien de moins qu’une « révolution copernicienne » en économie selon Kelton – a accouché d’une souris. Nous sommes revenus au point de départ.

Le même problème se pose qu’avec le keynésianisme plus classique : qui va payer? Qui taxer pour soustraire de l’argent de l’économie?

La quadrature du cercle

Toutes ces solutions finissent par être confrontées au même constat : si on veut vraiment mettre plus de richesses dans les poches des travailleurs, il va falloir les prendre dans les poches des capitalistes. De quelque façon que l’on retourne le problème, on y revient toujours.

Sauf que les capitalistes ne se laisseront pas faire. Toucher à la richesse d’un capitaliste est un peu comme enlever son biberon à un bébé qui a faim – un bébé gigantesque qui possède les usines, les moyens de transports, les banques, etc. et qui dispose d’une armée d’avocats, de journalistes et de lobbyistes.

Un gouvernement de gauche qui tenterait vraiment de redistribuer la richesse par un programme keynésien ou un revenu minimum garanti et financé en taxant la classe capitaliste ferait face à une résistance énorme de la part de celle-ci. Les capitalistes fermeraient leurs usines en protestation. Ils retireraient leur argent des banques. Il y aurait une fuite de capitaux. Ils jetteraient des millions de travailleurs au chômage.

Ce gouvernement n’aurait alors pas beaucoup de choix. Il pourrait capituler et abandonner ses réformes, puis gouverner au nom des capitalistes, qui lui demanderaient d’appliquer l’austérité – c’est ce qui qui est arrivé au gouvernement supposément d’extrême-gauche de Syriza en Grèce, par exemple.

Autrement, il devrait s’attaquer directement à la source du pouvoir des capitalistes, c’est-à-dire la propriété privée des moyens de production. Il devrait alors saisir les grandes entreprises, les banques, les moyens de transport, de communication, etc. et les nationaliser. Les deux choix qui s’offriraient à lui seraient donc : socialisme ou austérité.

Il n’y a pas de solution magique pour s’en sortir. La propriété privée se trouve à la source des crises de surproduction. Tout gouvernement qui tenterait sérieusement de régler la crise se butterait inévitablement à ce mur.

Face à une crise généralisée, les capitalistes ne veulent pas investir. Ils ne veulent pas créer plus d’emplois, parce que leurs possibilités de profits sont plutôt limitées. Alors nous devons dire : tant pis pour eux. Ils ne jouent aucun rôle utile. Il faut les exproprier, et relancer la production sous le contrôle des travailleurs, de façon à répondre aux besoins de tout le monde.

Il ne manque pas de ressources ni de richesses. Il y a bien assez de nourriture, de logements, de tout ce dont on a besoin pour tout le monde. Mais une petite minorité d’ultra-riches accapare ces énormes richesses dans ses mains.

Cette classe parasitaire s’accroche à la société de toutes ses forces comme énorme sangsue qui nous écrase de tout son poids. Et alors qu’elle est en train de nous entraîner dans l’abîme, certaines personnes se disant de gauche cherchent toutes sortes de façons de plus en plus sophistiquées d’éviter de toucher à la sangsue sur notre dos, ou de ne pas trop la déranger. Avec leurs « solutions » réformistes, les politiciens et dirigeants syndicaux nous promettent essentiellement qu’ils ont réussi à résoudre la quadrature du cercle.

Pour une solution socialiste!

Mais le mouvement ouvrier, les travailleurs ne devraient pas se laisser berner par les fausses solutions que représentent le keynésianisme, le RMG et la MMT. Il s’agit de poudre aux yeux.

Évidemment, nous soutenons toute réforme qui améliore la vie des travailleurs. La lutte pour des réformes fait partie de la lutte révolutionnaire. Chaque réforme gagnée par la lutte des travailleurs donne encore plus confiance aux travailleurs en leurs propres forces, et les place en meilleure position dans la lutte contre le capitalisme.

Mais la première tâche des révolutionnaires est de dire ce qui est. Comme disait Lénine, seule la vérité est révolutionnaire. Il faut dire ouvertement que les idées keynésiennes, de la MMT, du RMG ne peuvent pas régler la crise. Au mieux, ces solutions ne sont qu’un pansement sur un système qui se meurt du cancer. 

Elles ne s’attaquent pas aux contradictions profondes à la source de la crise de surproduction. Elles ne remettent pas en question la propriété privée des moyens de production, l’économie de marché et l’exploitation des travailleurs. Elles n’empêchent pas les capitalistes de produire toujours plus de marchandises et d’appauvrir toujours plus les travailleurs.

Ces idées veulent s’attaquer aux inégalités sans s’attaquer à la source des inégalités, c’est-à-dire au fait que les riches sont riches parce qu’ils possèdent les moyens de production et les capitaux, et que les travailleurs ne possèdent rien d’autre que leur force de travail et sont donc pauvres parce qu’ils n’ont d’autres choix pour survivre que de se vendre aux capitalistes. 

Quand certains à gauche affirment qu’il est possible d’avoir un gros État-providence, un revenu minimum garanti, de mettre fin à l’austérité, etc. sans révolution socialiste ils affirment essentiellement qu’il est possible d’avoir un capitalisme sans crises récurrentes. Ils affirment qu’il est possible d’avoir un capitalisme qui ne sème pas la misère. Ils affirment que le capitalisme peut nous offrir la richesse sans la pauvreté. Ils nous disent essentiellement qu’une société fondée sur l’exploitation peut exister sans exploitation.

Alors nous disons : « Cessons de tourner autour du pôt! » Le capitalisme nous mène tout droit vers la catastrophe. Il faut changer de direction avant qu’il ne soit trop tard. Les syndicats et les partis ouvriers devraient cesser de trouver des excuses pour ce système pourri. Il est temps pour la classe ouvrière de revenir à un programme révolutionnaire.