Réforme ou révolution? La réponse à cette question peut sembler évidente pour les jeunes communistes qui lisent ce journal. « Facile : Révolution! Prochaine question! » 

Mais l’histoire nous montre que la différence entre la réforme et la révolution ne se présente pas toujours d’une façon aussi tranchée dans le vrai monde. 

L’histoire du Chili, où l’on commémore ce mois-ci les 50 ans du coup d’État brutal de Pinochet, représente un exemple du danger qui attend ceux qui ne savent pas bien distinguer les deux. Comme c’était le cas avec le leader socialiste Salvador Allende, la réforme prend parfois des habits révolutionnaires. Il est crucial pour les communistes de comprendre ce qui sépare les deux phénomènes.

Au moment du coup d’État le 11 septembre 1973, le Chili se trouvait en plein processus révolutionnaire. Partout, dans les milieux de travail, les écoles, les universités, les chaumières, on discutait de politique. Dans les usines, les travailleurs étudiaient le Capital et la théorie de la valeur de Karl Marx. Les masses ouvrières et paysannes voulaient le socialisme et trépidaient d’impatience, saisissant les terres et bâtissant des organes de lutte et de contrôle ouvrier. 

La situation correspondait parfaitement au fameux aphorisme de Trotsky, qui affirmait que « le trait le plus incontestable de la Révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques ».

Devant l’énergie révolutionnaire immense des masses, leur mobilisation infatigable, les dirigeants du gouvernement d’Unité populaire, à la tête duquel se trouvait Allende, n’avaient pas le choix que de parler un langage révolutionnaire, de parler de socialisme et de révolution. 

Dans son premier discours après son élection, le 4 septembre 1970, le nouveau président Allende déclare : « Pour parler franchement, notre tâche est de définir et de mettre en pratique, comme voie chilienne vers le socialisme, un nouveau modèle d’État, d’économie et de société qui s’articule autour des besoins et des aspirations de l’homme […] Il n’y a pas d’expériences antérieures que nous puissions utiliser comme modèles – nous devrons développer la théorie et la pratique de nouvelles formes d’organisation sociale, politique et économique, à la fois pour rompre avec le sous-développement et pour créer le socialisme […] Si nous devions oublier que notre mission est d’établir un plan social pour l’homme, toute la lutte de notre peuple pour le socialisme deviendrait simplement une expérience réformiste de plus. »

Mais les actions d’Allende ne concordaient pas avec ses paroles. Malgré toutes ses déclarations en faveur d’une révolution et du socialisme, il demeurait un réformiste en actes.  

Le gouvernement d’Allende avait entrepris des nationalisations, notamment des mines de cuivre, qui représentent un des secteurs les plus importants de l’économie chilienne. Mais la socialisation avançait lentement, progressivement.  L’économie, et notamment la distribution, demeurait essentiellement entre les mains des capitalistes. 

C’est ce qui leur a permis de procéder à une campagne de sabotage économique et de lockout pour mettre l’économie chilienne à terre. Les capitalistes ne permettront jamais la transformation socialiste de l’économie, aussi lente soit-elle.

Le capitalisme se fonde sur la propriété privée des moyens de production. L’acte essentiel, incontournable, de la révolution socialiste est l’expropriation des capitalistes. Sans cela, ceux-ci conservent la mainmise sur l’économie, la source de leur puissance. Il ne peut y avoir de socialisme sans destruction des capitalistes en tant que classe, par leur expropriation. C’est la seule façon de parvenir à une société communiste – une société sans classes.

Pour scier le jambes à la bourgeoisie, il aurait fallu lancer un appel général aux travailleurs à prendre le contrôle des industries. Ils n’attendaient que cela. Mais alors que les masses ouvrières s’engageaient courageusement dans la voie des expropriations, en occupant fois après fois les entreprises, le gouvernement d’Allende leur barrait le chemin, demandant un développement progressif de la révolution. Or, une révolution est comme une bicyclette : il faut qu’elle prenne une certaine vitesse pour ne pas tomber. En bloquant l’accélération de la révolution, Allende la condamnait à l’échec.

La révolution socialiste est aussi l’arrivée de la démocratie dans l’économie, par la prise par les travailleurs du contrôle sur celle-ci, par le biais de conseils ouvriers dans les usines. Une telle démocratie permet de mettre fin à l’anarchie du marché et de procéder à la planification démocratique de l’économie par les travailleurs. Alors que les travailleurs chiliens avaient commencé à spontanément prendre les entreprises entre leurs mains pour bâtir une telle démocratie, le gouvernement d’Allende se fondait plutôt sur la démocratie parlementaire, s’imaginant naïvement pouvoir contrôler celle-ci. 

Or, la démocratie parlementaire est une institution entièrement faite pour servir la classe dirigeante bourgeoise. À chaque instant, l’État – les tribunaux, les ministères, la police, l’armée – minait et sabotait les efforts de l’Union populaire pourtant nominalement au pouvoir. La tâche d’une révolution n’est pas de s’appuyer sur la démocratie parlementaire, mais de l’abolir et de la remplacer par la ce que Lénine a appelé une « véritable démocratie des travailleurs », une démocratie fondée sur des conseils ouvriers dans tous les milieux de travail. 

Les sommets de l’État – officiers hauts gradés, chefs de police, hauts fonctionnaires, juges – entretiennent mille et un liens avec la classe capitaliste. Allende croyait que ces gens avaient une quelconque loyauté envers la « démocratie » et viendraient le sauver des putschistes, alors que leur loyauté résidait (et résidera toujours) envers la bourgeoisie. Ils étaient eux-mêmes les putschistes.

En réalité, le gouvernement d’Unité populaire avait sur l’État bourgeois à peu près le même contrôle qu’un homme qui saisit le canon d’un fusil pointé vers lui : c’est toujours la bourgeoisie qui avait le doigt sur la gachette. 

Plutôt que de compter sur les « constitutionnalistes » dans les forces armées, une révolution doit compter sur la force des travailleurs organisés et armés. L’État bourgeois ne peut pas être réformé – il doit être aboli, pour être remplacé par un État des travailleurs. Ne pas l’avoir compris a coûté la vie à Allende, et à des milliers d’autres révolutionnaires.

La tragédie de la révolution chilienne démontre bien qu’on ne peut pas faire une révolution à moitié. Le chemin de l’histoire est jonché des cadavres de dirigeants comme Allende ayant parlé de révolution, mais n’ayant pas été prêts à mener la révolution jusqu’au bout : l’expropriation des capitalistes, la planification démocratique de l’économie dans son ensemble, la destruction de l’État et son remplacement par un État ouvrier. Le résultat est le même à chaque fois : une défaite dans un bain de sang. 

Alors que nous entrons dans une époque de révolutions, les jeunes communistes aujourd’hui doivent se rappeler des leçons du Chili. De plus en plus, sous la pression de la radicalisation des masses, des leaders émergeront qui parleront un langage révolutionnaire. Mais cela n’est pas suffisant. Sans une compréhension claire du capitalisme, ses institutions et son fonctionnement et des tâches de la révolution socialiste, même les leaders les mieux intentionnés risquent de faire naufrage, comme un navire sans compas. La meilleure garantie de victoire de la révolution se trouve dans la construction d’un parti révolutionnaire de masse armé du guide du marxisme.