
des Cent Mille, en 1968. Wikimedia Commons / Domaine public
La chanson « Construção » (1971) de Chico Buarque est un portrait frappant de la condition ouvrière sous le capitalisme. Écrite pendant la dictature militaire brésilienne (1964–1985), elle a franchi la censure uniquement grâce au camouflage poétique de Chico. Mais derrière les vers se cache une critique dévastatrice d’un système qui réduit les travailleurs à de simples outils jetables.
La dictature n’était pas un accident. Elle résultait d’une alliance consciente entre la bourgeoisie brésilienne et l’impérialisme américain pour étouffer la classe ouvrière et la paysannerie avant que leur lutte n’avance vers le socialisme. La bourgeoisie industrielle de São Paulo, liée à la finance étrangère, voulait une main-d’œuvre bon marché et de la « stabilité » politique pour protéger ses profits, tandis que l’oligarchie agraire (les latifundiários) craignait la réforme agraire et la mobilisation paysanne. Ces deux fractions de la classe dirigeante se sont unies pour renverser le président João Goulart (1961–1964), le dernier président réformiste qui avait osé proposer une redistribution modeste des terres, le renforcement des syndicats et des limites au capital étranger. Washington a soutenu le coup d’État par l’Opération Brother Sam, mettant navires, carburant et armes à disposition des généraux pour assurer leur réussite. Plus tard, le Brésil est devenu un pilier de l’Opération Condor, l’alliance continentale de dictatures dirigée par les États-Unis (au Chili, en Argentine, en Uruguay et ailleurs), coordonnant répression, torture et assassinats à travers l’Amérique latine.
Il ne s’agissait pas du « règne de généraux fous », mais de la dictature ouverte de la bourgeoisie, utilisant la terreur comme outil pour défendre la propriété et les intérêts impérialistes. Le soi-disant « miracle brésilien » de la fin des années 1960 et 1970 – une croissance rapide bâtie sur les prêts étrangers et une baisse brutale des salaires – n’a rien signifié pour la classe ouvrière, sinon une exploitation accrue et une misère plus profonde. Quand la crise a frappé, le régime s’est effondré sous le coup des grèves, du mécontentement et de l’échec économique, laissant place non pas au socialisme, mais à une démocratie bourgeoise : le capitalisme géré par les urnes plutôt que par les baïonnettes.
C’est cette contradiction – le travailleur qui construit la société sans rien en retirer – que Chico exprime dans « Construção ». La chanson raconte l’histoire d’un ouvrier de la construction dont la vie se résume au travail, à l’épuisement et à une mort anonyme. Chaque vers se termine par un mot différent, créant un rythme mécanique qui reflète la routine aliénante de la vie capitaliste.
« Il est mort au milieu de la rue, dérangeant la circulation
Il est mort au milieu de la rue, dérangeant le public. »
L’ouvrier bâtit la ville, mais reste invisible. Sa mort ne provoque aucun arrêt : la circulation continue comme si de rien n’était. Comme le chante Chico :
« Il est mort au milieu de la rue, dérangeant le samedi. »
Ce n’est pas seulement de la poésie – c’est la réalité de millions de personnes sous le capitalisme : des hommes et des femmes qui produisent la richesse de la société, mais dont la vie est traitée comme jetable. Derrière le « miracle économique » ne se trouvait que la surexploitation impitoyable des travailleurs.
Et c’est là le génie de Chico Buarque. Sous la dictature, la critique ouverte pouvait mener à la prison, à l’exil ou pire. Mais à travers la métaphore, le rythme et l’ambiguïté, « Construção » disait ce qu’on ne pouvait pas dire directement. La chanson montrait comment l’art devenait une arme de résistance cachée : déjouant la censure, préservant la vérité et parlant à des millions de gens qui reconnaissaient leur propre vie dans ses vers.
« Construção » n’est pas qu’une chanson – c’est un monument à l’aliénation et à la résilience de la classe ouvrière. Si vous ne l’avez jamais entendue, écoutez attentivement – pas seulement la mélodie, mais aussi la répétition mécanique.