Élections fédérales : la classe dirigeante a son homme

La classe dirigeante du Canada pousse un soupir de soulagement. Leur comparse de l’élite, le banquier Mark Carney, a remporté les élections. Cependant, les festivités seront de courte durée.

  • Joel Bergman
  • mer. 30 avr. 2025
Partager
Source : Révolution communiste

La classe dirigeante du Canada pousse un soupir de soulagement. Leur comparse de l’élite, le banquier Mark Carney, a remporté les élections. Cependant, les festivités seront de courte durée. Carney est confronté à une situation impossible, avec une économie affaiblie et une guerre commerciale avec les États-Unis. L’instabilité et la crise se profilent à l’horizon et nous devons être prêts à résister aux attaques à venir.

PartiPourcentage du voteSièges (172 pour une majorité)
Parti libéral43,7% (+11,1 points de pourcentage)169 (+17)
Parti conservateur41,3% (+7,6 pp)144 (+24)
Bloc québécois6,3% (–1,3 pp)22 (–11)
Nouveau parti démocratique6,3% (–11,5 pp)7 (–17)
Parti vert1,3% (–1,0 pp)1 (–1)

Les libéraux sauvés par Trump

Le parti libéral a connu un revirement miraculeux lors de cette élection. Il y a quelques mois à peine, les conservateurs avaient 25 points d’avance dans les sondages. Il semblait que l’élection à venir allait signaler l’effondrement des libéraux. 

Mais les libéraux ont finalement remporté 43,7 % des suffrages, soit la plus grande part du vote populaire pour un parti depuis plus de 40 ans. Avec près de 8,5 millions de voix, il s’agit également du plus grand nombre de voix pour un parti dans l’histoire du pays. Les libéraux ont augmenté leur nombre de sièges de 152 à 169, ce qui les place à trois de la majorité. 

Mais cela n’a pas grand-chose à voir avec le talent de Carney en tant que politicien et encore moins avec ses politiques. On parle ici d’un personnage terne et ennuyeux. Et malgré tout le tapage sur les différences entre Carney et Poilievre, leurs programmes sont pratiquement identiques. Juste avant les élections, Carney a profité de son bref moment comme premier ministre pour mettre en œuvre trois des promesses électorales de Poilievre : la réduction de l’impôt sur les gains en capital, l’abolition de la taxe carbone et l’élimination des examens fédéraux sur les projets de développement – autant de cadeaux aux grandes entreprises. 

Carney était le candidat de la classe dirigeante. Cela a sans aucun doute favorisé son ascension, car l’establishment s’est rallié à lui en tant que nouveau sauveur. Un sondage réalisé en mars a révélé que 53% des chefs d’entreprise soutenaient Carney, contre 30 % seulement pour Poilievre.

La classe dirigeante, qui approuvait la majeure partie du programme de Poilievre, ne lui a jamais fait entièrement confiance. Elle n’a pas apprécié ses appels populistes à la colère de la classe ouvrière et ses dénonciations constantes des « élites financières ».

Mais ce revirement remarquable des libéraux est avant tout dû au phénomène Donald Trump. Alors que la dynamique politique de l’année dernière était dominée par la haine contre les libéraux de Trudeau sur des questions telles que le coût de la vie et le logement, les menaces de Trump ont complètement transformé la situation. Ses références constantes à l’annexion du Canada et ses tarifs douaniers ont coupé court à la dynamique précédente. 

David Coletto, directeur de l’institut de sondage Abacus, résume la situation ainsi : « Quelques semaines auparavant, les gens pensaient à l’inflation et au coût de la vie. Tout à coup, ils sont obligés de penser à l’existence même du Canada ». 

Il ajoute : « Trump a fait ce qui est presque impossible : transformer un environnement très hostile au dirigeant sortant en 2024 en un environnement où le fait d’être le dirigeant sortant est un avantage. Les gens recherchent désormais la stabilité, et non la révolution. »

Résumant cet état d’esprit, Marc H., père de deux enfants, a déclaré au Guardian : « La dernière chose que je voulais lors de la prochaine élection, c’était Justin Trudeau. C’était rendu à un point où j’étais prêt à voter conservateur juste pour faire ce point. Mais maintenant, un ancien banquier se présente au milieu d’une crise économique? Oui, je vais y réfléchir ».

Carney a pu se présenter comme un homme de confiance, un banquier respecté ayant l’expérience d’avoir dirigé le Canada lors de la crise des « subprimes » de 2008 et la Grande-Bretagne lors des négociations sur le Brexit. Le fait que Poilievre soit considéré par beaucoup de gens comme une sorte de Trump canadien ne l’a pas aidé non plus.

Source : Révolution communiste

Le NPD puni

Mais la victoire des libéraux est loin d’être écrasante. Poilievre a obtenu plus de 8 millions de voix et 41,3% des suffrages, ce qui constitue le plus haut vote conservateur depuis 1988. Au cours des dernières décennies, ce niveau d’appui aurait facilement suffi à former un gouvernement majoritaire. Mais les conservateurs se sont retrouvés avec 144 sièges, 24 de plus que les 120 précédents, ce qui n’était pas suffisant pour prendre le pouvoir, et encore moins former un gouvernement majoritaire.

Le fait marquant de cette élection est l’effondrement du NPD. Le parti est passé de 17,7% du vote lors du scrutin de 2021 à un maigre 6,3%, soit le pire résultat de son histoire. De 24 sièges, le parti n’en a plus que sept, et le chef Jagmeet Singh compte parmi ceux qui ont mordu la poussière.

Ce résultat place le NPD en dessous du nombre de sièges nécessaires pour obtenir le statut de parti officiel. Il perdra de nombreux privilèges, tels que le financement des recherches du parti et le droit de poser des questions lors de la période des questions. 

Mais l’échec et l’effondrement du NPD étaient écrits dans le ciel.

Il y a longtemps que les dirigeants du NPD ont abandonné la prétention de lutter pour le socialisme. Depuis lors, ils sont comme un navire sans gouvernail, ballotés d’un côté à l’autre, incapables d’expliquer en quoi le parti représente quelque chose de fondamentalement différent des libéraux. 

Cette tendance a atteint son apogée sous la direction de Thomas Mulcair, qui a sabordé la meilleure tentative du NPD de former un gouvernement en 2015 en essayant de présenter le NPD comme un bon gestionnaire du capitalisme. Mulcair a ensuite été chassé par les membres. Jagmeet Singh a été mis à la tête du parti dans un déplacement calculé vers la « gauche ». Cela avait pour but d’éviter une révolte de la base du parti, comme on l’avait vu en Grande-Bretagne avec l’ascension soudaine du député de gauche Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste. 

Mais Jagmeet est une créature de la même bande d’apparatchiks du NPD qui appuyait Mulcair. Conservateur par nature, ce club de bureaucrates professionnels est libéral dans tous les sens du terme et fait toujours pression pour modérer le parti et capituler devant l’establishment. L’accord de soutien et de confiance de 2022, grâce auquel le NPD a maintenu les libéraux au pouvoir en plein cœur de la pire crise du coût de la vie depuis des générations, a été le point d’orgue de ce processus.

Le résultat de cette adaptation à l’establishment libéral est qu’en ce moment de crise, les gens ne voient pas le NPD comme une option viable.

Incapable d’apprendre quoi que ce soit, Jagmeet Singh affirme qu’il n’a « aucun regret ». Expliquant qu’il a fait passer « le Canada avant le NPD », Singh justifie le fait d’avoir soutenu le gouvernement libéral l’année dernière par le fait qu’un gouvernement conservateur a été évité. Et sans aucun sens de l’hypocrisie, dans la même entrevue, Singh prévient Carney, que celui-là même qu’il a aidé à faire élire, prépare des coupes budgétaires de 28 milliards de dollars !

Il n’est pas étonnant que les électeurs aient fui le NPD en masse. À notre époque, le test décisif pour tout parti de gauche est sa capacité à défendre l’indépendance de classe, sans se plier aux discours alarmistes des libéraux sur la montée de la droite. Dans un pays après l’autre, nous avons vu cette stratégie du « moindre mal » échouer encore et encore. 

Source : @pierrepoilievre/X

Mutation démographique

Nous avons beaucoup entendu l’argument selon lequel il faut voter Carney afin de bloquer notre propre petit Trump canadien, Pierre Poilievre. Mais l’expérience du monde entier montre qu’appuyer les libéraux est en fait exactement ce qui permet aux populistes de droite de gagner en popularité. Nous avons vu le résultat de cette politique du moindre mal aux États-Unis, où Bernie Sanders et d’autres « socialistes démocratiques » ont soutenu le Parti démocrate. Cela a permis à Trump de connecter avec les gens en colère sans aucune concurrence à gauche. 

C’est précisément ce qui s’est passé au Canada. Alors que le NPD soutenait les libéraux, une part importante de la colère de la classe ouvrière a été captée par les conservateurs. Pierre Poilievre a conçu son message populiste de droite pour cibler les travailleurs mécontents, en s’insurgeant contre les élites financières et en faisant appel à la classe ouvrière avec des slogans tels que « the have nots vs the have yachts » (ceux qui n’ont rien vs. ceux qui ont des yachts) et « des bottes, pas des cravates ». Résultat : Poilievre arrive en tête des sondages chez les moins de 35 ans et chez les travailleurs syndiqués. C’est du jamais vu pour le Parti conservateur, qui est normalement un parti de personnes âgées et aisées.

Ce changement démographique a vu une vague de baby-boomers brandissant le drapeau canadien se rallier aux libéraux, tandis que la génération Z et les milléniaux ont abandonné le NPD et se sont ralliés à Poilievre.

Selon studentvote.ca, en 2021, si les seuls à pouvoir voter étaient les 35 ans et moins, le NPD aurait obtenu 108 sièges. Cette fois-ci, les moins de 35 ans n’auraient élu que 13 députés du NPD, tandis que les conservateurs auraient obtenu 165 sièges et les libéraux 145. C’est incroyable quand on sait qu’il y a quelques années à peine, les analystes disaient que le clivage principal dans la société était « générationnel », en ce sens où les jeunes étaient de gauche et les plus âgés étaient conservateurs!

Résultat, les libéraux ont gagné, mais les conservateurs ne sont pas affaiblis – bien au contraire. Bien que Poilievre ait perdu son siège, cela semble être une exception au processus général qui a vu le parti gagner des sièges à travers le pays dans de nombreuses circonscriptions ouvrières. 

Par exemple, les conservateurs ont gagné des sièges dans d’importantes circonscriptions fortes en travailleurs industriels telles que Hamilton et Windsor en Ontario, où le NPD a été complètement balayé. En fait, ce sont les conservateurs, et non le NPD, qui ont remporté toutes les circonscriptions clés où des fermetures d’usines ont été annoncées. Ce sont tous des châteaux forts du NPD. Les conservateurs ont également obtenu d’excellents résultats dans la périphérie de Toronto, où vivent principalement des immigrants et des travailleurs. 

L’effondrement du NPD n’est donc pas simplement dû au fait que de nombreux électeurs du NPD se sont jetés dans les bras de Carney, mais aussi au fait que de nombreux électeurs de la classe ouvrière, qui détestent à juste titre les libéraux et ne font pas confiance à Carney, ont voté pour les conservateurs. 

En fait, il y avait deux « questions de l’urne », et le NPD n’était pas perçu comme une option ni pour l’une, ni pour l’autre. Ceux qui ont voté pour Carney avaient tendance à voter en raison des menaces de Trump. Ceux qui ont voté pour Poilievre avaient tendance à voter à cause du coût de la vie, du logement, des emplois et parce qu’ils détestaient les libéraux. 

Les libéraux et les conservateurs ont obtenu plus de 80% des voix pour la première fois depuis les années 1950. C’est la capitulation de la direction du NPD, son abandon de la lutte de la classe ouvrière et son acceptation du système capitaliste qui ont conduit à cette poussée des deux principaux partis du capitalisme canadien. La bureaucratie du parti récolte ce qu’elle a semé.

Source : Sam Jean pour Révolution communiste

Crise et instabilité à l’horizon

Il faut se préparer à un gouvernement de crise. La tâche qui attend Carney est véritablement gargantuesque. Avant même la guerre commerciale, la situation de l’économie canadienne était pour le moins sombre. Un rapport de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante prévoit une contraction de l’économie de 5,6% (sur une base annuelle) au deuxième trimestre, et ce alors que les effets de la guerre commerciale ne se sont pas encore fait sentir pleinement. 

De plus, Carney ne pourra pas s’offrir le luxe d’un gouvernement majoritaire, puisque trois sièges lui manquent. Cela ajoutera un immense élément d’instabilité à la situation. Qui appuiera ce gouvernement?

Il est peu probable que les parlementaires néo-démocrates aient envie de se brûler les doigts en appuyant les libéraux à nouveau,après avoir subi une telle punition pour avoir soutenu Trudeau. Si le parti utilise ses quelques sièges pour soutenir les libéraux, ce serait un désastre absolu, qui pourrait mener à la destruction du parti. Cela dit, il ne faut jamais sous-estimer la capacité de la direction du NPD à adopter la pire position possible. 

Chez le Bloc québécois, Yves-François Blanchet a déclaré qu’il était ouvert à une collaboration avec Carney, expliquant : « Il faudra travailler avec les partis fédéralistes parce que nous avons une crise gérée par le gouvernement canadien ».

Mais il s’agit d’un jeu politique dangereux. Le Bloc est un parti nationaliste québécois. Blanchet a déjà été critiqué par le chef du Parti québécois, Paul St-Pierre Plamondon, pour avoir cherché à se rapprocher de Carney. Le mouvement nationaliste québécois a pour habitude d’agir davantage comme un frein dans l’engrenage du parlement canadien que comme un collaborateur actif. 

Une telle alliance serait tout aussi risquée pour Carney. L’une des principales promesses de campagne est de construire un « corridor énergétique » d’ouest en est afin de réduire la dépendance du Canada à l’égard des États-Unis. Cela implique nécessairement la construction d’un oléoduc traversant le Québec afin d’acheminer le pétrole albertain vers de nouveaux marchés. 

Mais cette question a été et reste politiquement taboue. Le projet susciterait une opposition massive au Québec, où le « pétrole sale » de l’Alberta est regardé avec horreur et mépris. Par conséquent, soit le Bloc québécois trahit son opposition aux oléoducs, soit Carney conclut un accord qui trahit le gouvernement albertain. 

Quoi qu’il fasse, il aura de gros problèmes avec les lignes de fracture de la fédération canadienne. Danielle Smith, première ministre de l’Alberta, a déjà lancé un avertissement : « J’espère simplement qu’il [Carney] ne créera pas d’alliance impie avec les partis politiques qui s’opposent à la construction de corridors économiques », faisant directement référence au Bloc québécois, au NPD et au Parti vert. 

Mais si Carney n’obtient pas les trois sièges dont il a besoin, il ne pourra pas former un gouvernement opérationnel. Il s’agira d’un exercice difficile dans lequel aucun parti ne pourra faire de compromis sans en subir d’importantes conséquences. 

Les gouvernements minoritaires ne durent généralement pas longtemps. Face à la crise qui l’attend, la lune de miel de Carney sera courte. 

Tandis que beaucoup de gens se réjouissent de la défaite de Poilievre dans sa propre circonscription, il ne semble pas disposé à quitter la scène. Il trouvera facilement un député conservateur disposé à se retirer afin que Poilievre se présente à une élection partielle et trouve sa place au parlement. Il sera ensuite bien placé pour tirer parti de la déception suscitée par le gouvernement Carney et accéder au pouvoir une fois que ce gouvernement minoritaire instable aura été renversé. 

Et la gauche?

Les années à venir seront parmi les plus turbulentes de l’histoire du pays. Il est peu probable que Carney forme un gouvernement stable avec une longue lune de miel, comme Trudeau a pu le faire. Les millions de personnes qui ont voté pour Carney vont connaître un réveil brutal. 

Le soutien que le Parti conservateur est allé chercher parmi les jeunes et les travailleurs syndiqués est un avertissement pour le mouvement syndical, le NPD et la gauche en général. La stratégie de collaboration de classe du NPD et des dirigeants syndicaux a complètement échoué. L’existence du NPD est désormais remise en question. 

Avec l’effondrement du vote pour le NPD, beaucoup de gens de gauche affirment déjà que la gauche doit être renouvelée. C’est vrai, mais sur quelle base? 

Le capitalisme s’effondre autour de nous et la classe ouvrière cherche une issue. La collaboration avec les capitalistes et leurs partis a été le baiser de la mort qui a conduit à la dégénérescence de notre mouvement et à des défaites continuelles tant sur le front industriel que sur le front politique. 

Le mouvement ouvrier doit revenir à ses racines et lutter pour l’indépendance de classe et la transformation socialiste de la société. 
Telle est la perspective que défend le Parti communiste révolutionnaire. Rejoignez-nous dans la lutte pour ramener le mouvement à ses racines révolutionnaires!