
La guerre commerciale entre les États-Unis et le Canada menace des dizaines de milliers d’emplois au Canada. Les travailleurs de l’automobile sont probablement les plus à risque. Des milliers d’entre eux ont déjà été mis à pied. Chaque jour plane la menace de nouvelles fermetures.
Toutefois, la réponse des dirigeants syndicaux a été pour le moins timide. Les appels à l’intervention du gouvernement, y compris les demandes de contre-tarifs et de subventions, n’ont ni arrêté l’hémorragie ni apporté de réconfort aux 135 000 travailleurs de l’industrie.
Mais tout n’est pas perdu. Par le passé, les travailleurs ont occupé les usines menacées de fermeture dans le but de sauver leurs emplois et défendre leurs intérêts, souvent avec des résultats positifs. C’est le cas des travailleurs canadiens de l’automobile.
Au début des années 1980, une usine après l’autre a été occupée dans le secteur automobile ontarien en réponse aux fermetures prévues et aux attaques contre les avantages sociaux. La plus marquante de ces occupations a été celle de l’usine de pare-chocs Houdaille à Oshawa en 1980, un épisode aujourd’hui largement oublié de l’histoire du mouvement ouvrier.
Considérant la situation à laquelle les travailleurs font face aujourd’hui, ce passé mérite d’être revisité.
Crise économique
L’Ontario a entamé les années 1980 en pleine crise économique. Le boom économique d’après-guerre s’était essoufflé, laissant de nombreux pays sur le carreau.
Le Canada a été plus touché que d’autres. Des dizaines de milliers d’emplois manufacturiers ont ainsi été perdus au cours de cette période.
Rien qu’au cours des six premiers mois de 1980, 15 usines de pièces automobiles ont fermé, supprimant plus de 6000 emplois. Cela a été aggravé par la récession mondiale du début des années 1980, qui a menacé encore plus d’emplois.
Dans les années 1980, les travailleurs canadiens sur le point d’être licenciés avaient encore moins de protections juridiques qu’aujourd’hui. Les fermetures d’usines pouvaient survenir avec peu ou pas de préavis, et il arrivait souvent que le patron ne paie pas le plein montant des pensions et indemnités de départ. Dans ce contexte, les travailleurs faisaient pression sur leurs syndicats pour qu’ils agissent.
Avant 1980
L’idée d’occuper les usines n’est pas apparue d’un seul coup.
À la fin des années 1970, le fabricant américain de chaînes et de palans, Columbus Mckinnon, a fermé son usine de St. Catharines, en Ontario, transférant une partie de sa production aux États-Unis. En réponse, la section canadienne des Travailleurs unis de l’automobile (UAW) a lancé une campagne « Achetez canadien » pour convaincre les fournisseurs et les clients de Columbus Mckinnon de se tourner vers d’autres entreprises, préférablement canadiennes.
Bien que la campagne de l’UAW ait réussi à pousser certaines entreprises à cesser de faire affaire avec Columbus Mckinnon, l’usine de Saint Catharines n’a pas rouvert, ce qui était la demande principale du syndicat. Il devenait évident que d’autres méthodes, plus combatives, seraient nécessaires pour défendre les travailleurs face aux licenciements.
L’UAW a commencé par présenter au gouvernement de l’Ontario ses revendications concernant les fermetures d’usines. Ces revendications incluaient des mesures classiques telles que la protection des retraites, l’augmentation des indemnités de licenciement et des paiements de compensation aux communautés touchées. Mais surtout, le syndicat y a inclus un appel à l’expropriation sans compensation des entreprises qui avaient fermé leurs portes et qui n’avaient pas satisfait à ses autres demandes.
Mais les travailleurs n’ont pas attendu que le gouvernement agisse – ce qu’il n’avait probablement pas l’intention de faire de toute façon. En 1980, lors d’une réunion des délégués canadiens de l’UAW à Port Elgin, en Ontario, Bob White, un chef syndical, a pris la parole pour aborder la question des fermetures d’usines. Dans un moment que White mentionne dans ses mémoires comme étant « improvisé », il a déclaré à l’auditoire :
« S’il faut occuper les usines pour arrêter cela, alors nous les occuperons. »
Les délégués se sont levés d’un bond et ont applaudi à tout rompre, raconte White. L’idée d’une occupation avait reçu l’appui de la direction syndicale de l’UAW. Le mouvement était lancé.
L’occupation commence
La réaction à la déclaration de White a été immédiate. Le lendemain matin, après la réunion de Port Elgin, des travailleurs de l’usine Bendix à Windsor, récemment fermée, ont escaladé la clôture et occupé l’usine pendant six heures.
Cette action a été jugée prématurée par les dirigeants de l’UAW, et en particulier par White. Malgré cela, l’action brève mais courageuse à Bendix a permis aux travailleurs d’obtenir des indemnités de licenciement plus importantes que celles qui leur avaient été proposées initialement. Mais cette action allait être éclipsée par les événements chez Houdaille.
L’usine américaine de pare-chocs Houdaille, située à Oshawa, n’avait jamais connu de grève depuis sa fondation en 1948. Ses quelque 240 employés, dont beaucoup étaient dans la cinquantaine, comptaient sur une bonne retraite après des décennies de loyauté et de dur labeur.
Mais tous ces projets ont été réduits à néant lorsque Houdaille a annoncé qu’elle fermait ses portes pour octobre 1980, déménageant ses équipements vers la Caroline du Sud, un État anti-syndical. De plus, la direction comptait réduire les pensions tout en offrant des indemnités de départ dérisoires. Et ce, malgré le fait que Houdaille avait reçu une subvention fédérale de 600 000 dollars seulement quelques mois plus tôt, et qu’elle avait versé un bonus de retraite de plus d’un million de dollars à son président.
En août 1980, les travailleurs de Houdaille se sont réunis dans leur cafétéria et ont décidé que l’occupation de l’usine était leur seule option. Dans les jours suivants, environ 200 d’entre eux ont pénétré dans l’usine et ont bloqué les accès de manière ordonnée. L’un d’eux a résumé l’état d’esprit qui régnait : « C’est à nous, alors on l’a prise! »
Ils se sont installés pour y rester. Sur la façade de l’usine, un panneau indiquait « Jusqu’à ce que l’enfer gèle », avec un compteur indiquant le nombre de jours d’occupation. Ils ont apporté des sacs de couchage, de la nourriture, une télévision, un jeu de fléchettes – tout le nécessaire. Des gardes équipés de talkies-walkies ont été postés le long du périmètre de l’usine. Aucun équipement ne pouvait être sorti de l’usine sous leur surveillance. Les travailleurs ont également bénéficié d’un soutien extérieur, leurs familles et les membres de la communauté faisant la navette pour acheminer les articles nécessaires lorsque les provisions venaient à manquer.
Les occupants se sont même efforcés de tailler les haies et de tondre la pelouse, privant ainsi leurs adversaires de tout argument pour justifier de les réprimer. Pendant toute la durée de l’occupation, l’usine a été maintenue dans un état impeccable.
Le mouvement s’étend
L’occupation de l’usine a été réalisée en toute connaissance de son illégalité. Les travailleurs de Houdaille comptaient sur le soutien de leur syndicat, l’UAW, pour les aider à tenir bon. Heureusement, le syndicat a répondu à l’appel. L’occupation de Houdaille est devenue la première action illégale de l’histoire de l’UAW à recevoir des indemnités de grève. En réponse aux inquiétudes de la direction centrale de l’UAW concernant d’éventuelles poursuites judiciaires, Bob White se souvient leur avoir dit à l’époque : « Nous ne pouvons pas nous préoccuper des poursuites judiciaires pour l’instant. »
L’UAW a également joué un rôle dans l’organisation de grands rassemblements à l’extérieur de l’usine, réunissant les familles des occupants et d’autres travailleurs d’Oshawa. Au cours de l’un de ces rassemblements, White a décidé de faire monter les enchères :
« Au cas où quiconque envisagerait d’essayer de briser l’occupation, je tiens à préciser que nous avons 14 000 membres de l’UAW dans les usines General Motors de cette ville, et que nous viderons ces usines si nécessaire. Si quelqu’un essaie de forcer ces travailleurs de Houdaille à partir d’ici, ces 14 000 travailleurs arriveront par vagues. »
On ignore si White avait ou non l’intention de mettre sa menace à exécution. Quoi qu’il en soit, les travailleurs des usines situées à l’extérieur d’Oshawa étaient déjà en train d’organiser leurs propres occupations sur le modèle de Houdaille. La menace de contagion était réelle.
Au cours de l’été 1980, des travailleurs ont occupé les installations de la fonderie Beach à Ottawa sans l’accord préalable de leur syndicat – bien qu’ils l’aient reçu après coup. Au cours de la même période, des membres du syndicat United Electrical Workers ont occupé l’usine Tung-Sol à Bramalea. Dans les deux cas, les travailleurs ont obtenu une forte augmentation de leur indemnité de licenciement – dans le cas de Tung-Sol, elle a été multipliée par six par rapport à l’offre initiale.
La promesse d’une escalade des moyens de pression de la part de dirigeants syndicaux tels que White a contribué à renforcer la confiance des travailleurs. Elle a également semé la terreur chez les patrons de l’industrie automobile de l’Ontario. Cette combinaison de facteurs a permis de préparer le terrain pour la victoire à Houdaille.
Le 21 août, l’occupation de Houdaille a pris fin après que les travailleurs aient accepté une nouvelle offre par 177 voix contre 14. L’action avait duré deux semaines et était restée ferme pendant toute cette période. L’offre a rétabli le droit à la retraite anticipée pour 38 travailleurs qui risquaient de le perdre – l’une des principales revendications de l’occupation. L’indemnité de départ pour tous les travailleurs a aussi été multipliée par six.
Les actions menées à Houdaille et dans d’autres usines en 1980 ont également permis de remporter une victoire plus large. La menace d’un mouvement d’occupation d’usines encore plus large a contraint le gouvernement conservateur ontarien de William Davis à introduire une loi renforçant les indemnités de licenciement pour tous les travailleurs touchés par des fermetures d’usines, faisant de l’Ontario seulement la deuxième juridiction au Canada à agir de la sorte. Un travailleur de Houdaille s’est exprimé en ces termes : « Nous ne réussirons peut-être pas, mais peut-être que ce que nous faisons aidera d’autres travailleurs ». En fait, ils ont accompli les deux.
Leçons
Les leçons de l’occupation de Houdaille ont plus de valeur que jamais aujourd’hui. Elle a notamment démontré l’efficacité des occupations d’usines pour défendre les travailleurs menacés par des fermetures et les méthodes pour mener ces occupations à bien.
Aujourd’hui, les dirigeants syndicaux ont essentiellement écarté l’idée des occupations d’usines, se concentrant plutôt sur des mesures telles que les subventions à la production et les politiques « Achetez canadien ». Toutefois, ces mesures ont déjà été essayées, en vain. Houdaille a prouvé la supériorité des méthodes combatives pour défendre les travailleurs, non pas en théorie, mais en pratique.
Houdaille montre également le rôle que joue une direction syndicale audacieuse pour renforcer la confiance chez les travailleurs. L’approbation par Bob White des occupations d’usines à Port Elgin a donné une impulsion et une direction à des milliers de travailleurs qui ne demandaient qu’à passer à l’action. L’appui constant de l’UAW a contribué à renforcer le courage des travailleurs et à renforcer le mouvement à chaque étape. Cet élément fait cruellement défaut à nos dirigeants syndicaux aujourd’hui.
Enfin, Houdaille a démontré que la force d’un mouvement passait par sa propagation la plus large possible. Les travailleurs de Houdaille n’ont pas obtenu la victoire à eux seuls, aussi courageux qu’ils aient été. Elle n’a été possible que grâce à l’implication organisée de la communauté et à la menace de l’UAW d’entraîner d’autres travailleurs dans la lutte. La modification de la loi ontarienne qui en a résulté a été une victoire qui a bénéficié à l’ensemble de la classe ouvrière. C’est la véritable signification du slogan « une victoire pour un est une victoire pour tous ».
L’histoire de Houdaille a été largement oubliée, de même que nombre de ses enseignements. En tirer les leçons est un premier pas essentiel pour préparer les travailleurs aux crises d’aujourd’hui.