Montréal, 24 avril 1919 – Dix mille travailleurs d’une dizaine de secteurs paralysent la métropole québécoise à travers une grève générale qui durera presque trois semaines. Les travailleurs se battent pour des augmentations de salaire, la réduction de la journée de travail, mais surtout, pour la reconnaissance de leurs syndicats. La direction syndicale met en garde les patrons : si vous ne reconnaissez pas les syndicats de vos employés, « leur colère les acheminera vers le bolchevisme ». La peur de la direction syndicale est bien fondée : beaucoup de grévistes regardent avec espoir vers la Russie révolutionnaire.

Le 24 avril, 4000 déchargeurs de fret des ports et des chemins de fer entrent en grève en soutien aux 6000 camionneurs déjà en grève. S’ajoutent ensuite 800 employés de la compagnie Canadian Sugar Refinery et 100 peintres et décorateurs. Les chapeliers sont déjà en grève depuis deux jours, les cuisiniers s’agitent et veulent reprendre la grève qu’ils ont cessé il y a deux semaines.

Le mouvement de grève générale s’est embrasé lorsque M. McGlynn, président du syndicat local des déchargeurs et vice-président de la Fédération internationale des déchargeurs, est renvoyé pour avoir refusé de travailler sous l’escorte de la police, mise sur son dos suite au déclenchement de la grève des camionneurs. Les déchargeurs déclarent la grève afin de réclamer le retour de leur président et une augmentation de salaires. Cependant la revendication première qui a poussé les travailleurs des différents secteurs à entrer en grève générale est la reconnaissance officielle de leurs syndicats.

Le Devoir commente sur la portée de la grève : « La situation s’aggrave de plus en plus ; le commerce sera pratiquement paralysé aujourd’hui et la congestion des marchandises amènera des complications sérieuses d’ici à quelques jours, si le gouvernement fédéral n’intervient pas directement. » (Le Devoir, 24 avril 1919). Dès le début de la grève, la police arrête 24 travailleurs pour intimidation, trouble à l’ordre public et entrave à la justice (The Montreal Gazette, 25 avril 1919).

L’organisateur de la grève et l’un des chefs de la Fédération américaine du Travail, M. P. J. Flannery, se dépêche de rassurer le patronat, en se dissociant des syndicalistes révolutionnaires :

« Le travail syndiqué, a-t-il ajouté en faisant allusion aux l.W.W. (Industrial Workers of the World) [commentaire du Devoir], ne cherche point à abattre le capital. Nous constatons que le capital est aussi nécessaire dans le monde que le travail; mais ce que les ouvriers exigent, c’est une part légitime des profits de leur travail. Et à cela nous y tenons. » (Le Devoir, 24 avril 1919)

De plus, il constate avec lucidité que si le patronat n’accepte pas les revendications des travailleurs, il y a un réel danger que la grève générale se transforme en révolution socialiste.

« Des ouvriers bien traités, contents de leur sort, groupés en syndicats bien organisés, vont disposer d’eux-mêmes de l’élément extrémiste du pays, si l’on veut bien leur en donner l’occasion ; mais si on les ignore, eh bien! leur colère les acheminera vers le bolchevisme. » (Le Devoir, 24 avril 1919)

Ce dirigeant syndical voyait juste. La série de grèves à Montréal en 1919 s’inscrivait dans le contexte général d’une poussée de la lutte des classes au Canada et au Québec. Cette montée de la lutte des classes ici était le résultat direct des affres de la Première Guerre mondiale d’abord, mais surtout de la révolution russe d’octobre 1917, qui avait vu le Parti bolchevique mener les travailleurs et les paysans à prendre le pouvoir et à entamer la transformation socialiste de la société. Les masses opprimées russes avaient montré aux travailleurs du monde entier qu’il était possible de se débarrasser de nos oppresseurs.

Pendant le Premier mai 1919, Journée internationale des travailleurs, 3000 manifestants à Montréal scandent des slogans socialistes, des discours révolutionnaires et chantent l’Internationale1. Des orateurs expriment leur sympathie pour la révolution soviétique et leur désir d’un Canada communiste2.

Après deux semaines de grève générale, le mouvement semble ralentir. Le 7 mai 1919, la grève de la Canada Sugar Refinery se termine : les travailleurs gagnent deux cents de l’heure de plus (ils demandaient dix cents), le temps supplémentaire payé une fois et demie, et la journée de dix heures. Les employés de l’American Railway Express Company reçoivent 25$ par mois et la journée de huit heures. La Canadian Hat accède le 6 mai à toutes les demandes des chapeliers en grève. Les peintres ont également gagné toutes leurs revendications, dont la journée de huit heures.

C’est alors que la grève générale trouve son second souffle. 4000 travailleurs de la Canadian Car & Foundry Company, 600 nettoyeurs de vitres et des employés de l’American Railway Express Company entrent en grève le 8 mai, suivis d’une centaine de distributeurs de lait et des casquettiers le lendemain. La grève de la Canadian Car & Foundry Company sera la plus courte de toute la série (quatre jours, du 8 au 12 mai). Les patrons de l’entreprise sont épuisés et veulent mettre fin définitivement au mouvement de grève. Les employés obtiennent la semaine de cinq jours, la journée de neuf heures, une augmentation de salaires du tiers en moyenne, mais surtout, la reconnaissance de leur syndicat par la compagnie.

Cette période de l’histoire de la lutte des classes au Québec est aujourd’hui très peu connue, et il est difficile de trouver des renseignements sur les grèves de la période. Une chose est sûre, le mouvement de grève du printemps 1919 à Montréal dépassait les cadres normaux de la lutte des classes. Comme l’écrivait à l’époque le journal Labor Action, la guerre avait mené à une « irrésistible poussée des consciences justement révoltées par un régime par trop inégalitaire. Peu à peu la lumière se fit dans les esprits et les conditions économiques dans lesquelles l’ouvrier languissait lui apparurent de plus en plus intolérables. Dès ce jour, la lutte des classes commença, et c’est cette lutte qui se continue aujourd’hui, plus âpre que jamais. » (Labor Action, 26 avril 1919) En juillet de la même année, un ouvrier cigarier écrivait que « la classe ouvrière ne retournera plus aux conditions d’avant-guerre : elle veut avoir son mot à dire dans la direction des industries. »3

La grève d’avril 1919 s’inscrivait dans le contexte d’une poussée du mouvement ouvrier partout au Canada et en Amérique du Nord, sous l’influence de la révolution russe de 1917. Les médias bourgeois agitaient le spectre du bolchévisme au Canada, et dans un sens, ils avaient raison. En mai 1919, les travailleurs de Winnipeg allaient prendre le contrôle de la ville par une grève générale. La grève allait reprendre un nouvel élan à Montréal en juin 1919 suite aux événements de Winnipeg et des grèves allaient éclater dans de nombreuses autres villes canadiennes. Les luttes de classe au Canada dans cette période ont donné une impulsion pour la formation du Parti communiste canadien en 1921. Les socialistes d’aujourd’hui doivent redécouvrir cette période turbulente de la lutte des classes au Québec et au Canada, car des événements similaires surviendront tôt ou tard.


1 Geoffrey Ewen (1998). The International Unions and the Workers’ Revolt in Quebec, 1914-1925, York University, Ontario.

2 « Manifestations entourant les célébrations de la Fête du travail  », Bilan du siècle, http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/evenements/302.htm

3 Craig Heron, The Workers’ Revolt in Canada 1917-1925, p. 105.