Introduction à L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État

En introduisant le chef-d’œuvre d’Engels, L’Origine de la famille, Vincent R. Beaudoin déconstruit le mythe de la « nature humaine » égoïste. Il explique comment l’humanité a vécu la majeure partie de son histoire sans classes sociales et pourquoi le retour à une société sans propriété privée est la seule voie d’avenir.
  • Vincent R. Beaudoin
  • jeu. 25 déc. 2025
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Ce texte est l’introduction de notre nouvelle édition du livre d’Engels L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, paru en octobre 2025 aux éditions Raison en Révolte.


« J’espère que sur la question de l’État, vous lirez l’ouvrage d’Engels L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. C’est une des œuvres maîtresses du socialisme moderne, où l’on peut faire confiance à chaque phrase, être sûr qu’elle n’a pas été écrite au petit bonheur, mais qu’elle s’appuie sur une énorme documentation historique et politique ».

– Lénine, De l’État, 1919

La sagesse populaire, qui reflète l’idéologie de la classe dominante, nous enseigne que la division entre riches et pauvres, entre dominants et dominés, constitue une expression nécessaire de la soi-disant « nature humaine », qui serait égoïste et dominatrice.

S’il en était réellement ainsi, nous devrions simplement baisser la tête et accepter notre existence sous le système capitaliste, en nous répétant : les choses ont toujours été ainsi et elles le seront toujours. Les horreurs que le capitalisme engendre – la pauvreté, l’inégalité, l’oppression – seraient autant d’horizons indépassables.

En réalité, ce discours est faux. Les preuves archéologiques montrent que la division de la société en classes sociales est un phénomène relativement récent dans l’histoire humaine.

Pendant la vaste majorité de son existence, environ trois cent mille ans, l’humanité a vécu dans des sociétés sans classes, sans exploitation et sans État, que Friedrich Engels et Karl Marx qualifiaient de « communisme primitif ».

L’Origine de la famille

Comme l’a montré Engels dans le présent ouvrage, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, les premiers humains étaient organisés en tribus de chasseurs-cueilleurs et ne connaissaient pas la propriété privée (au-delà de la possession d’outils et des biens personnels). La terre et les forêts appartenaient à tout le monde, ou autrement dit, elles n’appartenaient à personne. Ces humains travaillaient en coopération et partageaient les fruits de leur travail.

L’humanité a vécu ainsi pendant très longtemps. Mais ce communisme primitif était voué à disparaître, à mesure que la productivité du travail humain s’accroissait.

Comme Engels l’écrivait, les tribus nomades se sont éventuellement sédentarisées et ont commencé à pratiquer l’agriculture et l’élevage. Nous savons désormais que cette transition radicale dans le mode de vie de l’humanité a débuté dès la fin de la dernière période glaciaire, il y a environ 11 700 ans. L’archéologue marxiste australien Gordon Childe a nommé cette transition la révolution néolithique.

Engels expliquait que le passage à l’agriculture a engendré un grand bond en avant dans le développement des forces productives, c’est-à-dire dans notre capacité à transformer la nature. Les surplus de nourriture et de production en général sont devenus de plus en plus nombreux et fréquents, et ont été progressivement appropriés de manière privée.

L’avènement de la propriété privée a inexorablement conduit à la division de la société en classes, à l’émergence de l’État, à la naissance de la famille monogame, et comme nous le verrons, à l’asservissement des femmes.

Un passage obligé

Du brillant exposé d’Engels, il faut conclure que l’émergence des premières sociétés de classes n’était pas un accident dans l’histoire, ni non plus l’expression de cette soi-disant « nature humaine » égoïste, mais plutôt le résultat nécessaire du développement des forces productives.

Cependant, la société de classes ne peut être comprise qu’en tant qu’étape transitoire dans le développement de l’humanité, comme un passage obligé portant les germes de son propre dépassement. La société n’a pas toujours été déchirée par des classes antagonistes, et éventuellement une nouvelle société sans classes émergera : le communisme. Les forces productives qui ont été créées par le capitalisme – la forme la plus achevée de société de classes – rendent désormais possible une telle société d’abondance, une société capable de répondre aux besoins de tous.

Autrement dit, l’humanité, après sa longue enfance, devait nécessairement traverser la turbulente période de son adolescence. Et cette dernière doit également préparer le terrain pour l’avènement de la vie adulte et mature de l’humanité : une société communiste libérée des chaînes de l’exploitation, de la propriété privée, de l’État, mais également de l’oppression des femmes.

L’humanité a vécu six millénaires de domination d’une classe sur une autre : maîtres contre esclaves, seigneurs contre serfs, capitalistes contre travailleurs, etc. Or, à l’heure actuelle, nous n’avons jamais été aussi proches d’y mettre un terme. Alors que le système capitaliste s’enfonce dans une crise à l’échelle mondiale depuis près de deux décennies, il semble que la longue « crise existentielle » de l’adolescence de notre histoire approche d’un dénouement.

Et pourtant, de nombreux anthropologues bourgeois s’acharnent à décrier et calomnier la théorie marxiste, et en premier chef L’Origine de la famille. Ceux qui se démènent à défendre que le statu quo capitaliste est « naturel » ou « normal » ne peuvent admettre l’idée selon laquelle nous pourrions renverser la société de classes.

Engels, Marx et Morgan

Il est un fait peu connu que L’Origine de la famille résulte d’une collaboration entre Marx et Engels. Marx avait étudié les balbutiements de l’anthropologie dès les années 1860. Il a été particulièrement marqué par l’ouvrage de 1877 de Lewis Henry Morgan, intitulé La société archaïque (Ancient Society).

Morgan (1818-1881) était un anthropologue américain ayant vécu, entre autres, parmi la tribu autochtone des Senecas. Certains le considèrent comme l’un des pères fondateurs de l’anthropologie. Dans son livre, il développe une théorie remarquablement matérialiste de l’évolution des premières sociétés humaines.

L’historien Maximilien Rubel, un spécialiste de Marx, notait que La société archaïque a été « une des dernières lectures de Marx1 ». Ce dernier a pris une centaine de pages de notes à partir des études de Morgan et d’autres anthropologues, mais il est mort avant d’avoir pu publier quoi que ce soit.

Marx souhaitait intégrer les découvertes anthropologiques de son époque à l’édifice de la conception marxiste de l’histoire, et les rendre accessibles à la classe ouvrière. Un an après sa mort, en 1884, Engels publiait L’Origine de la famille en se basant sur les notes de Marx.

Sur sa relation avec Marx et Morgan, Engels écrivait dans sa préface à la première édition de son livre, qui paraît dans le présent ouvrage :

« Les chapitres qui suivent constituent, pour ainsi dire, l’exécution d’un testament. Nul autre que Karl Marx lui-même ne s’était réservé d’exposer les conclusions des recherches de Morgan, en liaison avec les résultats de sa propre – et je puis dire, dans une certaine mesure, de notre – étude matérialiste de l’histoire, et d’en éclairer enfin toute l’importance. En effet, en Amérique, Morgan avait redécouvert, à sa façon, la conception matérialiste de l’histoire, découverte par Marx il y a quarante ans, et celle-ci l’avait conduit, à propos de la comparaison entre la barbarie et la civilisation, aux mêmes résultats que Marx sur les points essentiels2. »

La chute de la femme

L’Origine de la famille est sans aucun doute un incontournable de la théorie marxiste. Cependant, l’ouvrage comporte quelques difficultés : un exposé parfois complexe, des termes désormais méconnus, certains faits aujourd’hui invalidés. C’est pourquoi, afin de mieux guider le lecteur, nous avons accompagné le texte principal de deux textes introductifs, ainsi que du classique d’Engels Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme.

Le premier texte introductif de notre édition s’intitule La chute de la femme : propriété, oppression et famille. Écrit par Fred Weston, il est paru pour la première fois dans le magazine In defence of Marxism n° 41 au printemps 2023.

Cet article aborde plus spécifiquement la thèse de Morgan et Engels selon laquelle l’apparition de la propriété privée, et ensuite des classes sociales, a entrainé l’effondrement du statut de la femme.

Comme l’explique l’article, les preuves archéologiques les plus récentes, ainsi que l’étude de tribus de chasseurs-cueilleurs encore existantes, semblent confirmer l’hypothèse selon laquelle les femmes ne subissaient pas d’oppression systémique au cours de la période du paléolithique, où prévalait l’organisation sociale du communisme primitif ou tribal, que l’on a mentionnée plus tôt.

Tout porte à croire que les femmes étaient alors considérées comme les égales des hommes, et étaient tenues en haute estime. Des causes matérielles expliquent ce phénomène : en plus de donner naissance aux enfants, les femmes s’occupaient généralement de la cueillette, qui apportait une source plus régulière de moyens de subsistance que ne le faisait la chasse.

Il faut cependant comprendre que la division sexuelle du travail qui prévalait à cette époque était loin d’être stricte. La découverte récente de tombes de femmes enterrées avec des armes de chasse appuie cette idée. Réciproquement, les hommes chassaient généralement, mais pouvaient aussi s’occuper de la cueillette.

Le statut valorisé des femmes se reflétait dans l’organisation politique – elles participaient autant que les hommes aux décisions de la collectivité – ainsi que dans les représentations religieuses très souvent féminines. Mais plus encore, les femmes constituaient le cœur de la tribu. Les hommes se déplaçaient pour aller habiter dans la famille des femmes (matrilocalité), et les individus appartenaient à la gens de leur mère (matrilinéarité). La gens était une subdivision de la tribu, et une famille élargie.

L’organisation de la tribu selon la lignée maternelle s’explique principalement par le fait qu’il était impossible de déterminer avec exactitude la paternité des enfants. Seule la descendance maternelle était certaine.

En outre, la matrilinéarité participait à renforcer la propriété collective des tribus et des gens (propriété gentilice). Par exemple, lorsqu’un homme mourrait, son arc à flèche n’était pas transmis à ses enfants (de manière privée), puisque ses enfants appartenaient à une autre gens, celle de sa femme. Ses possessions personnelles retournaient plutôt à la gens de sa propre mère pour y être redistribuées.

L’avènement de la propriété privée

La situation a commencé à changer lors de la révolution néolithique il y a 11 700 ans, avec la sédentarisation et le passage à l’agriculture et à l’élevage.

Les conditions matérielles se sont considérablement améliorées. Les femmes ont commencé à enfanter plus souvent. Mais cela a également limité davantage leurs déplacements. De plus, le bétail et les outils des champs requéraient une plus grande force physique pour être maîtrisés. En conséquence, les hommes ont commencé à s’occuper davantage de l’agriculture et de l’élevage, et les femmes davantage des tâches domestiques, du jardin et des enfants (bien que ce processus n’a pas été linéaire ni identique partout).

Cette nouvelle division sexuelle du travail ne signifiait pas encore l’asservissement des femmes aux hommes. Leur travail était reconnu et valorisé, et elles bénéficiaient généralement d’un statut égal à celui des hommes. Le village néolithique demeurait d’ailleurs encore organisé d’une manière communiste tribale. Néanmoins, les premières pièces commençaient à se placer pour que la position et le statut social des femmes se dégradent, ce qui arrivera à une époque ultérieure.

Une étape subséquente a été franchie avec le passage de la matrilinéarité à la patrilinéarité. Il semble que cette transformation se soit produite pendant le néolithique, et qu’elle se soit échelonnée sur des centaines, voire des milliers d’années, pour éventuellement arriver au point où les individus appartenaient désormais à la gens de leur père. Les outils, la terre et le bétail, employés par les hommes, étaient alors transmis de père en fils, plutôt que de retourner à la gens de la mère du père, après le décès de celui-ci.

Comment expliquer cette transformation aussi radicale ? Au cours du développement du néolithique, il y a eu un énorme développement de la productivité du travail (des forces productives). Le travail générait des surplus agraires de plus en plus fréquents. La production se faisait en unités économiques de plus en plus restreintes, car cela permettait de répartir plus efficacement les forces de travail sur des espaces de plus en plus grands.

Il était loin le temps où les chasseurs-cueilleurs coopéraient tous ensemble pour assurer la subsistance de la tribu. Et pourtant, suivant l’ancienne coutume communiste tribale, lorsqu’un agriculteur décédait, la terre, le bétail et les outils qu’il employait auraient dû retourner dans la gens de sa mère. Or, comme sa femme et ses enfants appartenaient à une gens différente, ceux-ci se seraient retrouvés déshérités et dans l’indigence.

On peut faire l’hypothèse que cet ancien mode de transmission de l’héritage a dû entraîner une frustration croissante, au fur et à mesure que les surplus grandissaient et que les familles cherchaient à les transmettre à leurs enfants.

De nouveaux rapports de propriété devaient être institués afin de correspondre davantage à la nouvelle façon de produire. Il devenait donc logique que les pères en viennent à transmettre leurs outils à leurs propres fils. Personne n’aurait pu croire, à cette époque, que les conséquences ultérieures seraient aussi dévastatrices pour les femmes. Et pourtant, l’humanité avançait dès lors inéluctablement en direction de l’avènement de la propriété privée.

Il semble cependant qu’entre le passage à la patrilinéarité et l’émergence de la propriété privée, des stades de transition aient été traversés. Engels fait notamment référence à la phase de la communauté domestique patriarcale. « Elle englobe plusieurs générations des descendants d’un même père qui habitent tous, ainsi que leurs femmes, dans une seule ferme, cultivent ensemble leurs champs, se nourrissent et s’habillent grâce aux provisions communes et possèdent en commun l’excédent de leurs produits3. »

L’appartenance à la gens se réalise donc désormais en lignée paternelle, et les surplus collectivisés sont transmis de père en fils, mais on ne peut pas encore parler de propriété privée. « […] la communauté domestique patriarcale avec propriété et culture du sol en commun prend maintenant une tout autre importance que précédemment. Nous ne pouvons pas douter plus longtemps du puissant rôle de transition qu’elle a joué entre la famille de droit maternel et la famille conjugale [monogame], chez les peuples civilisés et chez maints autres peuples du monde antique4. »

Mais comme il était plus efficace de subdiviser les terres en des unités familiales plus petites, la communauté domestique patriarcale a éventuellement laissé sa place à la famille dite nucléaire, constituée du père, de la mère et de leurs enfants.

La production de plus en plus privée devait entraîner une appropriation privée des produits du travail. La propriété privée (des moyens de production) apparaissait pour la première fois dans l’histoire humaine. Elle allait se développer en parallèle de la propriété collective tribale (gentilice), et contre elle, l’érodant progressivement.

La division en classes sociales

La propriété privée rendait alors possible l’accumulation des surplus par de petites familles, entraînant l’enrichissement de certaines d’entre elles et la montée des inégalités. À la tête de ces familles se trouvait le chef de famille – le patriarche. Engels expliquait qu’un nouveau stade était alors atteint : la naissance de la société patriarcale, centrée autour du pouvoir du père.

Avec elle a pris fin le néolithique et a commencé la société divisée en classes sociales. C’était l’entrée dans la civilisation. Probablement qu’au travers des guerres entre tribus, certaines familles se sont retrouvées en possession d’esclaves, devenus la propriété des patriarches. Les surplus permettaient désormais de faire travailler une partie de la population (les esclaves, la classe exploitée) et de libérer du travail manuel les propriétaires des moyens de production et des esclaves (les patriarches, la classe exploiteuse).

Un problème survenait cependant pour les patriarches. Comment s’assurer que toute leur richesse accumulée soit transmise, après leur mort, à leurs fils légitimes ? Ils ont alors dû contrôler le corps des femmes et leur imposer une monogamie stricte. Il était même parfois interdit aux femmes de quitter la maison familiale sans être accompagnées.

La femme a été ultimement transformée en simple instrument de reproduction permettant de transmettre la propriété privée de l’homme. Engels faisait référence à cette catastrophe comme la « grande défaite historique du sexe féminin5 ». L’oppression des femmes devenait systémique, enracinée dans la structure même du mode d’organisation socio-économique.

À l’aube des premières sociétés de classes, les vieilles tribus et gens issues de l’époque précédente subsistaient encore, bien que leur puissance ait significativement décliné. Des familles fortunées rivalisaient avec elles. L’opposition et la contradiction entre la vieille propriété collective tribale et la nouvelle propriété privée des riches familles devaient inévitablement conduire à la destruction des tribus. En lieu et place de cette institution basée sur les liens de sang, un nouvel organe a alors été érigé, basé sur les fortunes et la géographie. Cette nouvelle institution, l’État, se plaçait au-dessus de la société et défendait la propriété privée de la classe exploiteuse. Les dernières pierres avaient alors été apportées à l’édifice de la société de classes.

Les premières sociétés de classes

Le développement des différents peuples en direction de la société de classes ne s’est pas réalisé partout de la même manière. Nous pouvons néanmoins cerner des processus communs : la création de surplus, causée par le développement des forces productives, rendant possible le fait qu’une partie de la population puisse vivre du travail d’une autre partie ; la constitution de ce groupe dominant en classe sociale possédant ses intérêts propres, opposés à ceux du reste de la société ; et la formation d’un État pour défendre la propriété de cette classe possédante.

L’Origine de la famille explore en particulier le développement de cinq peuples : les Haudenosaunee (Iroquois6), les Grecs, les Romains, les Celtes et les Germains. Afin d’élargir le portrait permettant de comprendre les conditions d’émergence des classes sociales, nous avons ajouté à cette édition l’article de Josh Holroyd et Laurie O’Connel Les origines de la société de classes, paru pour la première fois dans le magazine In defence of Marxism n° 35 à l’hiver 2021.

Cet article examine notamment l’apparition d’une des premières sociétés de classes de l’histoire : Uruk, en Mésopotamie, au quatrième millénaire avant notre ère. Alors que les sociétés antiques grecque et romaine ont pris la voie de l’esclavagisme, les premières cités-États sumériennes étaient dominées par une bureaucratie du temple – une classe de prêtres et de scribes.

Avant qu’ils ne deviennent des exploiteurs, les prêtres jouaient un rôle crucial au sein du village néolithique, encore communiste et tribal. Ils accomplissaient un travail intellectuel important, comme l’étude de l’environnement naturel de la communauté. Cela les a amenés éventuellement à administrer les surplus agricoles croissants et à planifier des projets communaux, tels que la construction de systèmes d’irrigation.

Mais au fil du développement des forces productives, alors que le village se transformait en ville (la révolution urbaine), les prêtres ont concentré davantage de pouvoirs entre leurs mains. De serviteurs de la communauté, ils en sont devenus les maîtres. Ils ont contraint les paysans au travail forcé, et ont concentré les richesses dans le temple. Ils se sont ensuite dotés d’un État, avec une armée et un roi, et ont en plus privatisé une partie des terres du temple.

Göbekli Tepe

D’autres processus dignes d’intérêt sont abordés dans l’article, notamment le débat entre les historiens matérialistes et idéalistes sur le site de Göbekli Tepe en Turquie moderne. L’un des plus vieux sites habités de manière permanente par des humains, à partir de 9600 av. J.-C., Göbekli Tepe constitue un point charnière dans la transition du paléolithique au néolithique.

Ce qui fascine les historiens – avec raison – est que ce site, d’abord essentiellement religieux, semble avoir été bâti par des chasseurs-cueilleurs. Or s’il est vrai que ce site servant à des motifs religieux était habité de manière permanente avant que n’y apparaisse l’agriculture, ne devrions-nous pas en conclure que la force motrice derrière la révolution néolithique se trouve dans les « idées religieuses » et la « conscience », plutôt que dans le développement des forces productives ?

Nous laissons au lecteur le soin d’étudier ces passages pour y découvrir plutôt une confirmation renouvelée de la conception marxiste de l’histoire.

La naissance de l’humanité

Afin de compléter ce voyage aux sources de l’histoire humaine, nous avons cru bon d’ajouter à la suite de L’Origine de la famille un autre classique d’Engels : Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme, qui constitue un des segments de son ouvrage inachevé et publié à titre posthume Dialectique de la nature. En complément de ce texte, un extrait de notre livre Reason in Revolt : Marxist Philosophy and Modern Science apporte une correction nécessaire à la chronologie des événements.

Il y a 4-5 millions d’années, nos ancêtres hominidés, qui vivaient dans les arbres, ont été forcés de quitter les jungles africaines et de s’aventurer dans les savanes. Cet exode a été causé par des changements climatiques, qui ont entraîné le déclin des jungles et ont augmenté la concurrence pour des ressources alimentaires plus limitées. Ce groupe d’individus dont nous sommes issus, probablement plus faible et moins habile que les autres, a dû apprendre à survivre dans les savanes. Il s’est adapté en apprenant à marcher sur deux pattes plutôt que quatre.

Ce faisant, la bipédie a permis de libérer les mains de la locomotion et de les rendre disponibles pour manipuler davantage d’outils, culminant dans leur production puis leur perfectionnement.

Le travail – la transformation consciente de notre environnement – a constitué la force motrice de l’évolution de notre espèce. La production d’outils et leur perfectionnement ont stimulé le développement du cerveau humain. Nous sommes ainsi devenus davantage conscients de nous-mêmes et de notre environnement. Réciproquement, le développement continu de notre cerveau a permis un perfectionnement encore plus grand de nos outils.

Les premiers humains ont dû aussi développer, puis perfectionner le langage, afin de partager notamment les techniques de production d’outils. Ils se sont transmis ces techniques de génération en génération, faisant émerger la culture – cette vaste connaissance sociale accumulée.

Comme le disait Engels : « D’abord le travail, puis après lui et en même temps que lui, le langage – tels sont les deux stimulants essentiels sous l’influence desquels le cerveau d’un singe s’est peu à peu transformé en un cerveau d’homme7. »

La méthode

Les brillantes intuitions d’Engels, bien qu’elles étaient incomplètes et limitées par les connaissances de son époque, ont été de manière générale confirmées par les études anthropologiques subséquentes.

C’est grâce à la méthode matérialiste et dialectique, formant le cœur du marxisme, qu’Engels a pu élaborer les thèses prodigieuses contenues dans Le rôle du travail, ainsi que dans L’Origine de la famille.

Cette méthode permet d’aller à la racine des choses, en observant la matière dans son mouvement, et les phénomènes dans leur interconnexion. Ainsi, la méthode dialectique permet de percer l’apparence immédiate et figée des phénomènes, et de les comprendre comme des processus possédant une origine, une histoire, et un dénouement.

Appliquée à l’histoire sociale, la méthode marxiste nous amène au constat que l’évolution historique est conditionnée, en dernière analyse, par la manière dont les êtres humains produisent et reproduisent leurs conditions d’existence matérielle, donc par le développement des forces productives.

Autrement dit, avant de pouvoir penser et faire de la science, de l’art et de la philosophie, il faut d’abord manger, se loger et se vêtir. Comme l’écrivait Marx dans sa préface à la Critique de l’économie politique : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence; c’est inversement leur existence sociale qui détermine leur conscience. »

Ainsi, le passage d’une forme de société à une autre n’apparaît plus comme le fruit d’accidents et du hasard. Grâce à la méthode marxiste, le développement historique se révèle désormais intelligible. Autrement dit, les processus socio-historiques suivent une certaine logique matérielle, que chacun de nous est à même de comprendre.

Le dépassement de la société de classes

En nous plongeant dans l’enfance de l’humanité, nous découvrons que la vaste majorité de l’existence de notre espèce, s’étalant sur environ trois cent mille ans, s’est déroulée sans domination de classes et sans exploitation. À côté de cette longue période où la collaboration et le partage étaient la norme, les six derniers millénaires de société de classes ne sont qu’un clin d’œil dans l’histoire humaine.

Par le fait même, l’idée selon laquelle la nature humaine serait profondément égoïste, et que l’oppression et l’exploitation seraient inévitables dans toute société, se trouve démentie. Si ces maux ne sont pas inéluctables, l’humanité n’est donc pas condamnée à demeurer sous le joug du capitalisme.

Une société sans exploitation ni oppression est effectivement possible.

L’organisation communiste tribale des premières sociétés humaines prenait racine dans le faible développement des forces productives et la nécessité de coopérer pour survivre. Comme nous l’avons brièvement expliqué dans cette introduction – et comme la lecture de l’ouvrage permettra de l’éclaircir – le développement des forces productives devait un jour ou l’autre mener au dépassement du communisme primitif et à l’avènement de la société de classes. À l’aube de celle-ci, il y avait alors assez de surplus pour libérer une partie de la société du labeur. Il s’en est suivi la domination de l’humain sur l’humain.

Or, l’arrivée du capitalisme dans les derniers siècles a permis un développement sans précédent des forces productives, nous permettant aujourd’hui d’émanciper la totalité de l’humanité. Les conditions objectives sont réunies pour l’avènement d’une nouvelle société : le communisme, non pas primitif, mais d’un niveau supérieur, préservant le meilleur du développement culturel et technologique précédent.

Cependant, le capitalisme est aujourd’hui en phase de déclin. Il est devenu un frein au développement des forces productives et, par le fait même, au développement de toute l’humanité. Il n’y a qu’à constater les crises économiques, la montée fulgurante des inégalités, les guerres et la destruction de l’environnement. Ainsi, pour que l’humanité puisse continuer à prospérer, le renversement révolutionnaire du capitalisme, et, partant, de toute forme de société de classes, est nécessaire.

Si le capitalisme est une horreur sans fin, il a néanmoins engendré les germes de son propre dépassement, notamment à travers la classe ouvrière. « La bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs », déclarait le Manifeste du Parti communiste.

La classe ouvrière, qui forme la vaste majorité de l’humanité, génère toutes les richesses de la société, qui sont pourtant accaparées par une poignée de capitalistes. Ainsi, non seulement les travailleurs ont tout intérêt à se les réapproprier collectivement pour les mettre au service de toute la société, mais ils en ont aussi le pouvoir : ils peuvent paralyser toute l’économie et en prendre le contrôle.

Nous sommes donc arrivés à un stade où les masses travailleuses détiennent la possibilité historique de mettre un terme définitif à la société de classes, à la domination des classes exploiteuses sur les classes laborieuses. C’est à elles qu’incombe cette mission.

La méthode marxiste ne nous permet donc pas seulement d’étudier les origines de la société de classes; elle nous montre la voie révolutionnaire pour nous en libérer.

Pour reprendre les mots de Marx, avec le capitalisme « s’achève donc la préhistoire de la société humaine ». En le dépassant, l’humanité s’élèvera alors au prochain stade de son développement : le communisme – marquant le commencement de la véritable histoire de notre espèce.


  1. MARX, Karl (1968). Œuvres. Économie II, Édition établie par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, p. 1866 (œuvre originale publiée en 1932). ↩︎
  2. p. 149. ↩︎
  3. p. 236. ↩︎
  4. p. 239. ↩︎
  5. p. 234. ↩︎
  6. Nous avons conservé dans le texte d’Engels le terme « Iroquois », mais dans les autres textes de cette édition, nous avons privilégié le terme « Haudenosaunee », employé par ce peuple pour se désigner lui-même. Ce terme signifie « peuple des maisons longues » et correspond aux Cinq-Nations, puis Six-Nations, regroupées dans la confédération Haudenosaunee. ↩︎
  7. p. 464. ↩︎