La chute de la femme : propriété, oppression et famille

Longtemps rejetée par l’anthropologie universitaire bourgeoise, la théorie de Lewis Henry Morgan et de Friedrich Engels sur les origines de la famille trouve aujourd’hui une nouvelle validation scientifique. Des études génétiques aux fouilles archéologiques, Fred Weston démontre comment les preuves modernes confirment que l’oppression des femmes n’est pas naturelle, mais le produit historique direct de l’émergence de la propriété privée.
  • Fred Weston
  • lun. 29 déc. 2025
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Cet article est paru pour la première fois dans le magazine In defence of Marxism No 41 au printemps 2023.

Des milliards de femmes dans le monde sont confrontées quotidiennement à la discrimination, à la violence et à l’oppression. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Le pionnier de l’anthropologie Lewis Henry Morgan a avancé l’idée révolutionnaire selon laquelle les femmes étaient libres et égales dans les premières sociétés humaines, et que l’origine de l’oppression des femmes se trouve dans l’essor de la propriété privée et de la famille monogame « nucléaire ». Aujourd’hui, Morgan est rejeté par le milieu universitaire, mais dans cet article, Fred Weston explique que son idée de base sur l’évolution de la famille a été étayée par les études et découvertes modernes. Les marxistes devraient prendre en compte les idées de Morgan ainsi que les preuves les plus récentes, afin de comprendre les origines de l’oppression des femmes et les moyens de mettre fin à cette oppression une fois pour toutes.


L’oppression des femmes et les origines de la famille telle que nous la connaissons restent des questions essentielles pour tous ceux qui souhaitent lutter pour un monde meilleur aujourd’hui. Un très grand nombre de femmes sont encore victimes de violence et de harcèlement sexuels. Dans certaines parties du monde, elles vivent dans des conditions proches de l’esclavage. Des millions de filles et de femmes en vie aujourd’hui ont été contraintes de subir des mutilations génitales, l’une des méthodes les plus barbares utilisées pour contrôler la sexualité des femmes, tandis que des millions de jeunes femmes sont victimes de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle. La violence à l’égard des femmes est toujours un phénomène quotidien, le féminicide étant un phénomène persistant.

Voilà la barbarie de la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Malgré d’importantes conquêtes, nous sommes encore très loin d’une véritable et pleine égalité entre les hommes et les femmes. Nous devons nous poser la question suivante : est-ce là la manière naturelle dont les hommes et les femmes se comportent les uns envers les autres? On nous dit souvent que c’est le cas, que la famille « nucléaire » monogame, avec une figure paternelle dominante et puissante, a toujours existé, et que les hommes sont naturellement agressifs envers les femmes. Mais est-ce vraiment le cas?

Marx et Engels ont résolument répondu à cette question par la négative. Engels, en particulier, a développé l’approche marxiste de l’oppression des femmes dans son célèbre ouvrage, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, publié en 1884. Il s’est principalement basé sur le texte de Lewis Henry Morgan, La société archaïque (1877), qui soutenait que « l’idée de la famille s’est développée par étapes successives » et que la famille moderne et monogame n’était que « la dernière forme de la série1 ». Il a expliqué que cela était étroitement lié au développement de nouveaux outils, techniques et armes, c’est-à-dire au développement des forces productives.

Morgan avait une approche fondamentalement matérialiste de cette question, et il a eu une grande influence sur les anthropologues de son époque. Mais ses idées ont fini par être considérées comme une menace pour la stabilité de la société bourgeoise, et ce d’autant plus qu’Engels a utilisé ses découvertes pour élaborer le point de vue marxiste sur cette question.

Au XXe siècle, les idées de Morgan et Engels ont été férocement attaquées par des anthropologues conservateurs, tels que Bronisław Malinowski, qui a déclaré candidement :

« Si nous en venions à supprimer la famille individuelle en tant qu’élément central de notre société, nous serions confrontés à une catastrophe sociale par rapport à laquelle les bouleversements politiques de la Révolution française et les changements économiques du bolchevisme sont insignifiants2. »

D’autres, comme ceux de l’école anthropologique de Boas, ont rejeté l’idée même d’étapes historiques, de « déterminisme » et de « théorie de l’évolution » au profit d’une approche idéaliste qui exerce encore aujourd’hui une forte influence sur la discipline.

Morgan était sans aucun doute limité par le niveau des connaissances scientifiques disponibles au milieu du XIXe siècle, et certaines de ses idées n’ont pas survécu à l’épreuve du temps. Mais ce qui compte vraiment est de se demander : où a-t-il vu juste? Et qu’est-ce que cela nous apprend sur l’évolution de la famille et sur son avenir possible?

Ces questions revêtent une importance décisive pour la lutte pour un monde meilleur. Et en définitive, seule une approche véritablement scientifique de l’histoire de notre espèce peut y répondre.

Méthode matérialiste

Morgan s’est appliqué à étudier les premières formes de société et a véritablement tenté de comprendre leurs structures sociales internes et ce qui a conduit à l’évolution de ces structures, de la même manière que Darwin s’est consacré à l’étude de l’évolution biologique.

Morgan pensait qu’en examinant les sociétés de son époque à différents niveaux de développement et en les comparant les unes aux autres, il était possible de reconstituer une image de l’évolution de la société humaine dans son ensemble. Ce faisant, il a élaboré une théorie de l’évolution sociale : les sociétés passent par des stades de développement similaires et ce processus suit une direction depuis des formes moins développées vers des formes plus développées.

Morgan a inconsciemment tiré des conclusions très similaires à celles du matérialisme historique. Image : domaine public

Morgan a compris que les institutions sociales naissent en fonction des développements particuliers dans les conditions sociales. Ce faisant, il a inconsciemment tiré des conclusions très proches de celles du matérialisme historique, la méthode développée par Marx et Engels. Nous trouvons un exemple clair de cette méthode dans la déclaration suivante de Morgan :

« Le fait important que l’humanité a commencé au bas de l’échelle et qu’elle a progressé est révélé de manière expressive par ses moyens de subsistance successifs. De son habileté dans ce domaine dépend toute la question de la suprématie de l’homme sur la terre. Les êtres humains sont les seuls dont on peut dire qu’ils ont acquis un contrôle absolu sur la production de nourriture, contrôle qu’ils ne possédaient pas à l’origine par rapport aux autres animaux. Sans élargir leur base de subsistance, les êtres humains n’auraient pas pu se propager dans d’autres régions ne possédant pas les mêmes types d’aliments, et finalement sur toute la surface de la Terre; enfin, sans obtenir un contrôle absolu sur la variété et la quantité de nourriture, ils n’auraient pas pu se multiplier pour former des nations populeuses. Il est donc probable que les grandes époques du progrès humain aient correspondu, plus ou moins directement, à l’élargissement des sources de subsistance3. »

L’approche évolutionniste de Morgan concernant le développement de la société, déterminé par le développement des forces productives, ressort clairement. Il divise la société en différents stades, « la sauvagerie, la barbarie et la civilisation », la sauvagerie s’étendant sur trois périodes, la période inférieure, la période moyenne et la période supérieure, la période inférieure étant la moins développée. Morgan explique qu’avec de nouveaux outils et de nouvelles techniques, comme la pêche ou l’arc à flèche, l’humanité passe d’un stade à l’autre. Il divise pareillement la « barbarie » en trois périodes : la maîtrise de la poterie; l’apprentissage de la domestication des animaux, des cultures, des premiers systèmes d’irrigation, de la fabrication de briques, etc.; et enfin la maîtrise de l’utilisation des métaux, tels que le bronze et le fer.

Les mots qu’il utilise, « sauvagerie, barbarie et civilisation », ont pris une connotation quelque peu péjorative, mais nous ne devons pas considérer l’utilisation de ces mots par Morgan de la même manière. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’essence du sens de ces mots et non ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. De même, sa chronologie du développement ne correspond plus exactement à ce que plus de 150 ans de recherche supplémentaire ont établi, mais l’idée d’un développement de l’humanité par étapes est pour l’essentiel correcte.

Le fait que la société humaine ait connu plusieurs stades de développement, essentiellement basés sur les matériaux utilisés pour la fabrication des outils, est généralement reconnu par les archéologues aujourd’hui, lorsqu’ils donnent des noms à des périodes de l’histoire telles que l’âge de pierre, l’âge de bronze et l’âge de fer. Grâce au développement des outils, l’homme est passé de la chasse et de la cueillette à l’agriculture au cours du Néolithique, ou « nouvel âge de pierre ». Plus tard, des progrès ont été réalisés dans le travail des métaux, d’abord avec le bronze, puis avec le fer, ce qui a permis l’essor des grandes civilisations du monde antique. Ce processus n’a pas été linéaire et identique sur tous les continents du monde. Cela dépendait aussi en partie des ressources locales disponibles. C’est néanmoins l’image généralement admise.

C’est cette approche matérialiste qui a attiré l’attention de Marx et Engels. Comme l’expliquait Engels en 1884 :

« En effet, en Amérique, Morgan avait redécouvert, à sa façon, la conception matérialiste de l’histoire, découverte par Marx il y a quarante ans, et celle-ci l’avait conduit, à propos de la comparaison entre la barbarie et la civilisation, aux mêmes résultats que Marx sur les points essentiels4. »

Marx avait en fait étudié La société archaïque de Morgan, ainsi que les travaux d’autres anthropologues de l’époque, et il avait rédigé des notes détaillées, dans l’intention de produire un texte contenant sa propre interprétation de leurs dernières découvertes. Malheureusement, Marx est mort avant d’avoir pu achever ce travail, mais ses notes5 ont été utilisées par Engels pour produire son texte classique en 1884, peu après la mort de Marx. Le travail d’Engels sur les origines de la famille peut donc être considéré comme une œuvre commune des pères fondateurs du marxisme.

Consanguinité et promiscuité chez les premiers humains

Morgan soutenait que la société humaine primitive avait commencé avec ce qu’il appelait la famille « consanguine », c’est-à-dire la reproduction entre proches parents. Ce n’est que plus tard, a-t-il expliqué, à travers différentes étapes, que la reproduction sexuelle entre individus apparentés a été éliminée et que certaines interdictions ont été mises en place.

Lorsque Morgan a évoqué cette idée pour la première fois, elle a été rejetée avec indignation, et c’est toujours le cas dans de nombreux cercles. Après tout, qu’y a-t-il de plus étranger aux mœurs sociales de notre époque? Parce que cela semblait si peu naturel à leur propre époque, certains sociologues, comme Westermarck, ont soutenu qu’il existait un instinct naturel à éviter la consanguinité.

Cependant, des études récentes ont étayé l’idée que la consanguinité existait chez les premiers humains, démontrant à quel point notre notion de la famille a changé au cours des millénaires. Un article publié en 2018 a conclu que la proportion relativement élevée de difformités dans les squelettes de l’ère glaciaire était très probablement due à la consanguinité, une théorie soutenue par le faible niveau de diversité génétique trouvé dans ces squelettes6.

Mais cela a évidemment changé, et une étude intéressante réalisée par l’université de Cambridge rapporte que l’analyse des restes humains sur le site de Sunghir, en Sibérie, a montré que :

« Les premiers humains semblent avoir reconnu les dangers de la consanguinité il y a au moins 34 000 ans et ont développé des réseaux sociaux et d’accouplement étonnamment sophistiqués pour l’éviter[…]7 »

Ce fait est important, car il démontre de manière cruciale que les relations sexuelles entre les êtres humains ont changé. À un certain stade, la famille humaine a évolué, de nouvelles relations émergeant des anciennes. En effet, les « réseaux sociaux et d’accouplement sophistiqués » pourraient même représenter les premières formes de ce que l’on appellera plus tard la « gens ».

L’émergence de la famille moderne a nécessité un bouleversement complet de l’ordre établi. Photo : Jorge Royan/royan.com.ar

Morgan voyait quatre étapes ultérieures de développement de la famille basées sur l’interdiction de l’inceste, où les hommes et les femmes n’étaient pas autorisés à s’accoupler avec des membres de leur propre clan ou « gens », pour utiliser l’expression latine. Autrement dit, des systèmes interdisant l’accouplement au sein d’un groupe donné ont émergé.

Il a émis l’hypothèse que, sous ce système, le « mariage par groupe » était la norme. Cela signifiait-il que tous les hommes d’un groupe avaient toutes les femmes d’un autre groupe comme « épouses » en même temps? Pas nécessairement. Des sociétés ont été découvertes où le « mariage par groupe » signifiait effectivement une forme d’« alliance » entre groupes, dans laquelle les individus d’un groupe ne pouvaient choisir leur conjoint qu’au sein de l’autre groupe.

Il faut cependant souligner la relative promiscuité de l’accouplement dans les premiers temps de la société humaine. Contrairement à la conception traditionnelle de la famille, les hommes et les femmes n’étaient pas liés de manière permanente à un conjoint, ils pouvaient librement rompre la relation et chercher un autre partenaire.

Des milliers d’années d’une morale qui a évolué sous la pression de la société de classes, où la femme a été considérée comme la propriété de l’homme, et où la femme doit être fidèle à un seul homme toute sa vie, ont laissé dans la conscience collective l’idée qu’il s’agit là d’un état de fait naturel et universel. De nombreuses études indiquent cependant que la « promiscuité » – au sens de la liberté des individus de choisir avec qui ils s’accouplent, quand et pour combien de temps – était clairement présente dans les premières sociétés humaines.

Comme l’explique Engels : « Qu’entend-on par « commerce sexuel sans entraves »? On veut dire que les interdictions limitatives, en vigueur de nos jours ou dans une période antérieure, n’avaient point cours. » Mais il ajoute également : « Il ne s’ensuit pas nécessairement, pour la pratique quotidienne, un pêle-mêle inextricable. Des unions individuelles temporaires ne sont pas du tout exclues : même dans le mariage par groupe, elles constituent maintenant la majorité des cas8. »

L’existence d’« unions » ou de couples dans le contexte d’un clan plus large ou d’une « gens » ne doit cependant pas être considérée comme un « mariage » comme nous le connaissons. Morgan a souligné qu’« il était fondé sur l’union d’un homme et d’une femme sous la forme d’un mariage, mais sans cohabitation exclusive […] Le divorce ou la séparation était au choix du mari et de la femme9 » (nous soulignons). Cela signifie que les hommes et les femmes n’étaient pas liés de manière permanente par le mariage tel que nous le connaissons.

Néanmoins, cela a préparé le terrain pour la famille monogame, qui, selon Morgan, « a été fondée sur le mariage d’un homme et d’une femme, avec une cohabitation exclusive, cette dernière constituant l’essentiel de l’institution. Il s’agit avant tout de la famille de la société civilisée, et elle était donc essentiellement moderne10 ». Mais l’émergence de cette famille moderne a nécessité un bouleversement complet de l’ordre existant pour voir le jour.

Descendance matrilinéaire

La position de la femme n’était pas subordonnée à celle de l’homme avant l’apparition de la famille monogame et patriarcale, et c’est sur cette question que Morgan a sans doute apporté la plus grande contribution à notre compréhension de la société humaine.

Morgan n’était pas un anthropologue de salon, mais a effectué un travail de terrain réel et concret auprès des Haudenosaunee (Iroquois), qu’il a étudiés de près, en vivant parmi eux pendant un certain temps. Il a également étudié d’autres peuples autochtones des Amériques, tout en se renseignant auprès de nombreuses autres sources sur les peuples aux premiers stades du développement humain.

Morgan n’était pas un anthropologue théorique, mais menait un travail de terrain réel et concret parmi les Haudenosaunee. Photo : William Alexander Drennan

Il a constaté que les femmes avaient un statut beaucoup plus égal chez les Haudenosaunee que dans le monde « civilisé ». Engels, s’appuyant sur ses recherches, commente : « Tous sont égaux et libres – y compris les femmes11. » Mais pourquoi en était-il ainsi?

Morgan en a conclu qu’à une époque antérieure, les humains étaient organisés en clans matrilinéaires, dans lesquels la descendance était assurée par la lignée maternelle, et non en famille patriarcale (littéralement, le règne du père), qui a fini par voir le jour avec l’émergence de la propriété privée et de la société de classes.

Il y a beaucoup de débats sur la question de savoir si le « matriarcat » a déjà existé, mais il s’agit d’un débat erroné et trompeur. Le matriarcat signifie le règne des femmes, mais ce que Morgan a mis en lumière, c’est la matrilinéarité, c’est-à-dire l’ascendance par la lignée maternelle au tout début de la société humaine, car l’absence d’appariement strict ou permanent ne permettait pas de savoir avec certitude qui était le père. La matrilinéarité ne signifiait pas que les hommes n’avaient aucun rôle ou qu’ils étaient subordonnés aux femmes.

On voit souvent des tentatives de nier la matrilinéarité. Effectivement, comme toute l’histoire écrite, qui commence au quatrième millénaire avant notre ère, provient de civilisations qui étaient des sociétés patriarcales, des sociétés de classes, il est facile de comprendre d’où vient l’idée que « les hommes ont toujours dominé les femmes ». Cependant, les exemples de sociétés matrilinéaires qui subsistent aujourd’hui viennent étayer la théorie de Morgan.

Dans les provinces chinoises du Yunnan et du Sichuan, nous avons le peuple Mosuo, dont la lignée est encore tracée par les femmes de la famille et dont les biens sont transmis par la lignée féminine. Les enfants reviennent à la mère et résident avec elle. Les hommes mosuo sont chargés d’élever les enfants de leurs sœurs et de leurs cousines (un phénomène que Morgan décrit dans les sociétés matrilinéaires qu’il a étudiées) et sont responsables de l’élevage des animaux et de la pêche, toutes choses qu’ils apprennent de leurs oncles (frères de leur mère) et d’autres membres masculins plus âgés de la famille.

Les Bribris du Costa Rica, les Minangkabau de l’ouest de Sumatra, certains Akans du Ghana et les Khasis de l’Inde ont toujours une descendance féminine. Aucune de ces sociétés n’a eu de contact entre elles.

L’influent anthropologue Franz Boas a tenté de trouver des exemples de passages de la patrilinéarité à la matrilinéarité, afin de discréditer l’ensemble du modèle de Morgan. Il pensait en avoir trouvé un chez les Kwakiutl, sur la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord. Mais il a été démontré par la suite que cet exemple n’était pas valable. Boas a constaté que l’ascendance y était tracée par les lignées masculines et féminines, mais il n’a pas tenu compte du fait que cette société avait subi un traumatisme énorme sous l’impact du contact avec les Européens, et que tout leur système s’effondrait sous la pression.

Il est facile d’imaginer comment la traçabilité de la descendance et l’héritage de la propriété, quelle qu’elle soit, par la lignée maternelle, renforçaient la position des femmes dans la société. Mais un autre facteur important de la société préhistorique doit être pris en compte : le caractère extrêmement égalitaire de la société des chasseurs-cueilleurs en général.

Communisme primitif

Nous devons noter que, bien que Morgan lui-même n’était pas communiste, mais un supporter du Parti républicain américain, ainsi qu’un bourgeois aisé qui croyait que le système politique des États-Unis était la forme la plus élevée de société, il fait référence à plusieurs reprises dans La société archaïque au fait que les premiers hommes vivaient de manière communiste, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de propriété privée.

Colin Renfrew est un ancien professeur d’archéologie à l’université de Cambridge et a été membre conservateur de la Chambre des Lords de 1991 à 2021. Il ne peut donc pas être accusé d’avoir des sympathies communistes! Dans son livre, Prehistory – The making of the Human Mind, il affirme ce qui suit :

« Les premières sociétés de chasseurs-cueilleurs, comme celles de nos ancêtres du Paléolithique, semblent avoir toujours été des communautés égalitaires, où les individus participaient sur un pied d’égalité[…]12 »

Sur quoi se fondait cet égalitarisme? Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, il n’y avait pas de division en classes, pas de propriétaires des moyens de production, pas de propriété foncière. Le peu de « propriété » qui existait était constitué d’outils et d’armes rudimentaires pour la chasse et le dépeçage des animaux et pour la recherche de nourriture, ainsi que des vêtements que les gens portaient sur le dos.

Comme il n’y avait pas de propriété privée ni de division de la société en classes, il n’y avait pas d’exploiteurs ni d’exploités, donc pas d’appareil armé se tenant au-dessus de la société. Morgan déclare :

« L’État n’existait pas. Leurs gouvernements étaient essentiellement démocratiques, parce que les principes sur lesquels la gens, la phratrie et la tribu étaient organisées étaient démocratiques. »

Dans sa description des Haudenosaunee, il déclare que « chaque ménage vivait de façon communiste13 ».

L’idée que les êtres humains ont vécu dans ce que Marx et Engels appelaient le « communisme primitif », sans aucun concept de propriété privée, pendant la majeure partie de leur existence, est inacceptable pour ceux qui défendent l’idée que les riches et les pauvres, ou les exploiteurs et les exploités, ont toujours existé; que la compétition individuelle du capitalisme moderne fait tout simplement partie de la « nature humaine » et que nous devons l’accepter.

Comme l’écrit l’anthropologue américain Leslie A. White dans son ouvrage The Evolution of Culture, The Development of Civilization to the Fall of Rome :

« […] la théorie du communisme primitif est apparemment devenue si menaçante que les membres de trois “écoles” anthropologiques se sont sentis obligés de la dénigrer. Lowie, de l’école de Boas, l’a attaquée à plusieurs reprises. Malinowski, chef de file de l’école fonctionnaliste, l’a qualifiée de “peut-être l’erreur la plus trompeuse de l’anthropologie sociale” […] Lowie a été félicité par des universitaires catholiques pour sa critique de la théorie du communisme primitif et, par là même, pour son opposition aux doctrines socialistes. […] Il semblerait qu’un effort ait été fait pour “rendre le monde sûr pour la propriété privée14”. »

Malgré toutes ces objections, de nombreuses études confirment le caractère égalitaire des sociétés de chasseurs-cueilleurs, où les femmes jouissaient d’une position beaucoup plus élevée dans la société et étaient traitées comme des égales, et non comme la propriété des hommes15.

L’une des principales caractéristiques de l’être humain est sa tendance à la coopération et au partage. Les humains n’auraient pas pu survivre sans cela. Nous ne sommes pas particulièrement rapides ou forts par rapport à de nombreux autres animaux. En tant qu’individus isolés, dans les conditions de l’époque, nous aurions été en danger permanent d’être attaqués par les grands carnivores, tout en ayant beaucoup plus de difficultés à nous procurer de la nourriture. Cette coopération n’était donc pas le fruit d’un altruisme abstrait, mais d’une nécessité matérielle. La coopération était nécessaire non seulement pour la chasse, mais aussi pour la cueillette.

Chasse, cueillette et matrilocalité

Il semble qu’il existait une division du travail entre les sexes dans les sociétés préhistoriques de chasseurs-cueilleurs, même si elle variait d’un peuple à l’autre et n’était pas une division stricte, comme nous le voyons dans les sociétés de classe plus récentes telles que celle des Grecs.

Les hommes participaient parfois à la cueillette et les femmes aidaient à la chasse, comme l’ont montré les récentes découvertes de tombes de femmes avec leurs armes. Mais en général, les hommes partaient à la chasse et les femmes à la cueillette. Et l’un n’était pas moins important que l’autre. En fait, lors des expéditions de chasse, les hommes revenaient parfois les mains vides, alors que la cueillette rapportait toujours quelque chose. Ainsi, la division du travail à ce stade de la société humaine ne sous-entend pas la subordination de la femme à l’homme.

En fait, la division du travail qui existait au sein de la famille tendait à donner une meilleure position aux femmes. Kit Opie et Camilla Power, auteurs de « Grandmothering and Female Coalitions – A Basis for Matrilineal Priority?16 », affirment que, dans les sociétés qu’ils ont étudiées, la quantité de calories nécessaires pour nourrir tous les adultes et les enfants d’un groupe exige la coopération des femmes et des membres féminins de leur famille, en particulier les grands-mères, conjointement avec les hommes. Chez les !Kung du désert du Kalahari, par exemple, des études montrent que « la cueillette représente de 60 à 80% de l’alimentation totale17 ».

Les femmes qui ne peuvent pas aller à la cueillette, soit parce qu’elles sont en fin de grossesse, soit parce qu’elles allaitent un nouveau-né, sont assurées d’obtenir leurs calories quotidiennes parce que les autres femmes y pourvoient. Encore une fois, cela n’est pas dû à un altruisme abstrait. Il est de pratique courante que tout le monde s’entraide, car chacun sait que lorsqu’il se retrouvera dans la même situation, on s’occupera aussi de lui.

L’idée selon laquelle les femmes dépendaient totalement des hommes, et que même dans les premières sociétés humaines, une femme devait donc chercher un homme pour survivre, ne tient pas la route. Photo : domaine public

Ainsi, l’idée que les femmes étaient totalement dépendantes des hommes et que, même dans les premières sociétés humaines, une femme devait se trouver un homme pour survivre ne tient pas.

La situation que nous venons de décrire constitue une base matérielle sur laquelle reposait l’égalité entre les sexes. Opie et Power expliquent également le rôle des aînées, qui ne pouvaient plus porter d’enfants, mais qui pouvaient jouer un rôle clé dans le vieil âge en aidant à subvenir aux besoins de la progéniture de leurs filles. Cela expliquerait la nature matrilocale des familles – les femmes restant proches de leurs mères – et donc aussi la nature matrilinéaire de la société.

Ils soulignent que :

« Des données de la génétique moléculaire suggèrent qu’une tendance ancestrale des femmes de la famille à rester ensemble a persisté avec l’émergence de l’homme moderne. Des études révèlent des différences dans les schémas de philopatrie [la tendance d’un individu à retourner ou à rester dans sa région d’origine ou son lieu de naissance] entre les populations de chasseurs et d’agriculteurs en Afrique subsaharienne18. »

Ils ajoutent : « Plus ces populations dépendent de la chasse, moins elles sont susceptibles d’être virilocales. » Cela signifie que les femmes des sociétés de chasseurs-cueilleurs ont tendance à rester au sein d’un groupe où les femmes sont apparentées, avec des mères, des sœurs, des cousines, mais où les hommes avec lesquels elles s’accouplent viennent de l’extérieur. Tout ceci confirme de manière éclatante ce que Morgan décrivait en 1877!

Il y a bien sûr des exceptions à cette règle, comme les peuples autochtones du nord de l’Alaska, chez qui on trouve « des hommes qui fournissent presque toute la nourriture ». Ce sont des chasseurs, et non des agriculteurs. Toutefois, cela n’est pas dû au fait que les habitants de ces régions « pensent » simplement que la chasse est meilleure et ont « choisi » de ne pas planter de cultures.

Un autre article explique que dans « certaines régions arctiques et subarctiques, il y a relativement peu de petits animaux à consommer et aucun aliment végétal important, de sorte que le gros gibier représente une très grande proportion de toute la nourriture consommée19 ». Il existe une raison matérielle concrète pour laquelle les hommes jouent un rôle aussi important dans l’obtention de la nourriture dans une telle situation : « La possibilité d’une cueillette importante ou d’un passage à l’agriculture est peu probable dans ces sociétés arctiques ou subarctiques20. »

La découverte de ces « exceptions » ne réfute pas l’image globale de l’évolution sociale, là où les conditions ont été favorables au développement de l’agriculture. Comme l’expliquent les auteurs :

« Pour comprendre la transition vers les sociétés agricoles, ces groupes sont peut-être d’un intérêt limité en tant que modèle pour les sociétés de chasseurs-cueilleurs qui ont vu le jour en Afrique, en Europe et ailleurs et qui ont connu la transition vers l’agriculture21. »

Ceci a clairement une signification énorme pour la position des femmes dans ces sociétés. Les femmes individuelles ne quittaient pas la maison de leur père pour celle de leur mari pour y rester, entourées de la famille élargie de ce dernier, comme c’est le cas aujourd’hui dans le monde entier. Cela signifiait qu’elles étaient nettement moins dépendantes de leur conjoint. Au contraire, celui-ci se retrouvait entouré de toutes parts par les parents de sa compagne et était, dans une certaine mesure, dépendant d’eux.

Dans certains cas, les hommes chasseurs devaient donner toutes leurs prises à la mère de leur conjointe avant qu’elle les répartisse au sein de la famille. Il n’est pas étonnant que les exemples de ces communautés qui ont survécu montrent un taux de violence à l’égard des femmes inférieur au nôtre.

Propriété, inégalité et monogamie

Ce mode de vie égalitaire a commencé à changer après l’apparition de l’agriculture, lors de ce qu’on a appelé la révolution néolithique, il y a environ 12 000 ans.

Des études ont confirmé que l’inégalité entre les sexes a graduellement changé au cours d’une longue période, lorsque les humains sont passés de la chasse et de la cueillette à l’agriculture, en particulier à la culture des plantes. Des preuves archéologiques du monde entier indiquent une évolution de la division du travail entre les hommes et les femmes à la suite de l’adoption de l’agriculture. Les causes directes varient d’un endroit à l’autre, mais un certain nombre de facteurs importants ont clairement joué un rôle : l’augmentation du taux de natalité et donc des responsabilités en matière de garde d’enfants, les exigences accrues en matière de transformation des aliments et, enfin, l’utilisation d’outils plus lourds tels que la charrue.

Une étude publiée par le Social Science Research Network en 2012 explique :

« […] le passage à l’agriculture a entraîné une division du travail au sein de la famille, l’homme utilisant sa force physique dans la production de nourriture et la femme s’occupant de l’éducation des enfants, de la transformation et de la production des aliments et d’autres tâches liées à la famille. »

Elle poursuit :

« En conséquence, le rôle des femmes dans la société ne leur permettait plus de vivre de façon autonome sur le plan économique. En substance, l’évolution générale de la division du travail associée à la révolution néolithique a empiré les options extérieures des femmes (en dehors du mariage), ce qui a renforcé le pouvoir de négociation des hommes au sein de la famille, ce qui, au fil des générations, s’est traduit par des normes et des comportements qui ont façonné les croyances culturelles sur les rôles de genres dans les sociétés. […] En résumé, nous apportons de nouvelles preuves qui appuient l’hypothèse selon laquelle la révolution néolithique, par ses effets sur les croyances culturelles, est à l’origine des rôles de genres modernes22. »

Parallèlement à l’évolution de la division du travail, il semble également y avoir eu une évolution de la matrilocalité vers la patrilocalité, ce qui aurait eu un impact supplémentaire sur la position des femmes au sein du ménage. Un article publié en 2004 par l’université La Sapienza de Rome a révélé qu’une étude de l’ADN mitochondrial de 40 populations d’Afrique subsaharienne montrait « une différence frappante dans la structure génétique des populations productrices de nourriture (locuteurs bantous et soudaniques) et des populations de chasseurs-cueilleurs (Pygmées, !Kung et Hadza)23 ». Les femmes des populations de chasseurs-cueilleurs, telles que les !Kung et les Hadza, étaient plus susceptibles de rester avec leur mère après le mariage que les femmes des populations productrices de nourriture qui dépendent de l’agriculture, ce qui suggère un lien étroit entre l’agriculture et la patrilocalité.

Il est bien sûr presque impossible de déterminer avec précision quand la filiation matrilinéaire a cédé la place à la filiation patrilinéaire. Le changement doit avoir eu lieu à une époque lointaine, avant l’écriture, et chaque société doit s’être développée à sa manière et à son propre rythme. Mais il est certain que cette transition a eu lieu à un moment donné entre l’avènement de l’agriculture et l’apparition des premières sociétés de classe, il y a environ 5 à 6 000 ans, car toutes ces sociétés étaient patrilocales, patrilinéaires et, surtout, patriarcales.

Morgan a trouvé la clé de ce changement spectaculaire dans l’essor de la propriété privée. Il explique que :

« […] la question de l’héritage devait inévitablement surgir, prendre de l’importance avec l’augmentation de la variété et de la quantité des biens, et aboutir à une norme bien définie en matière d’héritage24. »

La propriété n’est pas apparue immédiatement sous forme privée, car les règles en matière d’héritage étaient initialement fondées sur la propriété commune des terres et des troupeaux au sein de la gens, c’est-à-dire l’unité familiale élargie qui constituait la base de la société jusqu’à la formation des premiers États. Cela signifie que les biens ne pouvaient pas être transférés en dehors de la gens.

Au sein des gens matrilinéaires, les enfants restaient dans la gens de la mère. C’était donc par la lignée féminine que la propriété était héritée. Cela signifiait que les enfants des hommes ne se trouvaient pas dans la gens de leur père, mais dans celle de la conjointe de celui-ci. Cependant, à un moment donné, dans différentes parties du monde et à différentes époques, au fur et à mesure que les hommes ont accumulé des biens de plus en plus importants, un changement s’est opéré par lequel les droits de propriété sont passés à une transmission par la lignée masculine.

Les inégalités, les classes sociales et l’oppression des femmes ne sont pas apparues immédiatement avec les premières formes d’agriculture et de domestication. Image : Grant Wood

L’inégalité, les classes et l’oppression des femmes ne sont pas apparues immédiatement après les premières formes d’agriculture et de domestication. Mais une fois le passage à l’agriculture accompli, les conditions étaient réunies pour obtenir une productivité de plus en plus grande de la terre. Comme on peut le constater sur une multitude de sites néolithiques, le « communisme dans la vie quotidienne » s’est poursuivi même lorsque les êtres humains sont passés d’une existence nomade à une existence sédentaire. Cependant, le surplus qui a finalement été produit signifiait que ce n’était qu’une question de temps avant que les classes n’apparaissent, et avec elles l’inégalité sociale, dont les premières victimes ont été les femmes. Ce processus s’est achevé au cours de la période allant des premières sociétés agricoles sédentaires à l’apparition des premières civilisations connues dans l’histoire.

Ce phénomène s’est répété de façon indépendante dans de nombreuses régions du monde, notamment en Mésopotamie (l’actuel Irak), en Égypte, en Amérique centrale et du Sud, en Chine, en Asie du Sud et dans certaines parties de l’Afrique subsaharienne. Aucun de ces cas ne s’est produit exactement comme un autre, mais ils présentent tous de nombreuses caractéristiques communes.

Nous ne pouvons pas dire exactement comment s’est effectué le passage de la filiation matrilinéaire à la filiation patrilinéaire. Cependant, Morgan a pu interroger des membres de plusieurs tribus d’Amérique du Nord et a constaté que certaines d’entre elles étaient récemment passées d’un héritage par la lignée féminine à un héritage par la lignée masculine – dans certains cas, de mémoire d’homme. Comme il le dit :

« De nombreuses tribus indiennes possèdent aujourd’hui des biens considérables en animaux domestiques, en maisons et en terres appartenant à des particuliers, parmi lesquels la pratique de les donner à leurs enfants de leur vivant est devenue courante pour éviter l’héritage gentilice25. »

Il explique qu’au fur et à mesure que les biens augmentaient en quantité, le déshéritage des enfants des hommes a commencé à « susciter une opposition à l’héritage gentilice », c’est-à-dire par la lignée maternelle. Il s’agit en fait d’un exemple vivant de la manière dont la transition de la matrilinéarité à la patrilinéarité a pu avoir lieu dans d’autres sociétés.

Ainsi, l’émergence de la propriété privée a été l’élément déterminant du changement radical dans le statut des femmes, qui sont passées du statut d’égales à celui de subordonnées des hommes. « La famille monogame doit son origine à la propriété26 », écrit Morgan.

Une nouvelle forme de société est apparue, dans laquelle les hommes propriétaires ont commencé à imposer aux femmes des conditions jusqu’alors inconnues. Le seul moyen de s’assurer que la femme donne naissance aux enfants de son mari était d’imposer des règles de comportement strictes, telles que l’isolement des femmes à l’intérieur de la maison, l’interdiction pour les femmes de quitter la maison sans être accompagnées, et une fidélité sans faille. Morgan décrit ainsi le processus :

« Après que les maisons et les terres, les troupeaux et les marchandises échangeables eurent atteint une telle quantité et qu’ils furent devenus propriété individuelle, la question de leur héritage s’imposa à l’attention de l’homme […] »

Morgan explique que la famille est finalement devenue « une organisation productrice de biens », et il ajoute :

« Le temps était désormais venu où la monogamie, ayant assuré la paternité des enfants, allait affirmer et maintenir leur droit exclusif à hériter des biens de leur père décédé27. »

Morgan, comme nous l’avons vu, ne s’est pas contenté d’observer les Haudenosaunee ou de s’appuyer sur les informations qu’il a reçues d’autres savants et voyageurs. Il s’est également penché sur d’autres sources, par exemple les Grecs et les Romains de l’Antiquité, et sur ce que l’on pouvait déduire de leurs premiers écrits, de leurs mythes et légendes, à propos de leurs plus anciennes structures familiales.

Il trouve des traces de la gens dans les premiers textes et mythes des anciens Romains et Grecs, ainsi que dans le « sept » irlandais, le « clan » écossais, le « gana » sanskrit, etc. Ceci est très significatif, car ces cultures n’auraient jamais pu avoir de contact avec les tribus autochtones d’Amérique que Morgan a observées.

Les Grecs et les Romains de l’Antiquité avaient adopté une gens basée sur les hommes, après avoir transitionné de la gens basée sur les femmes, et il décrit comment cela s’est poursuivi au début de la période d’urbanisation.

Dans la société grecque antique, nous voyons la chute des femmes sous l’une de ses pires formes. Craignant que tout contact avec d’autres hommes ne conduise à des rapports sexuels, les hommes athéniens ne permettaient pas à leurs femmes d’être vues en public, et les hommes ne faisant pas partie de la famille n’étaient pas autorisés à côtoyer les femmes de la maison. Dans la Rome antique, le paterfamilias était l’autorité suprême, avec un pouvoir de vie et de mort sur tous les membres de la famille, l’épouse, la progéniture, ainsi que les esclaves.

Il est à noter que cette « monogamie » ne concernait en réalité que les femmes. Parallèlement à cette nouvelle morale restrictive, différentes formes de prostitution féminine (et dans certains cas masculine) ont vu le jour dans les sociétés de classes de l’Antiquité. L’État athénien a même réglementé la prostitution, avec l’introduction de maisons closes.

Avant l’apparition de ces sociétés de classes, les femmes étaient vénérées et honorées en tant que donneuses de vie. Les épopées grecques font référence à des déesses et à des femmes guerrières, élevées à un rang de culte et de respect. Dans son ouvrage The Greek Myths (1955), Robert Graves a exprimé l’idée que la Grèce de l’âge du bronze était passée d’une société « matriarcale » – nous dirions matrilinéaire – à une société patriarcale. Il évoque l’histoire de Zeus avalant Métis, la déesse de la sagesse, après quoi « les Achéens supprimèrent son culte et attribuèrent toute la sagesse à Zeus, leur dieu patriarcal28 ».

Cette rétrogradation de la femme dans les cieux était clairement le reflet de sa rétrogradation sur terre. William G. Dever soutient dans son livre Did God have a Wife? qu’un processus similaire a eu lieu dans la mythologie des anciens Hébreux, qui croyaient à l’origine que Yahvé (leur dieu) avait une femme, considérée comme la Reine des Cieux29.

Morgan et Engels sur l’avenir de la famille

Ce que Morgan avait à dire sur l’évolution passée de la famille remettait en question les points de vue traditionnels, mais ce qu’il disait sur l’avenir de la famille était encore plus déconcertant pour les bourgeois :

« Si l’on admet que la famille a traversé quatre formes successives et qu’elle en est maintenant à une cinquième, la question se pose immédiatement de savoir si cette forme peut être permanente à l’avenir. La seule réponse que l’on puisse donner est qu’elle doit progresser au fur et à mesure que la société progresse et changer au fur et à mesure que la société change, comme elle l’a fait dans le passé30. »

Engels est allé plus loin :

« […] ce que nous pouvons conjecturer aujourd’hui de la manière dont s’ordonneront les rapports sexuels après l’imminent coup de balai à la production capitaliste est surtout de caractère négatif, et se borne principalement à ce qui disparaîtra. Mais quels éléments nouveaux viendront s’y agréger? Cela se décidera quand aura grandi une génération nouvelle : génération d’hommes qui, jamais de leur vie, n’auront été à même d’acheter par de l’argent ou par d’autres moyens de puissance sociale l’abandon d’une femme; génération de femmes qui jamais n’auront été à même de se donner à un homme pour quelque autre motif que l’amour véritable, ou de se refuser à celui qu’elles aiment par crainte des suites économiques de cet abandon. Quand ces gens-là existeront, du diable s’ils se soucieront de ce qu’on pense aujourd’hui qu’ils devraient faire; ils se forgeront à eux-mêmes leur propre pratique et créeront l’opinion publique adéquate selon laquelle ils jugeront le comportement de chacun – un point, c’est tout31. »

Engels est souvent considéré comme un homme de l’époque victorienne, mais ces quelques phrases montrent qu’il était en fait très en avance sur son temps en ce qui concerne la question de la famille et la manière dont les êtres humains se comporteront sexuellement à l’avenir.

Engels est souvent décrié comme un homme de l’époque victorienne, mais il était en réalité très en avance sur son temps en ce qui concerne la question de la famille. Photo : domaine public

Après qu’Engels ait publié son ouvrage classique, les rangs de la Deuxième Internationale, et plus tard de l’Internationale communiste, ont été formés aux idées qu’il a élaborées sur cette question. Lorsque les bolcheviks sont arrivés au pouvoir en 1917, ils ont commencé à mettre en œuvre ces idées, comme en témoignent les différentes lois et réformes adoptées en matière de mariage, de droits des femmes, de garde des enfants, etc.

Parallèlement aux réformes politiques, Lénine et Trotsky ont tous deux souligné la nécessité d’une véritable égalité sociale et politique, en libérant les femmes du fardeau des tâches ménagères, de la garde des enfants, etc., qui pèsent encore aujourd’hui de manière disproportionnée sur les femmes.

L’isolement de la révolution dans un seul pays arriéré a eu pour conséquence que nombre de ces réformes progressistes n’ont pu être réalisées que partiellement, car l’Union soviétique ne disposait pas des ressources matérielles suffisantes pour les maintenir. Néanmoins, ces réformes audacieuses nous ont donné un aperçu de ce qu’une véritable société socialiste pourrait réaliser. C’est précisément pour cette raison que la classe dirigeante n’a pas pu pardonner non seulement les bolcheviks, mais aussi Morgan lui-même.

La réaction bourgeoise contre Morgan et Engels

Il convient de noter ici le traitement très différent réservé à Darwin et à Morgan. Darwin ne comprenait pas non plus entièrement le fonctionnement de l’évolution, et ce parce que certaines découvertes scientifiques n’avaient pas encore été faites, comme la génétique. Cela n’enlève rien au rôle historique qu’il a joué en faisant énormément progresser notre compréhension de la manière dont la vie a évolué.

Morgan a été traité différemment. La bourgeoisie peut vivre avec l’idée de l’évolution biologique. Elle tente même de la déformer afin de l’utiliser pour justifier la société capitaliste elle-même. Mais elle ne peut vivre avec une idée qui conduit inévitablement à la conclusion que le capitalisme lui-même n’est qu’une phase destinée à s’achever.

Morgan n’était pas un ennemi du capitalisme. Mais entre les mains d’Engels, ses découvertes pointent dans une direction : de même que la société avait évolué dans le passé en fonction du développement des forces productives, un nouveau développement de ces forces préparait les conditions de la disparition du capitalisme lui-même et, avec lui, de la famille telle qu’elle avait été connue pendant des milliers d’années sous différentes formes de société de classes. Il fallait donc saper les idées de Morgan et les discréditer, car saper ses idées, c’était aussi saper celles d’Engels et des marxistes, qui étaient considérés comme porteurs d’idées dangereuses menaçant la stabilité de la société bourgeoise.

Il est bien sûr nécessaire d’être objectif lorsque l’on traite de Morgan et de l’anthropologie de son époque. Par exemple, il ne comprenait pas le niveau de développement atteint par des cultures autochtones plus avancées, comme celle des Aztèques. Il croyait qu’ils étaient au même niveau que les Haudenosaunee. Même lorsque l’un de ses étudiants lui a fait remarquer son erreur, il a persisté dans cette voie.

Il n’en reste pas moins clair que Morgan a rompu avec la vision étroite de ses prédécesseurs – et même de ses contemporains – et qu’il a inconsciemment appliqué la méthode du matérialisme historique à la compréhension des premiers stades du développement humain. Il faut reconnaître qu’il a apporté une contribution majeure à notre compréhension du développement de la société humaine.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que ceux qui attaquent Morgan ou Engels ne le font pas dans le but d’affiner notre compréhension sur la base d’études plus récentes – ce à quoi Engels lui-même aurait été ouvert. Non, ils attaquent et tentent de discréditer sa méthode scientifique, la méthode du matérialisme dialectique, dans le cadre d’une attaque plus large et plus générale contre le marxisme.

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, période de l’ascension capitaliste, les premiers économistes, historiens, paléontologues et anthropologues bourgeois cherchaient encore véritablement à découvrir les mécanismes qui déterminent le développement de la société. Adam Smith, par exemple, s’est penché sur les mécanismes qui régissent le fonctionnement du capitalisme. Mais il a fallu attendre Marx pour en tirer toutes les conclusions logiques.

Toutefois, au tournant du XXe siècle, alors que le capitalisme atteignait ses limites et commençait à stagner et à entrer en crise, la classe capitaliste a cessé de jouer un rôle véritablement progressiste, ce qui s’est répercuté sur comment elle approche ces études. La classe bourgeoise était devenue totalement réactionnaire et cherchait des idées pour justifier son existence. La raison en est on ne peut plus claire : sa richesse et ses privilèges dépendent du système actuel et elle cherche donc à montrer qu’il est éternel.

Le célèbre anthropologue Bronisław Malinowski a joué un rôle important dans cette offensive bourgeoise. « [L]a famille individuelle a toujours existé, et […] elle repose invariablement sur le mariage monogame32 », déclarait-il en 1931.

Malinowski réagissait à l’idée que la famille avait évolué au fil du temps, passant par différentes formes. Sa position était qu’une analyse historique des formes antérieures de la famille manquait de preuves, et que celle-ci avait toujours été, est et sera toujours nucléaire. Comme cité plus haut, il estimait que la « famille individuelle » (avec l’homme à sa tête) était « l’élément central de notre société » et que sa suppression serait une « catastrophe sociale ».

Nous voyons ici que de nombreux anthropologues qui ont essayé de comprendre les sociétés antérieures les ont vues à travers le prisme de la société dans laquelle ils sont nés. Les préjugés sociaux peuvent s’exprimer en science aussi. La science n’est pas un « forum » neutre pour les idées; c’est un champ de bataille qui reflète toutes les pressions de la société de classes.

L’anthropologie, parce qu’elle étudie la société humaine, est l’une des sciences les plus sujettes à ces préjugés sociaux. Les croyances religieuses, les traditions, la morale et les préjugés de classe peuvent tous jouer un rôle en empêchant les anthropologues de voir la réalité, en particulier lorsqu’il s’agit de normes sexuelles, mais aussi de la question de la propriété.

Dès le début du XXe siècle, l’anthropologie a donc connu une réaction croissante contre les idées de Morgan. Marvin Harris, dans son ouvrage The Rise of Anthropological Theory (1968), explique que l’anthropologie moderne est entrée dans le XXe siècle avec la mission de « démasquer le système de Morgan et de détruire la méthode sur laquelle il reposait33 » (nous soulignons).

Quelle était la méthode qu’elle cherchait à détruire? Harris explique que : « Les anthropologues du XIXe siècle pensaient que les phénomènes socioculturels étaient régis par des lois que l’on pouvait découvrir. » Au XXe siècle, cependant, « l’idée s’est répandue que l’anthropologie ne pourrait jamais découvrir l’origine des institutions ni en expliquer les causes34 ».

Il s’agissait d’un rejet de l’approche scientifique et matérialiste des études anthropologiques et d’un recours à des méthodes non scientifiques et idéalistes. Cela a abouti à une situation où :

« Sur la base de données ethnographiques partielles, incorrectes ou mal interprétées, une vision de la culture a émergé, exagérant tous les éléments donquichottesques, irrationnels et impénétrables de la vie humaine. Se délectant de la diversité des modèles, les anthropologues ont recherché des événements divergents et incomparables. Ils ont mis l’accent sur le sens intérieur et subjectif de l’expérience, à l’exclusion des effets et relations objectifs. Ils ont nié le déterminisme historique en général, et surtout le déterminisme des conditions matérielles de production et reproduction de la vie35. »

Cette approche idéaliste a rejeté la méthode matérialiste et évolutionniste, et avec elle l’idée que l’on pouvait élaborer une vision historique globale et à long terme de l’évolution de la société; elle a rejeté l’idée qu’il était possible de trouver des lois du développement de la société et a au contraire insisté pour dire que chaque culture devait être étudiée isolément, comme unique, et que le développement historique ne suit pas d’ordre particulier. Franz Boas (1858-1942) a été l’un des pionniers de cette tendance, avec sa théorie du « particularisme historique ».

La science n’est pas un « forum » neutre pour les idées; c’est un champ de bataille qui reflète toutes les pressions de la société de classes. Image : domaine public

C’était en fait une anticipation de la pensée postmoderne, qui a vu un certain nombre de gauchistes désillusionnés et même de « marxistes » s’éloigner d’une perspective scientifique et matérialiste, pour nier non seulement les lois du développement, mais le développement lui-même.

Certains anthropologues ont combattu cette tendance, comme Leslie A. White et Marvin Harris, qui, à leur manière, ont résisté à la dérive vers l’idéalisme et ont maintenu une approche matérialiste. Mais comme l’a fait remarquer Harris en 1999 dans son ouvrage Theories of Culture in Postmodern Times : « Je dois avouer que le tournant que la théorie a pris – en s’éloignant des approches processuelles axées sur la science et en s’orientant vers un postmodernisme où “tout est permis” – a eu beaucoup plus d’influence que je ne l’aurais cru possible à partir de la fin des années 196036. » Ce tournant n’est pas une coïncidence.

Avec les approches boasienne et, plus tard, postmoderne, tout ce qu’il nous reste, c’est une masse d’études de cas individuels, de faits isolés, sans lien entre eux, sans tentative d’établir une relation de cause à effet, avec comme conclusion que la réalité est inconnaissable.

L’une des critiques que l’école boasienne adressait à Morgan et à tous les évolutionnistes sociaux de l’époque était qu’ils avaient une vision rigide de la manière dont les cultures humaines se sont développées, imposant un modèle auquel toutes les cultures locales devaient être forcées de se conformer.

Il est vrai que les sociétés humaines n’ont pas toutes évolué exactement de la même manière, en suivant toutes les phases d’une sorte de plan préétabli. Peut-on nier que dans des conditions géographiques et climatiques différentes, les rythmes et les directions de développement ont été différents? Ce serait absurde et non scientifique. Par exemple, il a été démontré qu’il y a eu des cas où des cultures qui s’étaient lancées dans des formes primitives d’agriculture sont revenues par la suite à la chasse. Pourquoi en a-t-il été ainsi? Parce que dans les conditions données, l’agriculture s’est avérée moins productive, ou que les changements climatiques ont contraint ces groupes humains à émigrer. Il y avait une raison concrète et matérielle à ce retour à une forme de subsistance que l’on pourrait supposer moins avancée.

Si nous appliquons cela à la famille, nous constatons que, malgré l’adoption de l’agriculture et de l’élevage, certains sites néolithiques suggèrent le maintien de l’égalité entre les sexes, même pendant de très longues périodes. Nous pouvons également rencontrer des sociétés de chasseurs-cueilleurs où l’oppression des femmes est apparue sous l’influence de formes ultérieures de société, là où il y a eu des contacts avec des peuples agricoles – un exemple frappant de la loi du développement inégal et combiné.

Cela ne réfute pas pour autant l’existence de lois discernables de l’évolution sociale et de ses étapes. Le fait est que le processus général a tendu vers une direction, et ce pour des raisons matérielles que nous pouvons comprendre. Aucune société de classes n’a jamais présenté le niveau d’égalité observé dans un large éventail de sociétés de chasseurs-cueilleurs, passées et présentes.

Une vue objective du développement de la société, une observation des faits donnés, montre que, oui, l’évolution sociale a pris des chemins légèrement différents, en fonction des conditions locales. Mais c’est une chose que de le reconnaître, et c’en est une autre complètement différente que d’en tirer la conclusion qu’il n’y a pas de lois discernables du développement social.

Boas n’a certainement pas été le seul anthropologue à adopter une telle perspective. D’autres après lui ont adopté une approche idéaliste similaire. Ce que l’on peut dire, c’est que leur méthode, quelle qu’en soit l’intention, convient parfaitement à la classe capitaliste d’aujourd’hui. Au lieu d’utiliser le langage ouvertement réactionnaire de Malinowski, ils peuvent se cacher derrière une philosophie qui se présente comme progressiste, alors qu’elle est en réalité profondément réactionnaire.

La nécessité d’une compréhension théorique

Pour conclure, nous pouvons poser la question suivante : pourquoi tout cela est-il important? Pourquoi défendons-nous les idées fondamentales élaborées par Morgan et Engels, à savoir l’évolution sociale et avec elle l’idée que la famille a évolué? La réponse à cette question est qu’une compréhension théorique est nécessaire dans la lutte pour abolir l’oppression.

Ce débat n’est pas d’un intérêt purement académique. Le conflit entre le matérialisme et l’idéalisme dans tous les domaines de la vie est un conflit entre le progrès et la réaction. Il fait en réalité partie de la lutte des classes.

Si nous acceptons la perspective anti-matérialiste et idéaliste qui a dominé l’anthropologie au XXe siècle – et qui continue de la dominer aujourd’hui – nous ne comprendrons pas vraiment comment et pourquoi la société a évolué, comment et pourquoi la famille a évolué, et donc comment et pourquoi elle peut évoluer à nouveau à l’avenir; nous serions amenés à penser que c’est l’esprit des individus qui a déterminé les changements, et non les changements de conditions qui ont déterminé les changements dans la pensée.

L’abandon de la perspective matérialiste et évolutionniste en anthropologie a constitué un pas en arrière, car il n’a pas laissé de place à une véritable compréhension scientifique de l’évolution de la société humaine, depuis ses premiers stades jusqu’à la société industrielle actuelle, en passant par diverses formes.

Cela nous laisse avec l’idée qu’il ne sert à rien de lutter pour un changement radical de la structure de la société. À la place, nous devrions travailler sur les individus qui composent la société. Cela ne nous laisse aucun moyen concret de changer les conditions matérielles. Cela signifie, dans le cas de la lutte pour les droits des femmes – et des autres couches opprimées de la société – que la lutte des classes n’a aucun rôle à jouer. Tout devient une bataille autour des mots, des définitions. Sur cette route, le mouvement se retrouve dans une impasse.

Il faut revenir à l’idée qu’il existe une direction au développement de la société, que les différentes étapes de ce développement nous ont amenés là où nous sommes aujourd’hui, et que l’étape actuelle, celle de la société capitaliste, n’a fait que préparer le terrain pour une étape supérieure, celle du socialisme, pour laquelle il faut se battre.

L’avenir de la famille

À ceux qui nient que la famille a évolué à travers plusieurs formes différentes, nous pouvons répondre que, malgré les vœux pieux de personnages comme Malinowski, il est tout à fait clair que la famille a subi de nombreux changements, même dans la période relativement courte qui nous sépare de l’époque de Morgan et Engels.

Il est clair que l’oppression des femmes ne disparaîtra pas pacifiquement sous le capitalisme. Image : domaine public

Nous en avons été témoins de mémoire d’homme. Près de 50% des mariages aux États-Unis se terminent aujourd’hui par un divorce ou une séparation, alors que ce chiffre est d’environ 42% au Royaume-Uni. Des estimations récentes montrent également qu’environ 40% des naissances aux États-Unis ont lieu en dehors du mariage37.

Dans de nombreux pays du monde, les mariages deviennent moins fréquents, les gens se marient plus tard et on assiste à une « dissociation » entre la parentalité et le mariage. Comme l’indique un article, « au cours des dernières décennies, l’institution du mariage a changé plus qu’au cours des milliers d’années qui ont précédé38 ».

Ces changements sont dus à plusieurs facteurs, dont le plus important est l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail, ce qui leur a permis d’acquérir une plus grande indépendance.

Il subsiste toutefois un écart de rémunération important entre les hommes et les femmes. Malgré les progrès réalisés, surtout depuis les années 1970, la majorité des femmes ne sont pas totalement indépendantes sur le plan économique en raison de la persistance des inégalités, de la pauvreté et de l’austérité. Il n’en reste pas moins vrai que les femmes ne sont plus aussi dépendantes vis-à-vis des hommes que par le passé – du moins dans les pays industrialisés avancés – et cette indépendance financière accrue s’est accompagnée d’une plus grande demande d’égalité en droit et en conditions sociales de la part des femmes.

Nous pourrions ainsi poser une autre question : si, au cours des 70 dernières années, tous les changements décrits ci-dessus ont eu lieu dans la famille, pourquoi ne pourrait-elle pas avoir changé encore plus sur des dizaines de milliers d’années, et pourquoi ne pourrait-elle pas connaître des changements progressistes à l’avenir?

Cela étant dit, il est clair que l’oppression des femmes ne disparaîtra pas tranquillement sous le capitalisme. Outre les obstacles matériels auxquels les femmes sont confrontées, les opinions de milliards de personnes aujourd’hui sont encore déterminées, dans une certaine mesure, par des milliers d’années de société de classes et la culture qu’une telle société produit, de même que par l’idéologie de la misogynie. Les préjugés et les morales des sociétés de classe se sont accumulés au fil du temps, et restent encore forts sous le capitalisme.

Il est souvent affirmé à tort que le capitalisme est à l’origine de l’oppression des femmes. Il s’agit là d’une simplification excessive du problème. Comme nous l’avons vu, la domination des hommes sur les femmes est apparue il y a des milliers d’années, lors de l’émergence des premières formes de société de classes. Cependant, ce qui est vrai, c’est que la culture misogyne continue de prospérer sous le capitalisme et est activement utilisée par la classe dirigeante lorsque sa position est menacée, comme nous le voyons aujourd’hui.

Tout ce qui peut être utilisé pour diviser la classe ouvrière est utile aux capitalistes. Le racisme, l’homophobie, la transphobie, les divisions religieuses et ethniques sont tous considérés comme des outils utiles pour dresser un groupe de travailleurs contre un autre. C’est une raison importante pour laquelle la famille nucléaire est toujours présentée comme l’une des « pierres angulaires de la civilisation », et le sera toujours sous le capitalisme.

L’émancipation définitive et réelle des femmes ne sera atteinte que lorsque la société de classes sera définitivement éradiquée. Comme l’ont dit Marx et Engels, « la révolution est la force motrice de l’histoire39 ». Notre tâche aujourd’hui est de lutter pour le renversement du système capitaliste oppressif actuel, qui a épuisé son rôle historique.

Une fois que toutes les contradictions qui découlent de cette société seront éliminées et que les forces productives seront libérées des contraintes de la logique du profit et placées sous le contrôle de ceux qui produisent les richesses, c’est-à-dire les travailleurs, les conditions matérielles changeront radicalement et, avec ce changement radical, ce seront les générations futures qui décideront de la manière dont les hommes et les femmes souhaitent se comporter les uns par rapport aux autres. Les relations entre les êtres humains seront enfin libérées des besoins matériels et de la moralité déformée imposée par la société de classes.


  1. MORGAN, Lewis H. (1947). Ancient Society, Bharati, p. 498. [Notre traduction] ↩︎
  2. MONTAGU, Ashley (1956). Marriage, Past and Present : A Debate Between Robert Briffault and Bronislaw Malinowski, Extending Horizons, p. 76. [Notre traduction] ↩︎
  3. MORGAN, op. cit., p. 19. [Notre traduction] ↩︎
  4. ENGELS, Friedrich (2025). L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Les Éditions Raison en Révolte, p. 149. ↩︎
  5. KRADER, Lawrence (1974). The Ethnological Notebooks of Karl Marx, Van Gorcum & Comp. B.V. ↩︎
  6. TRINKAUS, Erik (2018). « An abundance of developmental anomalies and abnormalities in Pleistocene people », PNAS, Vol. 115, No. 47. ↩︎
  7. University of Cambridge (5 octobre 2017). « Prehistoric humans are likely to have formed mating networks to avoid inbreeding. » [Notre traduction] ↩︎
  8. ENGELS (2025). op. cit., pp. 198-200. ↩︎
  9. MORGAN, op. cit., p. 28. [Notre traduction] ↩︎
  10. Ibid. [Notre traduction] ↩︎
  11. ENGELS, op. cit., p. 300. ↩︎
  12. RENFREW, Colin (2007). Prehistory : The making of the Human Mind, Modern Library, 2007, p. 135. [Notre traduction] ↩︎
  13. MORGAN, op. cit., p. 66 et 69. [Notre traduction] ↩︎
  14. WHITE, Leslie (1959). The Evolution of Culture, The Development of Civilization to the Fall of Rome, McGraw-Hill, p. 256. [Notre traduction] ↩︎
  15. DEVLIN, Hannah (14 mai 2015). « Early men and women were equal, say scientists », The Guardian. ↩︎
  16. OPIE, Kit et POWER, Camilla (2008). « Grandmothering and Female Coalitions : A Basis for Matrilineal Priority? », Early Human Kinship, From Sex to Social Reproduction, Wiley, pp. 168-186. ↩︎
  17. HANSEN, Casper W. et coll. (2015). « Modern Gender Roles and Agricultural History: The Neolithic Inheritance », Journal of Economic Growth, Vol. 20, pp. 7-8. [Notre traduction] ↩︎
  18. OPIE et POWER, op. cit., p. 185. [Notre traduction] ↩︎
  19. KUHN, Steven L. et STINER, Mary C. (2006). « What’s a Mother To Do? The Division of Labor among Neandertals and Modern Humans in Eurasia », Current Anthropology, Vol. 46, No. 6, p. 995. [Notre traduction] ↩︎
  20. HANSEN, Casper W. et coll., op. cit., p. 9. [Notre traduction] ↩︎
  21. Ibid. [Notre traduction] ↩︎
  22. Ibid., pp. 3-5. [Notre traduction] ↩︎
  23. DESTRO-BISOL, Giovanni et coll. (2004). « Variation of Female and Male Lineages in Sub-Saharan Populations : the Importance of Sociocultural Factors », Molecular Biology and Evolution, Vol. 21, No. 9, p. 1673. ↩︎
  24. MORGAN, op. cit., p. 74. [Notre traduction] ↩︎
  25. Ibid., p. 168. [Notre traduction] ↩︎
  26. Ibid., p. 398. [Notre traduction] ↩︎
  27. Ibid., p. 554. [Notre traduction] ↩︎
  28. GRAVES, Robert (1972). The Greek Myths, Penguin Books, p. 20. [Notre traduction] ↩︎
  29. DEVER, William G. (2005). Did God have a Wife? ↩︎
  30. MORGAN, op. cit., p. 449. [Notre traduction] ↩︎
  31. ENGELS, op. cit., pp. 276-277. ↩︎
  32. MONTAGU, Ashley (1956). Marriage, Past and Present : A Debate Between Robert Briffault and Bronislaw Malinowski, Extending Horizons, p. 41. [Notre traduction] ↩︎
  33. HARRIS, Marvin (1968). The Rise of Anthropological Theory, Thomas Y Cromwell, p. 249. [Notre traduction] ↩︎
  34. Ibid., p. 1. [Notre traduction] ↩︎
  35. Ibid., p. 2. [Notre traduction] ↩︎
  36. Ibid., p. 13. [Notre traduction] ↩︎
  37. WILDSMITH, Elizabeth et coll. (8 août 2018). « Dramatic increase in the proportion of births outside of marriage in the United States from 1990 to 2016 », Child Trends. ↩︎
  38. HERRE, Bastian et coll. (2020). « Marriages and Divorces », Our World in Data. [Notre traduction] ↩︎
  39. MARX, Karl et ENGELS, Friedrich (1998). The German Ideology, Prometheus Books, p.61. (Œuvre originale publiée en 1932). [Notre traduction] ↩︎