
Le 11 décembre, le député conservateur Michael Ma a annoncé qu’il se joindrait aux libéraux de Mark Carney. Ce deuxième transfuge en un peu plus d’un mois porte les libéraux à 171 sièges – à un seul d’une majorité.
Et, selon le leader parlementaire du gouvernement Steven MacKinnon : « Vous en avez vu deux jusqu’à présent. Il y en aura d’autres, c’est certain. »
La classe dirigeante veut la stabilité
Commentant le changement d’allégeance de Michael Ma, le rédacteur en chef du National Post et sympathisant conservateur Carson Jerema écrit qu’« il ne semble y avoir aucune raison, encore moins une raison défendable, pour laquelle ce député novice, élu il y a moins de huit mois, devait changer de parti. »
Mais du point de vue des intérêts de la classe dirigeante, ce changement d’allégeance est parfaitement logique.
La bourgeoisie a eu ce qu’elle voulait lorsque Mark Carney a remporté les élections en avril. Avec une productivité déclinante et une guerre commerciale avec les États-Unis, Carney était considéré comme un sauveur. Banquier d’affaires au CV bien garni, Carney était véritablement l’un des leurs – quelqu’un en qui ils pouvaient avoir confiance pour piloter le navire en eaux troubles.
Mais le résultat des élections n’était pas idéal. Avec seulement 169 sièges, Carney était à trois députés d’une majorité. Résultat, le Parlement a été pratiquement paralysé cet automne. Carney a même dû compter sur le vote de la députée verte Elizabeth May et sur deux abstentions du NPD pour faire adopter son premier budget.
Et à cause de cette situation, le budget n’a pas donné ce que le patronat canadien souhaitait. Le Conseil canadien des affaires a déclaré qu’il manquait de « nouvelles mesures suffisantes pour réduire les impôts, ou accroître les incitatifs sur les investissements du secteur privé ». Il n’était pas non plus satisfait du déficit historiquement élevé, affirmant que le budget manquait de « solides ancrages fiscaux ».
Mais plus d’incitatifs et de réductions d’impôts signifient un déficit plus important. Et des « solides ancrages fiscaux » ne pourraient signifier que des coupes massives dans les services sociaux comme la santé et l’éducation. Cela aurait créé une situation où les députés du NPD n’auraient pas pu justifier leur abstention et même Elizabeth May aurait probablement voté contre.
Cette situation était un avertissement pour la classe dirigeante. Confrontée à la rupture des relations avec les États-Unis, les implications pour le capitalisme canadien sont graves. La dernière chose qu’elle veut, c’est une situation comme en France, où un gouvernement après l’autre s’effondre, tout en essayant sans succès de faire adopter des coupes dans les services sociaux exigées par les capitalistes.
Expliquant le dilemme dans lequel se trouve le gouvernement, l’ancien co‑président de campagne libéral David Herle a déclaré : « Un gouvernement qui tente de réaliser le genre de projets ambitieux que le gouvernement actuel entreprend – dont beaucoup ne seront pas populaires lorsqu’ils seront réalisés – s’en tirerait beaucoup mieux avec une majorité qu’avec une minorité. » (Nous soulignons)
Voilà! Carney doit faire le sale boulot pour la classe dirigeante. Elle réclame de sabrer dans les services sociaux, d’attaquer les syndicats, de licencier des travailleurs du secteur public, de se débarrasser des réglementations et de réduire les impôts des entreprises. Mais ces mesures sont impopulaires. Un sondage effectué en septembre a montré qu’une majorité (51%) s’opposait aux licenciements dans le secteur public alors annoncés par Carney. Et si le gouvernement réduisait le financement de la santé, plus de 80% s’y opposeraient.
C’est une situation précaire pour la classe dirigeante. Elle doit couper dans le financement de domaines comme la santé et l’éducation, mais ne veut pas que le gouvernement tombe. Par conséquent, elle exerce maintenant une pression énorme pour donner à Carney sa majorité afin qu’il puisse faire ce qui doit être fait.
Les capitalistes pragmatiques s’unissent
Alors que le chef conservateur Pierre Poilievre affirme que Ma « a choisi d’approuver les politiques mêmes qu’il a été élu pour combattre », le fait est que Ma n’a rien trahi du tout.
Comme Poilievre l’a déjà souligné, Carney a « volé » ses idées. Plus particulièrement, Carney a aboli la taxe sur le carbone, coupé l’impôt sur les gains en capital, augmenté les dépenses militaires, licencié des travailleurs du secteur public, et maintenant il promet de construire un oléoduc. Il a aussi réduit les niveaux d’immigration, augmenté le financement de la GRC et fait adopter une loi réactionnaire sur les frontières. Il a même proposé un projet de loi conservateur répressif contre la criminalité.
Le ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles Tim Hodgson, à qui on attribue le changement d’allégeance de Ma, a expliqué la logique ainsi : « Notre premier ministre est un ancien homme d’affaires et un pragmatiste. Je suis un ancien homme d’affaires et un pragmatiste. Michael Ma est un ancien homme d’affaires et un pragmatiste. Nous partageons tous l’idée qu’il est temps de nous unir, pas de nous diviser. »
MacKinnon a expliqué qu’« il y a beaucoup, beaucoup de conservateurs dans ce caucus qui doivent revenir chez eux et parler à leurs chambres de commerce, parler à certains de leurs partisans et parler à des gens qui aiment ce que ce gouvernement fait, qui aiment notre accent sur l’économie, qui aiment notre capacité et notre désir de réaliser de grandes choses. » (Nous soulignons)
Cela résume bien la situation. La classe capitaliste exerce une pression immense sur les députés conservateurs pour qu’ils changent de camp et aident Carney à obtenir une majorité sans passer par d’autres élections – dont le résultat serait imprévisible – afin qu’ils puissent mener à bien leur programme de façon fiable. Bien qu’ils soient certainement d’accord avec le programme politique de Poilievre, il y a probablement d’autres Michael Ma qui savent que leur loyauté va d’abord à la classe dirigeante. De plus, les libéraux appliquent de toute façon le programme de Poilievre!
Par conséquent, il est très probable que d’autres députés conservateurs changent d’allégeance pour se joindre aux libéraux afin de donner à Carney une majorité.
Cela montre tout le cynisme de la politique bourgeoise. Sous le capitalisme, peu importe pour qui ou pour quoi vous avez voté, la classe dirigeante finit toujours par obtenir ce qu’elle veut.
L’échec de la gauche
Avec Carney qui met en œuvre le budget le plus pro-entreprises, pro-guerre et austéritaire depuis des générations, on pourrait penser que c’est une occasion en or pour la gauche de passer à l’attaque.
Malheureusement, le chef intérimaire du NPD, Don Davies, s’est davantage soucié d’aider Carney que de le confronter. D’abord, ils se sont assurés que suffisamment de leurs députés s’abstiennent lors du vote du budget pour permettre son adoption. Et maintenant, en pleine période de changements d’allégeance, Davies a laissé entendre que le NPD serait ouvert à prendre le rôle de président de la Chambre des communes.
En libérant Francis Scarpaleggia de ses fonctions de président, lui permettant de voter librement sur toute législation au lieu de voter seulement en cas d’égalité, le NPD donnerait ainsi aux libéraux une majorité. Justifiant cette proposition, Davies a cité Jack Layton, disant que c’est leur travail de « faire fonctionner le parlement ».
Mais c’est précisément cette approche teintée de crétinisme parlementaire qui a rendu le NPD aussi non pertinent qu’il l’est en ce moment. C’est à cause de leur appui aux libéraux qu’ils ont failli être anéantis aux dernières élections. C’est cette mentalité qui constitue une impasse totale pour la gauche.
Nous avons besoin d’un véritable parti socialiste qui combatte les capitalistes; qui s’oppose à leur militarisme et à leur austérité; qui ne négocie pas avec les capitalistes pour quelques miettes, mais qui mobilise la classe ouvrière dans un combat pour une nouvelle société. Une société non pas contrôlée par des « hommes d’affaires pragmatiques » – mais par le monde ordinaire, par les travailleurs. Ce n’est qu’alors que nous pourrons véritablement nous attaquer aux immenses problèmes auxquels nous faisons face.