La crise des opioïdes au Canada ne montre aucun signe d’apaisement. Le nombre de surdoses n’a jamais été aussi élevé et la tendance est à la hausse dans presque tout le pays.

Ces circonstances ont donné lieu à un débat au Parlement au sujet des mesures de prévention de surdose. Les députés du Parti conservateur ont accusé les libéraux d’encourager les dépendances en finançant des programmes de réduction des méfaits. Les conservateurs se sont particulièrement opposés à l’idée des programmes « d’approvisionnement sécuritaire » qui fournissent aux personnes dépendantes des produits pharmaceutiques sécuritaires à la place des drogues de rue potentiellement contaminées.

Toutefois, malgré la controverse au Parlement, aucun des deux côtés n’a de solution à la crise des surdoses au Canada. L’explosion des cas de surdose ne peut être attribuée à une seule mesure gouvernementale. La crise des opioïdes est plutôt un symptôme du système capitaliste malade que les libéraux comme les conservateurs se battent pour défendre.

« Les gens tombent raides morts dans la rue »

Entre janvier 2016 et décembre 2022, les opioïdes ont été liés à la mort de 36 442 Canadiens. Dans 81% de ces cas, il y avait présence de fentanyl. Comme l’explique le journal hebdomadaire médical The Lancet : « Après avoir fait rage et emporté de nombreuses (et souvent jeunes) vies à des niveaux croissants pendant plus d’une décennie, la crise des décès dus aux opioïdes continue de sévir au Canada; pire encore, elle est maintenant largement acceptée comme un aspect de la réalité quotidienne et comme une “nouvelle normalité”. »

Les provinces les plus durement touchées sont l’Ontario, l’Alberta et la Colombie-Britannique. Elles comptent pour près de 87% des surdoses d’opioïdes depuis 2016. En Ontario, les décès liés aux opioïdes chez les adolescents et les jeunes adultes ont triplé et les urgences reçoivent quatre fois plus de cas de surdose depuis 2014.

En mai, la Colombie-Britannique avait déjà répertorié plus de 1000 cas de surdose pour l’année en cours. Il est terrifiant de constater que les surdoses dues à des drogues illicites sont maintenant la principale cause de décès chez les personnes âgées de 10 à 59 ans. En Colombie-Britannique, plus de gens de cette tranche d’âge décèdent par surdose que par accident, homicide, suicide et cause naturelle combinées.

Avril a été le mois le plus mortel en termes de surdoses jamais répertorié en Alberta. En juin, les travailleurs des services d’urgence à Edmonton ont répondu à 753 appels pour surdose. À la même date l’an dernier, on comptait plutôt 306 cas.

Le Dr Darren Markland, un médecin de l’unité de soins intensifs de l’Hôpital Royal Alexandra à Edmonton, témoigne : « Je n’ai jamais vu autant de surdoses d’opioïdes et d’arrêts cardiaques extrahospitaliers résultant d’une intoxication par des drogues de toute ma vie, et ce n’est pas peu dire pour un médecin qui a travaillé 20 ans dans un hôpital du centre-ville. » 

Et il ajoute : « Les gens tombent raides morts dans la rue. »

Comme à l’habitude, ceux qui souffrent le plus sont les communautés autochtones. Les Autochtones en Colombie-Britannique sont six fois plus à risque de décès lié aux drogues, et en Alberta, sept fois plus à risque. Récemment, la Confédération des Premières Nations du Traité 6 a déclaré l’état d’urgence par rapport aux décès liés aux opioïdes.

Alors que ces trois provinces sont les plus touchées, les choses ne sont pas beaucoup mieux à travers le reste du Canada. Le Québec a aussi fait face à un nombre « sans précédent » de décès liés aux opioïdes. On y a enregistré 1258 surdoses entre janvier 2019 et juillet 2022. C’est près d’une surdose par jour. Pour ce qui est des territoires, le Yukon présente le pire ratio de décès liés aux drogues par habitant de tout le pays.

Les décès liés aux opioïdes ont été la tendance la plus marquée, mais les choses se compliquent lorsque différentes drogues sont consommées simultanément, ce qui est de plus en plus répandu. Par exemple, la consommation de méthamphétamine est montée en flèche dans la dernière décennie. Le taux d’hospitalisations liées aux amphétamines en Ontario a été multiplié par 15 entre 2003 et 2020.

La réduction des méfaits et la « guerre culturelle »

Alors que la crise s’aggravait, de nombreux experts en santé ont exigé de nouvelles voies pour gérer la dépendance. Habituellement, les personnes dépendantes aux drogues sont traitées comme des criminels. Des années 1980 jusqu’à très récemment, le Canada a adopté une approche de « guerre contre la drogue » pour s’attaquer à la dépendance. 

Aujourd’hui, cette approche est largement considérée comme inefficace. Criminaliser la dépendance ne nuit pas au marché noir, mais dissuade les personnes qui luttent contre la dépendance d’aller chercher de l’aide. Comme l’a expliqué la Commission mondiale sur la politique des drogues en 2011 : « L’arrestation et l’incarcération de dizaines de millions de ces personnes au cours des dernières décennies ont rempli les prisons et détruit des vies et des familles sans réduire la disponibilité des drogues illicites ni le pouvoir des organisations criminelles. »

De nombreux critiques de cette approche lui opposent la réduction des méfaits, cette idée que la dépendance devrait être traitée comme un problème médical et que les services de traitement de la toxicomanie devraient servir à atténuer autant que possible les effets négatifs de la consommation de drogues.

Une mesure de réduction des méfaits populaire est l’idée des sites de consommation supervisée, où les personnes peuvent consommer des drogues dans un environnement sécuritaire, propre et contrôlé. On vise à réduire le risque de surdose en ayant des professionnels de la santé sous la main, et à éviter les dangers de la consommation avec du matériel insalubre. La distribution de seringues propres, par exemple, permet non seulement de rendre la consommation plus sécuritaire, mais aussi de ralentir la transmission d’infections comme l’hépatite et le VIH.

Une autre mesure de plus en plus populaire est l’approvisionnement plus sécuritaire, comme décrit ci-dessus. Fournir des produits pharmaceutiques de substitution à la place de drogues de rue présente des avantages potentiels évidents. Cela peut réduire considérablement le risque que les personnes consomment des drogues contaminées achetées dans la rue. Cela peut également réduire les taux de surdose en aidant à réguler la quantité de drogues consommées et en fournissant des drogues moins puissantes et, par conséquent, moins mortelles.

L’approvisionnement plus sécuritaire peut également contribuer à atténuer la gravité des symptômes de sevrage. Arrêter les opioïdes d’un coup sec n’est pas seulement difficile, mais dangereux. Les symptômes de sevrage peuvent être suffisamment graves pour entraîner la mort.

Ces mesures ont un certain appui au sein du gouvernement depuis les quelques dernières années. La plupart des provinces disposent aujourd’hui d’une forme ou d’une autre de sites de consommation supervisée. Actuellement, le gouvernement fédéral finance également 25 programmes pilotes d’approvisionnement plus sécuritaire.

Récemment, les conservateurs à travers le pays ont commencé à attaquer ouvertement ces initiatives dans le cadre de leur « guerre culturelle » contre les libéraux. Le chef du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre, a déclaré que la crise des opioïdes était le résultat d’une « politique délibérée » des « gouvernements libéraux et néo-démocrates wokes » pour « inonder nos rues en facilitant l’accès à ces poisons ». En mai, Poilievre a présenté à la Chambre des communes une motion qui a échoué et qui visait à interdire totalement les programmes d’approvisionnement plus sécuritaire.

Le quotidien de droite National Post a publié une série d’articles affirmant à tort que l’approvisionnement plus sécuritaire « détruit des vies ». Danielle Smith, la première ministre de l’Alberta, s’est également positionnée contre cette pratique en déclarant : « Ça n’existe pas un approvisionnement sécuritaire de fentanyl. » Le prédécesseur de Smith, Jason Kenney, a attaqué les sites de consommation supervisée en prétendant qu’ils aident les gens à « s’injecter du poison dans le corps ». Son gouvernement a fermé un certain nombre de sites de consommation supervisée en Alberta, dont un à Lethbridge qui était le site le plus fréquenté de toute l’Amérique du Nord.

Bien entendu, ces attaques sont totalement dénuées de fondement. Aucun service d’injection supervisée ou d’approvisionnement plus sécuritaire n’offre un accès libre aux drogues illicites. Comme précédemment expliqué, les usagers de ces services reçoivent des quantités limitées, réglementées et supervisées de produits pharmaceutiques. Personne n’entre dans sa clinique locale pour en ressortir avec un sachet d’héroïne. De même, tout indique que la grande majorité des surdoses sont causées par des drogues de rue, surtout le fentanyl.

Ces attaques de la droite ne feront qu’aggraver la crise. Détruire les programmes de réduction des méfaits enlèverait le peu de ressources auxquelles de nombreuses personnes souffrant de toxicomanie ont accès. Cela les marginaliserait encore plus et les forcerait à se procurer des drogues dans des endroits plus dangereux. Les politiques conservatrices en matière de drogues vont faire des morts.

Toutefois, il nous faut souligner l’insuffisance de l’approche libérale en matière de traitement de la dépendance. La droite a pu convaincre certaines personnes avec ses critiques parce qu’elles contiennent un noyau de vérité : c’est précisément sous le gouvernement de Justin Trudeau que la crise des opioïdes est devenue si lourdement incontrôlable. Les libéraux n’ont aucune légitimité pour se présenter comme des héros de la lutte contre la dépendance.

Contrairement aux exagérations de la droite, l’accès aux services de réduction des méfaits reste encore très limité. Par exemple, la plupart des surdoses aujourd’hui sont causées par inhalation. En 2022, les drogues inhalées étaient la cause de 68% des décès liés à la drogue en Ontario. Malgré cela, il n’y a que cinq sites de consommation supervisée dans tout le pays qui permettent de fumer à l’intérieur.

De même, les perspectives de ces programmes tendent à être assez limitées. Peu de sites de consommation supervisée ou de programmes d’approvisionnement plus sécuritaire offrent un plan à long terme pour aider les usagers à sortir de la toxicomanie.

En outre, ils n’offrent généralement aucune aide aux usagers qui cherchent à se remettre sur pied. Prise isolément, la réduction des méfaits a une portée très limitée. Pour vraiment aider une personne à surmonter sa dépendance, elle doit bénéficier d’un suivi complet. Cela signifie qu’il faut lui fournir de la nourriture et un logement, lui donner accès à des soins de santé mentale et, éventuellement, l’aider à trouver un emploi. Toutes ces mesures nécessitent du temps, des ressources et, surtout, de l’argent. Mais le gouvernement n’est pas prêt à payer la facture. Les libéraux ont plutôt opté pour le strict minimum : fournir des drogues propres pour que les personnes qui luttent contre la dépendance meurent moins souvent, mais ne rien faire pour améliorer leur situation.

Les mesures libérales en matière de réduction des méfaits apparaissent creuses et hypocrites lorsqu’on les compare au reste de leur programme. Depuis le début, Trudeau et son gouvernement ont lancé une série d’attaques contre la classe ouvrière et les pauvres. Le dernier budget du gouvernement fédéral prévoit des coupes dans la santé, l’éducation et les services sociaux. Les libéraux dirigent un gouvernement pour les riches et contre les pauvres, ce qui a largement contribué à exacerber la crise.

De même, la consommation d’opioïdes est encouragée par les conditions de travail du capitalisme lui-même. Les travailleurs manuels meurent de surdoses à des taux disproportionnés. Par exemple, en Ontario, les travailleurs de la construction représentaient la majorité des travailleurs qui sont décédés d’une surdose d’opioïdes en 2022. De nombreuses personnes dépendantes aux opioïdes sont des travailleurs à faible revenu qui souffrent de blessures subies au travail, mais qui n’ont pas accès à une indemnisation suffisante ou à un traitement médical. Ils se tournent alors vers la drogue pour faire face à la douleur physique qu’ils sont obligés d’endurer en continuant à travailler. Tout cela est alimenté par les grandes compagnies pharmaceutiques qui encouragent délibérément les prescriptions excessives d’analgésiques pour faire de l’argent rapidement.

Mettre fin à la toxicomanie en mettant fin au capitalisme

Évidemment, le mouvement ouvrier doit défendre la réduction des méfaits contre les attaques hypocrites des conservateurs. En fait, le mouvement ouvrier doit aller encore plus loin et se battre pour étendre les programmes en les liant à la lutte plus large pour un système de soins de santé véritablement universel.

Mais la lutte ne peut pas s’arrêter là. La réduction des méfaits présente des avantages évidents en réduisant les risques de surdose et aidant les toxicomanes dans l’immédiat. Elle peut clairement adoucir le coup de la crise. Mais la réduction des méfaits ne viendra jamais à bout de la crise.

Il va sans dire que les marxistes soutiennent chacune des mesures qui visent l’amélioration de la vie des personnes opprimées. Cela comprend les sites d’injection supervisée et les programmes d’approvisionnement plus sécuritaire. Toutefois, le mouvement ne peut pas se limiter à soutenir des mesures qui ne font qu’atténuer les effets négatifs du capitalisme, surtout lorsqu’il y a des gens au sein du système qui cherchent constamment à arracher ces gains.

La toxicomanie est encouragée par la pauvreté, qui est inévitable sous le capitalisme. Tant qu’il y aura une riche classe dirigeante, il y aura des pauvres. Comme Karl Marx l’a déjà expliqué : « L’accumulation de richesse à un pôle signifie donc en même temps à l’autre pôle une accumulation de misère, de torture à la tâche, d’esclavage, d’ignorance, de brutalité et de dégradation morale pour la classe dont le produit propre est, d’emblée, capital. » La seule façon de mettre fin au problème de la toxicomanie à une large échelle est en renversant le système.

Une économie socialiste fondée sur la planification démocratique des ressources économiques du pays permettrait d’offrir à tous des conditions saines et stables. Tout le monde aurait accès à une éducation et à des soins de santé de qualité, à un logement et à un emploi. Les gens auraient le contrôle de leurs propres conditions de travail, ce qui signifie que personne ne serait obligé de travailler avec des douleurs chroniques ou une blessure.

Cela ne veut évidemment pas dire que personne ne serait jamais aux prises avec une dépendance sous le socialisme. Cependant, lorsque les conditions qui engendrent la pauvreté seront abolies, ce ne sera plus un problème de masse, et la dépendance pourra alors être traitée à une échelle individuelle. La seule façon d’avancer est de mettre fin au système qui a causé la crise des opioïdes et d’ériger un nouveau système sur sa tombe.