Nous publions ici un article sur la révolution allemande de 1918-1923 écrit par Jules Legendre, membre de la rédaction du journal marxiste français Révolution (www.marxiste.org). Jules sera l’un des conférenciers à notre École marxiste d’hiver, qui aura lieu les 16 et 17 février prochains.


En novembre 1918, un an après la révolution d’Octobre en Russie, les soldats et les ouvriers allemands se soulèvent et renversent le Kaiser Guillaume. Est-ce le début de la révolution mondiale ? Six mois plus tard, les principaux chefs révolutionnaires sont exécutés et le gouvernement « socialiste » prive de tout pouvoir les Conseils d’ouvriers et de soldats.

La puissance du mouvement ouvrier allemand

A la veille de la première guerre mondiale, le mouvement ouvrier allemand est le plus puissant du monde. Son parti social-démocrate (SPD) recueille 30 % des suffrages aux élections législatives, compte 500 000 adhérents et s’appuie sur un appareil immense : 15 000 permanents, des dizaines de journaux, un grand quotidien national (le Vorwärts), le contrôle des syndicats et de dizaines d’associations sportives, culturelles ou coopératives. Ce développement est alors facilité par la croissance rapide du capitalisme allemand, et donc de la classe ouvrière, dans la foulée de l’unification nationale du pays. En 1914, l’Allemagne occupe la première place mondiale dans la sidérurgie et la chimie. La concentration économique y atteint des proportions inédites. Des firmes telles que Thyssen ou Krupp règnent sur des villes-usines géantes.

Pour positif qu’il soit, ce développement a aussi débouché sur la formation d’une « aristocratie ouvrière », qui bénéficie des lois sociales du régime et influence le SPD dans le sens du réformisme : puisque le développement du capitalisme s’est accompagné de l’amélioration du niveau de vie d’une fraction du salariat, pourquoi n’en serait-il pas toujours ainsi ? A quoi bon lutter pour la révolution socialiste si l’on peut obtenir une succession ininterrompue de réformes ? C’est cette tendance qu’exprime dès 1898 Eduard Bernstein, avec sa théorie d’une marche graduelle du capitalisme vers le socialisme, sans révolution ni crise.

Officiellement condamnées par plusieurs Congrès du SPD, les idées de Bernstein n’en restent pas moins l’expression théorique de l’activité quotidienne, réelle, des sommets du parti. Comme l’écrit alors Ignace Auer à Bernstein : « tu es un âne : on fait ces choses-là, on ne les dit pas ». Et si le théoricien dominant du SPD, Karl Kautsky, parle toujours de « révolution » et de « lutte insurrectionnelle », il justifie aussi – et surtout – l’adaptation du parti à la routine électorale et parlementaire.

Les révolutionnaires, minoritaires dans le SPD, comptent parmi eux la grande théoricienne d’origine polonaise Rosa Luxemburg. En 1898, alors que Kautsky tente d’aboutir à un compromis avec Bernstein, Luxemburg publie son livre Réforme sociale ou révolution ?, un des meilleurs argumentaires contre le réformisme. Défendant la perspective révolutionnaire du marxisme, elle réfute avec brio les idées de Bernstein sur la fin des crises économiques et la transition « graduelle » au socialisme. Puis, après avoir combattu Bernstein, Rosa Luxemburg polémique pendant des années contre le réformisme inavoué de Kautsky – à une époque où même Lénine le considère encore comme un maître.

Pour autant, l’aile révolutionnaire du SPD n’entreprend à aucun moment de se doter d’une tendance structurée. Pire : au nom de la « spontanéité » de la classe ouvrière, Rosa Luxemburg rejette la nécessité d’une organisation révolutionnaire centralisée (telle que la défendait Lénine). Cette erreur se payera au prix fort.

La guerre mondiale

Malgré une politique coloniale brutale, l’Empire allemand est arrivé trop tard dans la course à la conquête de débouchés. En 1914, sa puissante économie étouffe dans le carcan de son marché national. Seul un nouveau « partage du monde » lui permettrait de mettre la main sur les marchés extérieurs et les sources de matières premières dont elle a besoin. De leur côté, les bourgeoisies française et britannique lorgnent sur les positions de l’Allemagne en Turquie et en Afrique. Tout est en place pour la première guerre mondiale.

Lorsque celle-ci éclate, en août 1914, les directions réformistes de la plupart des partis socialistes se rangent derrière leurs bourgeoisies respectives. Le 4 août, le groupe parlementaire du SPD vote à l’unanimité les crédits de guerre. Même Karl Liebknecht, député révolutionnaire, accepte de se plier à la discipline de son groupe parlementaire. Le choc est énorme. Lisant le numéro du Vorwärts qui annonce le vote des parlementaires allemands, Lénine croit d’abord à un faux. On peut le comprendre car, depuis près d’une décennie, la IIe Internationale – qui regroupe les partis socialistes du monde entier – prévoyait l’éclatement de cette guerre et annonçait qu’elle y répondrait par la grève générale révolutionnaire.

Cette trahison découle de la logique du réformisme : si le capitalisme ne doit pas être renversé, mais graduellement amélioré, il faut en accepter les règles. Les réformistes allemands justifient la guerre au nom de la défense des droits des ouvriers contre le Tsar de Russie, tandis que les chefs de la SFIO et de la CGT, en France, parlent de la « guerre du droit » menée « pour la Patrie, pour la République, pour l’Internationale ». Seuls les socialistes russes et serbes tiennent bon face à la vague nationaliste. Abandonnés par leurs dirigeants, les travailleurs d’Europe sont jetés dans les tranchées au profit des bourses de Londres, Paris et Berlin.

L’opposition révolutionnaire à la guerre

Dès l’été 1914, un petit nombre d’opposants se réunit autour de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht. Ils fondent le groupe Internationale, puis la Ligue Spartakus. Ils soulignent le lien entre le réformisme d’avant-guerre et la trahison du 4 août. Ils insistent sur le besoin d’une nouvelle Internationale. En décembre 1914, Liebknecht est le seul député du Reichstag à voter contre le renouvellement des crédits de guerre. Ce geste a un impact immense et marque la résurgence publique de l’internationalisme révolutionnaire. En avril 1915, le groupe publie son premier journal, l’Internationale, remplacé par les Lettres de Spartakus, publiées clandestinement et envoyées à près de 30 000 lecteurs. Pour autant, les Spartakistes limitent leur activité à un réseau de correspondance – au lieu de regrouper les révolutionnaires, de les organiser et de les doter d’un programme et d’une direction.

C’est d’autant plus dommage que de nombreux groupes révolutionnaires apparaissent en Allemagne. Opposés à la guerre et à la politique chauvine du SPD, ils rompent avec lui pour constituer des petites organisations, coupées aussi bien de Spartakus que de la majorité de la classe ouvrière. Dans le même temps apparaissent les « délégués révolutionnaires ». Clandestins et coordonnés au niveau national à l’intérieur des syndicats de masse, ils organisent en 1917 des dizaines de milliers de travailleurs combatifs.

La scission du SPD

Au fil des mois et des années, une partie des dirigeants du SPD se rend compte de l’impopularité grandissante de la guerre. Ils commencent à critiquer la politique du parti. Il ne s’agit pas, pour eux, de mettre fin à la guerre en renversant le capitalisme, mais d’obtenir que les belligérants s’accordent sur une « paix sans annexion », pour revenir à la situation d’avant 1914 – c’est-à-dire à la situation qui a mené à la guerre ! Certains de ces « pacifistes », comme Kautsky en Allemagne ou Longuet en France, vont jusqu’à théoriser leur soutien aux guerres défensives, qu’ils opposent aux guerres offensives. C’est une absurdité : une guerre « offensive » que l’on perd se transforme en une guerre « défensive ». En outre, si en 1914 c’est l’Allemagne qui a « attaqué » la France et rompu la paix, c’est parce que cette paix était à l’avantage de l’impérialisme français, qui avait réussi à s’assujettir plus de colonies que l’Allemagne, à travers des guerres « offensives » de conquête coloniale.

Malgré les contradictions et la modération de ces dirigeants « pacifistes », leur opposition à la majorité de la direction du SPD se renforce. Celle-ci finit par réagir. Assurée du soutien du gouvernement, elle exclut l’ensemble des oppositionnels au début de l’année 1917 : les « pacifistes », comme Kautsky et Bernstein, et les révolutionnaires, comme Liebknecht ou Luxemburg. Tous ces exclus se réunissent pour fonder le Parti Social-démocrate Indépendant (USPD), qui conserve le programme du parti d’avant 1914 – et dans lequel Spartakus reste une tendance informelle.

La révolution de novembre

A l’automne 1918, il est clair que l’Allemagne va perdre la guerre. Sa dernière grande offensive du printemps, en France, a été un échec. Ses alliés bulgare, ottoman et austro-hongrois vacillent. C’est le moment que choisit l’Etat-major allemand pour rendre le pouvoir aux civils : charge à eux de négocier une « paix favorable » dans des conditions militaires désastreuses. Pour s’assurer la base la plus large possible, le nouveau gouvernement décide de nommer, pour la première fois, des ministres sociaux-démocrates.

De leur côté, les amiraux allemands veulent lancer une dernière offensive avant l’armistice. La marine de guerre se prépare donc à quitter ses ports pour attaquer la Royal Navy britannique. Mais du point de vue des marins allemands, la perspective de mourir « glorieusement » dans les eaux de la Mer du Nord, alors que la paix est en vue, n’a rien d’enthousiasmant. Le 30 octobre, à la veille de l’appareillage de la flotte, les marins de Chillig se mutinent et forment des Conseils de marins et d’ouvriers, suivant l’exemple de la Révolution russe. Le 3 novembre, les marins de Kiel les rejoignent. En quelques jours, le mouvement s’étend à tous les ports et gagne l’intérieur des terres. Le 9 novembre, la révolution a gagné Berlin ; le Kaiser Guillaume fuit l’Allemagne. Scheidemann, député du SPD, est contraint par la foule de proclamer la « République Allemande ». Deux heures plus tard, Liebknecht, libéré de prison par une manifestation, proclame la « République Socialiste Libre d’Allemagne ». Deux conceptions de la révolution sont posées – et vont immédiatement s’affronter.

L’Assemblée constituante

Alors qu’il a tout fait pour préserver l’Empire, le SPD se retrouve à la tête du gouvernement « révolutionnaire ». Ebert, nouveau chef du gouvernement, déclare même : « Moi, je ne veux pas de cette révolution. Je la hais comme le péché ». C’est que, pour des millions de travailleurs allemands qui s’éveillent à la vie politique, le SPD reste le principal parti d’opposition, comme avant 1914. Les différences entre le SPD et l’USPD leur paraissent floues, d’autant plus que tous deux se disent « socialistes ».

Pour restaurer le plus vite possible la « normalité » bourgeoise, le gouvernement annonce l’élection prochaine d’une Assemblée constituante. Le but de cette manœuvre est de dissoudre les Conseils d’ouvriers et de soldats dans le jeu parlementaire. Par un mélange de menaces et de manipulations, les dirigeants du SPD parviennent à faire adopter par le Congrès des conseils, réuni à Berlin le 16 décembre, la convocation des élections pour l’Assemblée constituante – et la diminution drastique du pouvoir des Conseils, au profit du gouvernement.

Mais les dirigeants du SPD ne se contentent pas de ces manœuvres électorales. Pour écraser les révolutionnaires, ils ont besoin d’une force armée, car la révolution a brisé l’armée régulière. Le ministre Noske, autoproclamé « chien sanguinaire » du gouvernement, organise donc à partir de décembre des « corps-francs » composés d’officiers et de sous-officiers volontaires, politiquement hostiles à la révolution – et spécialement équipés pour les combats de rue.

La naissance du KPD

Depuis la révolution de novembre, les spartakistes ont enfin admis la nécessité d’une organisation révolutionnaire centralisée. Mais plutôt que de constituer une tendance révolutionnaire au sein de l’USPD – que rejoignent alors des dizaines de milliers de travailleurs avancés, dont les « délégués révolutionnaires » – ils scissionnent pour créer le Parti Communiste d’Allemagne (KPD), en agglomérant autour d’eux les petits groupes révolutionnaires qui se sont constitués pendant la guerre. Ceux-ci n’ont retenu de la Révolution russe que la seule insurrection d’Octobre – et sont convaincus que la seule politique révolutionnaire valable est « l’action immédiate ». Fin décembre, le Congrès fondateur du KPD voit sa majorité ultra-gauchiste imposer à la direction spartakiste le boycott des élections à la Constituante (ce qui est une erreur, car les masses vont voter), la scission des syndicats et le refus d’une direction centralisée. Malgré tous leurs arguments, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht n’arrivent pas à faire changer d’avis les congressistes. En conséquence, à peine fondé, le KPD se coupe de la majorité de la classe ouvrière.

C’est ici l’occasion de revenir sur la légende que la bourgeoisie et les anarchistes entretiennent autour de Rosa Luxemburg. Ils la peignent en socialiste « démocratique », par opposition au socialisme « autoritaire », voire « tyrannique », de Lénine. Pendant la majeure partie de sa vie, Rosa Luxemburg a effectivement défendu des positions hostiles au parti « centralisé ». Mais confrontée à la révolution de novembre et à l’impasse du « spontanéisme », elle a passé les derniers mois de sa vie à organiser un parti proche du modèle léniniste. Quant à ses écrits critiques sur la révolution russe, ils n’ont été publiés qu’après sa mort, comme une arme dirigée contre l’Internationale Communiste, alors qu’elle-même avait refusé de les publier – en expliquant qu’elle était mal informée lorsqu’elle les avait écrits.

Sa position sur l’Assemblée constituante est aussi à noter : tout en appelant à participer aux élections pour ne pas se couper des masses, elle n’a cessé de souligner le rôle contre-révolutionnaire que pouvait jouer une Assemblée constituante élue au suffrage universel, si elle était dirigée contre les Conseils. Quoiqu’en disent les anarchistes et les réformistes, qui essaient d’utiliser Rosa Luxemburg contre le bolchevisme, celle-ci est restée une marxiste révolutionnaire jusqu’à sa mort.

L’insurrection de Janvier

Pressés de liquider la révolution, les dirigeants du SPD multiplient les provocations. La presse social-démocrate publie des appels à assassiner Luxemburg et Liebknecht. Le 4 janvier, le gouvernement annonce la destitution du préfet de police de Berlin, Emil Eichhorn, membre de l’USPD. Une campagne de solidarité est organisée par l’USPD et le KPD. Des manifestations de masse défilent dans Berlin ; elles dépassent complètement leurs organisateurs, qui se demandent s’il ne faudrait pas en profiter pour renverser le gouvernement Ebert. Après des heures d’hésitation, Liebknecht, sans même consulter son parti, se rallie à cette option et l’insurrection est proclamée.

C’est une erreur – et ses conséquences sont désastreuses. Les masses qui se sont mobilisées pour défendre Eichhorn ne sont pas prêtes à renverser Ebert. En outre, Berlin est complètement isolé. Une insurrection limitée à la capitale ne peut que déboucher sur un massacre. Dans ces circonstances, semblables aux « journées de juillet » 1917, en Russie, le rôle d’un parti révolutionnaire est de contenir la poussée de l’avant-garde en lui expliquant la nécessité de rallier les masses de tout le pays.

Le gouvernement Ebert saute sur l’occasion. L’insurrection est rapidement écrasée par les corps-francs. Arrêtés par des sous-officiers monarchistes aux ordres du gouvernement, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont assassinés, comme bientôt leur camarade Léo Jogisches. Le jeune KPD est décapité.

Cependant, même si elle subit une défaite, la révolution allemande n’est pas terminée. D’autres poussées révolutionnaires sont à venir. Et dans cette perspective, la tâche de construire un parti révolutionnaire de masse reste posée devant les héritiers de Spartakus.

 

Après l’écrasement de l’insurrection de janvier 1919, une vague de répression s’abat sur l’ensemble du mouvement révolutionnaire, dans un contexte où le Parti Communiste (KPD), privé de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, multiplie les erreurs ultra-gauchistes. En Bavière, il se rallie à l’aventure d’une « République des Conseils » proclamée par un groupe d’intellectuels anarchisants. Il en assume même la direction. La répression est féroce. Les Freikorps (Corps Francs) tuent près de 600 personnes pendant la prise de Munich, début mai 1919, et en fusillent le double dans les semaines qui suivent.

Nouveau dirigeant du KPD depuis la mort de Jogiches en mars 1919, Paul Levi est déterminé à combattre les tendances gauchistes du parti. Or l’aile gauchiste commence à s’organiser en fraction et tente d’imposer la sortie immédiate des syndicats, ce qui menace d’isoler gravement le parti de la masse des travailleurs organisés. En août 1919, Lévi décide de régler la question par une scission bureaucratique du KPD. Ayant utilisé les avantages de l’illégalité pour s’assurer une majorité, la direction du parti soumet au vote du Congrès un document qui condamne les thèses des gauchistes. Vaincus, ceux-ci quittent le parti et emmènent avec eux près de la moitié des adhérents, pour fonder le Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne (KAPD).

Cette scission est immédiatement condamnée par l’Internationale communiste (IC) et par Lénine en particulier, à la fois pour la méthode employée et parce qu’elle affaiblit encore un peu plus un Parti Communiste déjà mal en point. Contrairement à une légende répétée sur tous les tons, l’IC n’est pas alors une structure dictatoriale, et elle le prouve en donnant au KAPD un statut de parti « invité » au sein de l’IC, dans l’espoir que le KPD et le KAPD se réunifient, à terme.

Le putsch de Kapp

Après plusieurs mois de répression, la bourgeoisie se sent en position de force. L’heure lui semble venue de prendre sa revanche sur la révolution et de revenir sur tout ce qu’elle a dû consentir en novembre 1918. Le 13 mars 1920, un putsch est lancé. Il est dirigé par le politicien nationaliste Wolfgang Kapp et soutenu par l’ensemble de la droite contre-révolutionnaire. Paniqué, le gouvernement social-démocrate s’adresse aux chefs de l’armée, lesquels répondent qu’ils resteront neutres dans ce conflit, pour ne pas avoir à « tirer sur des Allemands ».

Le même jour, le KPD annonce qu’il restera neutre, lui aussi ! Sous prétexte qu’il s’agirait d’un conflit entre la bourgeoisie et ses alliés sociaux-démocrates, il appelle la classe ouvrière à ne pas « lever un petit doigt pour la défense de la République ». C’est une nouvelle et grave erreur gauchiste. S’il arrive à consolider son pouvoir, Kapp ne s’attaquera pas seulement aux réformistes, mais à l’ensemble du mouvement ouvrier. C’est d’ailleurs ce qui se produira quelques années plus tard en Italie, avec Mussolini, et c’est ce qui aurait pu se passer en Russie, en août 1917, si le Parti bolchevik n’avait pas adopté une politique correcte lors de la tentative de putsch de Kornilov. Loin de rester « neutres », les bolcheviks se placèrent alors en première ligne de défense contre le putsch. C’est ce qui permit au Parti bolchevik de montrer qu’il était le défenseur le plus conséquent de la révolution – et, ainsi, de gagner le soutien des masses.

En Allemagne, face au putsch de Kapp, l’initiative de la lutte vient de là où on l’attendait le moins : c’est le dirigeant syndical ultra-réformiste Legien qui lance un appel à la grève générale. Il a bien compris que Kapp n’épargnerait pas plus les réformistes, comme lui, que les révolutionnaires. Son appel à la grève rencontre un écho massif. En quelques jours, le pays est paralysé et des conseils ouvriers prennent même le pouvoir dans la Ruhr, où ils organisent une « armée rouge ». Le KPD finit par se rallier au mouvement, tandis que le KAPD reste fidèle à la ligne de la soi-disant « neutralité révolutionnaire ».

En moins de vingt-quatre heures, les putschistes sont complètement paralysés par la grève. Leurs troupes ne reçoivent ni ordres, ni approvisionnement ; elles sont entourées d’un peuple hostile. Kapp est obligé de jeter l’éponge le 17 mars. Le gouvernement social-démocrate négocie la fin du putsch et, notamment, demande aux militaires d’écraser les grévistes insurgés de la Ruhr. Celle-ci est reprise au prix de sanglants combats. Contre les ouvriers, les généraux de l’armée bourgeoise n’ont pas les mêmes réserves morales que face aux putschistes de Kapp. Aucun des chefs militaires compromis dans le putsch ne sera jugé. Kapp lui-même mourra de sa belle mort en 1922, alors que l’ouverture de son procès se faisait attendre.

La création du Parti Communiste Unifié

Dans le Parti social-démocrate indépendant (USPD), l’expérience du putsch et l’attraction que suscite la Révolution russe renforcent la tendance de gauche qui se développe depuis plusieurs mois. Lors de son Congrès de décembre 1919, déjà, l’USPD s’est prononcé pour la « dictature du prolétariat », c’est-à-dire pour un gouvernement révolutionnaire des travailleurs. L’Internationale Communiste avait immédiatement réagi en l’invitant à son IIe Congrès mondial (août 1920).

Lénine et Trotsky veulent gagner au communisme les masses qui suivent l’USPD. Mais ils ne sont pas prêts à n’importe quel compromis avec les dirigeants de ce parti. C’est pour cela que l’IC adopte les fameuses « 21 conditions », qui exigent des partis membres de l’Internationale des mesures concrètes de politique révolutionnaire et une rupture nette avec les courants réformistes. La pression conjointe de l’IC, du KPD et de la base du parti aboutit, en octobre 1920, à l’adhésion de l’USPD à l’Internationale Communiste. Seule une petite minorité décide de maintenir un petit parti indépendant, réformiste « de gauche ». Deux mois plus tard, le KPD et l’USPD fusionnent pour créer le Parti Communiste Unifié d’Allemagne (VKPD). Les travailleurs allemands disposent enfin d’un parti de masse comptant des centaines de milliers d’adhérents et de solides positions dans les syndicats.

« Offensive révolutionnaire » ou « conquête des masses » ?

L’heure est alors à la stabilisation du capitalisme, après l’échec de la vague révolutionnaire de 1918-1920. En Allemagne, en Italie, en Finlande et en Hongrie, le capitalisme a résisté à la poussée des masses. Les communistes restent minoritaires. Face à ce constat, une partie de l’IC – contre la volonté de Lénine et de Trotsky – cherche à « pousser les masses à l’action ». Les tendances ultra-gauchistes sont toujours présentes et actives.

Fin février 1921, Béla Kun, ancien dirigeant de la révolution hongroise de 1919, arrive à Berlin comme délégué de l’IC. C’est un partisan de « l’offensive révolutionnaire ». Lorsque le gouvernement allemand annonce qu’il veut désarmer les milices ouvrières de Saxe, la direction du Parti Communiste (VKPD), poussée par Kun, appelle à la grève générale et à l’insurrection. L’échec est total. Les masses ne voient pas le lien entre l’incident mineur, en Saxe, et la nécessité d’une révolution immédiate.

Le VKPD est complètement isolé, sa direction discréditée. En quelques semaines, il perd près de la moitié de ses adhérents. Paul Lévi, qui n’était plus membre de la direction, dénonce un « putsch » ultra-gauchiste. Sa critique est juste, mais il rend public l’ensemble de la polémique, fournissant ainsi des arguments aux procureurs qui sont encore en train d’instruire les procès des militants arrêtés. Exclu du parti contre l’avis de Lénine, Paul Lévi rompt avec l’IC et finira par retourner au SPD.

Lénine et Trotsky sont pour leur part effarés, non seulement de l’erreur commise par la direction du VKPD, mais aussi du rôle nuisible joué dans cette affaire par Béla Kun, envoyé de l’IC. Ils saisissent cette occasion pour expliquer la nécessité, pour les Partis communistes, de conquérir la majorité de la classe ouvrière, avant de tenter de prendre le pouvoir. C’est le but de la tactique dite du « Front Unique », adoptée par le IIIe congrès de l’IC, en 1921. L’idée est de proposer des combats communs aux partis réformistes, de façon à montrer aux travailleurs que les communistes sont prêts à lutter dès maintenant pour améliorer leurs conditions de vie, mais aussi pour montrer que les dirigeants réformistes refusent de mener sérieusement cette lutte. Convaincue, la direction du VKPD engage ce travail patient pour gagner au communisme la majorité des travailleurs réformistes.

L’occupation de la Ruhr et la crise de 1923

C’est l’impérialisme français qui va remettre la révolution à l’ordre du jour. En janvier 1923, alors qu’une crise inflationniste frappe l’économie allemande, le gouvernement de Wilhelm Cuno refuse de payer les « réparations » qui lui ont été imposées par le traité de Versailles. Le 11 janvier, le gouvernement français réagit en faisant occuper la Ruhr, de concert avec le gouvernement belge. 80 % de la production d’acier et 71 % de la production de charbon allemands sont saisis par les baïonnettes françaises. En réaction, le gouvernement allemand de Cuno appelle à la « désobéissance civile » contre les troupes d’occupation, mais il est vite dépassé par la situation.

La désobéissance civile débouche sur une mobilisation massive des ouvriers de la Ruhr, tandis que l’occupation franco-belge décuple la crise inflationniste. Les prix flambent, la monnaie perd toute valeur. Une miche de pain coûtait 250 marks en janvier 1923 ; elle en coûte 3465 en juillet, puis 1,5 million en septembre et 201 000 millions en novembre ! La population est réduite à la misère la plus noire. La petite-bourgeoisie est ruinée. Mais la grande bourgeoisie, qui exporte et se fait payer en dollars, s’enrichit de façon inimaginable.

De nouveau, la situation devient révolutionnaire. A Mulheim, un Conseil ouvrier réussit à prendre le pouvoir, avant d’être dispersé par les troupes françaises. A l’intérieur du SPD, une tendance de gauche se développe, qui penche vers le KPD (le nouveau nom du VKPD depuis 1922).

L’échec de « l’Octobre allemand »

Cependant, le KPD n’a rien vu venir et nie que la situation soit révolutionnaire. Habitués à la politique du Front Unique et à la lutte contre le gauchisme, ses dirigeants ne parviennent pas à s’adapter à la nouvelle situation. Ils se tournent vers l’IC pour obtenir des conseils. Mais Lénine est alors paralysé par la maladie qui va l’emporter. Staline profite de l’absence de la plupart des dirigeants bolcheviks pour convaincre la majorité de l’exécutif de l’IC de « freiner » le KPD, sous prétexte d’éviter de nouvelles aventures gauchistes. Cette erreur va avoir des conséquences désastreuses.

En août, démentant tous les pronostics de Staline, une grève générale renverse le gouvernement Cuno. La direction de l’IC se réunit en urgence. Trotsky y défend la nécessité de préparer au plus vite le KPD à la prise du pouvoir. Approuvé par la majorité, Trotsky est cependant minoritaire lorsqu’il demande de fixer immédiatement une date pour l’insurrection. Celle-ci est tout de même organisée dans le détail, mais elle est handicapée par deux défauts majeurs. Premièrement, elle n’est accompagnée d’aucune campagne politique de masse. En Russie, à la veille d’Octobre 1917, les bolcheviks avaient défendu publiquement la nécessité de l’insurrection. En Allemagne, les militants passent dans la clandestinité pour préparer les combats, tandis que la classe ouvrière est laissée dans l’ignorance de ce que prépare le parti.

Deuxième erreur : le plan de l’insurrection repose de façon trop décisive sur l’appui de l’aile gauche du SPD. L’idée est de fonder des « gouvernements ouvriers » dans les provinces que contrôle cette aile gauche, avec la participation du KPD. Puis, lorsque le gouvernement proclamera la dissolution de ces gouvernements, il faudra alors appeler à une insurrection générale « défensive ». Ce plan se déroule comme prévu jusqu’au moment où, à la veille du soulèvement, la gauche du SPD se dérobe. Privé de cet appui, la direction du KPD panique et annule l’insurrection. A Hambourg, le contre-ordre n’étant pas arrivé, les communistes se lancent seuls dans une bataille perdue d’avance. Tenue dans l’ignorance de ce qui se préparait, la classe ouvrière ne bouge pas.

Une situation révolutionnaire inédite a été manquée. La révolution allemande s’achève sur un échec majeur de l’Internationale Communiste. Le capitalisme allemand va pouvoir se stabiliser jusqu’à la prochaine crise, au début des années 30.

Les leçons d’une défaite

L’échec de la révolution allemande illustre, d’une façon négative, ce que la révolution russe a démontré de façon positive : le rôle décisif du parti et d’une direction révolutionnaire. Il est toujours possible de forger le parti et la direction dans le feu d’une révolution, comme ont tenté de le faire Luxemburg et Liebknecht. Mais c’est au prix de défaites énormes pour la classe ouvrière. Voilà pourquoi le parti révolutionnaire doit être forgé avant la révolution.

A chaque étape de la révolution allemande, il manquait aux masses des cadres révolutionnaires solides, éprouvés, capables d’éviter les erreurs gauchistes ou opportunistes qui se sont multipliées entre novembre 1918 et octobre 1923.

Ces leçons ont été chèrement payées par la classe ouvrière allemande – et par l’ensemble de l’humanité. Il appartient aux révolutionnaires d’aujourd’hui de faire en sorte que ces sacrifices n’aient pas été vains.