
Internet est plein d’articles et de vidéos avec des titres comme : « En est-il fini du cinéma? », « Le streaming va-t-il ruiner la musique? », « Peut-on encore faire de l’art? » On entend beaucoup parler de l’épidémie de films ternes et sans relief, de chansons qui ne sont plus qu’un refrain accrocheur clairement composé pour devenir viral sur TikTok, et du nouveau phénomène des séries télévisées délibérément conçues pour être écoutées à moitié tout en consultant les réseaux sociaux.
Consommer les médias de masse qui définissent la culture aujourd’hui – musique, films, télévision – donne l’impression de nager dans la bouillie. Sur Internet, cette forme d’« art » sans âme et produit purement pour obtenir un rendement maximal a pris le nom approprié de « slop ». C’est à se gratter la tête en se demandant : qui veut de cette bouillie? Pour qui a-t-elle été créée?
Certains, en particulier dans les milieux universitaires, affirment que les masses veulent de la bouillie! Nous sommes des consommateurs sans cervelle, accros aux stimulations vides et terrifiés par les idées nouvelles.
Mais en réalité, il existe une dynamique économique réelle et objective derrière ce qui arrive à notre culture, et qui explique pourquoi les formes d’art qui colorent la vie de milliards de personnes sont en train de se dégrader.
Les médias sont dominés par d’énormes entreprises qui ne cherchent qu’à nous vendre davantage des produits culturels qui ont déjà prouvés qu’ils se vendaient bien, enfermant ces formes d’art dans la stagnation et le rabâchage.
Ces entreprises sont hostiles à l’art qui ose expérimenter, exprimer une émotion authentique ou tendre vers la vérité – autrement dit, elles sont hostiles à l’essence même de l’art. Cette attitude a eu un effet désastreux sur la musique et le cinéma en particulier, deux des formes d’art qui jouent le plus grand rôle dans la vie des gens ordinaires.
De la Renaissance aux remakes
Si l’on prend le cinéma occidental, la dernière vague d’innovation a eu lieu avec la « Renaissance hollywoodienne », qui a atteint son apogée dans les années 70.
Il s’agit d’une période exceptionnelle au cours de laquelle la vision créative de certains réalisateurs s’est avérée plus rentable que les films traditionnels des studios. Des visionnaires comme Stanley Kubrick et Martin Scorsese ont explosé en popularité, devenant célèbres pour leurs styles particuliers. On sentait que les films étaient originaux, novateurs et passionnants. Aller au cinéma à cette époque, c’était faire partie de quelque chose, d’un phénomène culturel.
Mais le renouveau d’Hollywood a semé les graines de son déclin. La « Renaissance hollywoodienne » a prouvé que les films pouvaient rapporter beaucoup d’argent, et les grosses sociétés ont voulu s’en mêler. Au début des années 1980, les studios de cinéma ont été rachetés par de grandes sociétés et, dans le même temps, certains films expérimentaux ont échoué, alors que des blockbusters comme Jaws et Star Wars ont fait fureur.
Les cadres des studios en voulaient plus, et voulaient moins d’expérimentation. Ils voulaient s’en tenir à ce qui fonctionne, c’est-à-dire à ce qui est rentable. En 1981, 16% des films les plus populaires étaient des suites, des dérivés ou des remakes. En 2019, ce chiffre s’élevait à 80%.
Les directeurs de studio sont des capitalistes avant tout. La réalisation d’un film est un investissement comme un autre. Et comme un grand film de studio coûte en moyenne 100 millions de dollars de la production à la promotion et à la distribution, les marges de profit sont minces. Les risques doivent être minimisés, et il n’y a pas d’investissement plus sûr qu’une histoire déjà racontée.
Un autre élément a été la concentration extrême des studios de cinéma. Aujourd’hui, cinq grands studios contrôlent la majeure partie de l’industrie, et les petits studios indépendants doivent souvent passer par eux pour la distribution. Cela signifie que les grands studios capitalistes les plus motivés par le profit contrôlent presque tout. Disney détient aujourd’hui les droits sur 85% des films de tous les temps.
Cette mainmise de ceux qui recherchent le profit – qui sont indifférents à la qualité artistique, tant que des profits sont réalisés – explique l’aversion extrême pour le risque et l’expérimentation qui est palpable à la télévision et au cinéma. Le problème n’est pas seulement celui des remakes et des suites, mais aussi celui d’une tendance générale à l’insipidité, à la superficialité et à la « conception par comité ».
En comparaison, la Renaissance hollywoodienne touchait aux questions brûlantes de l’époque et cherchait à dire la vérité. La guerre du Vietnam était un thème majeur, comme dans Apocalypse Now. D’autres films ont tenté de rendre compte de l’aliénation et du malaise caractérisant la société américaine, comme Taxi Driver. Aujourd’hui, il est difficile de dire quels films, s’il y en a, resteront dans les mémoires comme ayant traduit la réalité de notre époque. La plupart d’entre eux ne semblent même pas avoir quoi que ce soit à dire. C’est le prix que nous payons pour une culture gérée comme un fonds d’actions.
Danser sur l’algorithme
Dans le domaine de la musique également, la concentration d’une grande partie de l’industrie entre quelques mains a été destructrice.
Au sommet de l’industrie, quelques titans règnent. Si leurs spectacles peuvent être intéressants, voire novateurs sur le plan technique, personne ne prétend que Drake ou Taylor Swift ont contribué au développement spirituel de l’humanité.
En revanche, pour les artistes indépendants, la pression pour se conformer est immense. Alors que les progrès technologiques ont permis à un plus grand nombre de personnes que jamais de produire et d’enregistrer de la musique sans le soutien financier d’une entreprise, les artistes qui tentent de partager leur musique n’ont jamais subi autant de pressions pour se conformer, pour s’en tenir aux formules connues.
C’est en grande partie à cause de plateformes de streaming comme Spotify. Le streaming musical fonctionne avec des marges très réduites. Spotify n’a réalisé des bénéfices pour la première fois que cette année. Cela l’incite à ne pas verser beaucoup d’argent aux artistes. Spotify ne paie en moyenne pas plus de 0,005 dollar par écoute. Pour gagner 5 dollars, un artiste doit obtenir 1000 écoutes. Il est donc extrêmement difficile pour un musicien indépendant de subvenir à ses besoins.
Ensuite, les musiciens ont à composer avec les listes de lecture. Les listes de lecture sont très importantes pour Spotify, bien plus que les écoutes en dehors des listes de lecture. Elles créent des points de données que Spotify peut vendre aux annonceurs. Par exemple, si quelqu’un écoute un « Mix exercice », on peut lui faire de la publicité pour de l’équipement de gymnastique.
Spotify a poussé ses utilisateurs à utiliser des listes de lecture, qui sont devenues le principal moyen de promotion de la musique indépendante. Cela signifie que les musiciens ont besoin que leurs chansons figurent sur des listes de lecture pour atteindre un public. Sans cela, nombre d’entre elles ne dépassent pas les 10 écoutes.
Comment faire figurer votre chanson sur une liste de lecture? Vous produisez quelque chose d’aussi inoffensif et peu original que possible, idéalement en imitant littéralement ce qui s’y trouve déjà. C’est nécessaire pour satisfaire les curateurs de listes de lecture, des personnes comme « Lofi Girl », qui gère plusieurs listes de lecture « lofi chill beats ». Ce sont ces personnes qui décident de ce qui figure sur les listes de lecture les plus populaires, et elles veulent des chansons dont elles savent qu’elles plairont à leurs auditeurs – c’est-à-dire plus de la même chose.
Ensuite, il y a l’algorithme de Spotify. Là encore, la pression est de produire plus de la même chose. Pour qu’une chanson soit recommandée par l’algorithme, il faut, après tout, que celui-ci pense que l’auditeur l’aimera.
L’algorithme crée également des listes de lecture. Pour figurer dans ces listes, il faut obtenir des écoutes. Pour être considérée comme une écoute, une chanson doit être écoutée pendant au moins trente secondes. Mais si elle est écoutée jusqu’au bout, elle a plus de chances d’être intégrée à une liste de lecture.
La créativité s’en trouve d’autant plus limitée. Le musicien doit s’assurer que la chanson accroche l’auditeur dans les 30 premières secondes, ce qui signifie que les refrains apparaissent plus tôt dans la chanson moyenne. Les chansons sont également de plus en plus courtes, de sorte que la même durée totale d’écoute par chanson équivaut à plus d’écoutes et à plus d’argent. Enfin, les musiciens sont incités à privilégier les singles accrocheurs plutôt que les albums cohérents, qui sont inutiles du point de vue d’un algorithme destiné à établir des listes de lecture.
Cela résume parfaitement ce que Spotify pousse les musiciens à faire : du « contenu », pas de l’art. C’est le piège auquel sont confrontés les musiciens. S’ils innovent, il leur est pratiquement impossible d’avoir un public. S’ils n’innovent pas, ils se sentiront peut-être comme des vendus, mais au moins ils seront payés et pourront partager leur travail avec le monde entier.
Tout cela signifie que si l’expérimentation et l’innovation existent dans la musique – plus que dans beaucoup d’autres formes d’art – ces nouveaux projets ont tendance à rester cloîtrés dans des niches, incapables de percer dans l’algorithme ou les listes de lecture.
Spotify est pleinement conscient de ce que cela fait à la musique, et l’encourage. Aujourd’hui, l’entreprise met en avant l’abomination de l’optimisation algorithmique connue sous le nom de « Perfect Fit Content ». Spotify a conclu des partenariats avec des sociétés de production qui produisent de la musique indifférenciée, « basée sur l’humeur », souvent à l’aide de l’IA, qui est ensuite téléchargée sous des centaines de faux profils d’artistes différents et insérée dans les listes de lecture basées sur l’humeur correspondante. Avec cette bouillie faite par l’IA, Spotify évince les vrais artistes et économise sur les redevances.
Pour une culture vraiment humaine
Tout cela a un coût humain profond : la dégradation systématique de l’art par les capitalistes. L’art fait partie intégrante de la lutte séculaire de l’humanité pour le sens, l’expression et même la connaissance. Il nous aide à nous élever au-dessus de la grisaille de la vie quotidienne, à réfléchir et à ressentir plus profondément. Il nous fait partager la condition humaine sans frontière d’espace et de temps. L’art ne peut pas remplir cette fonction, et cesse même d’être de l’art, s’il est soumis aux exigences impitoyables de la rentabilité.
Il s’agit d’une perte incalculable pour les gens ordinaires qui, après une nouvelle journée de travail épuisante et abrutissante, ne trouvent rien qui puisse les élever ou les faire réfléchir – voire même les divertir! Les énièmes remakes de films de Disney et les listes de lecture optimisées par des algorithmes ne suffisent pas. Au contraire, ils ne font qu’accentuer le sentiment d’engourdissement et d’aliénation.
Les capitalistes s’en moquent. Pour eux, nos cerveaux et nos sens ne sont que des sources potentielles de profit, et toutes les formes de médias ne sont pour eux que des moyens différents de réaliser ce profit. Pour Daniel Ek, PDG de Spotify, par exemple, la musique n’est qu’un de ses projets financiers, à côté des millions qu’il a investis dans une startup de drones militaires utilisant l’IA. Ces gens ne créent rien. Tout ce qu’ils font, c’est détruire – la vie humaine autant que l’art.
La culture de masse n’a jamais été aussi fermement sous l’emprise du capital, et le résultat est une profonde stagnation, voire un déclin. Même les médias sociaux étaient meilleurs auparavant. Alors qu’ils fonctionnaient comme un moyen pour les personnes réelles d’entrer en contact avec d’autres personnes réelles, ils sont aujourd’hui dominés par les publicités et les influenceurs. Tout ce que les capitalistes touchent pourrit.
Pourtant, nous pourrions avoir tellement mieux. Avec la diffusion continue, l’enregistrement numérique de musique, les médias sociaux, etc., nous pourrions avoir un accès libre et gratuit à tous les fruits de la créativité humaine. Nous pourrions démocratiser l’art et la culture, et l’humanité pourrait atteindre des sommets de créativité jamais vus auparavant. Mais sous le capitalisme, cela n’arrivera jamais.Non seulement parce que l’infrastructure technologique appartient aux capitalistes, mais aussi parce que nos vies leur appartiennent. Le désir inné de l’humanité de créer, d’apprendre et d’entrer en contact avec les autres est bousillé par le capitalisme et sa logique froide et inhumaine. Pour nous libérer, il ne suffit pas de boycotter telle ou telle entreprise technologique. Nous avons besoin d’une nouvelle culture, basée sur une nouvelle société qui ne connaît ni le profit ni la propriété privée. Nous avons besoin d’une révolution socialiste.