Ces derniers mois ont marqué un tournant important pour la lutte des Autochtones au Canada. Pour la première fois, l’opinion publique se range fermement du côté des Autochtones, et la sensibilisation aux enjeux autochtones a atteint un niveau record. La découverte incessante de nouvelles tombes anonymes sur les sites des anciens pensionnats suscite la colère dans tout le pays.

Cette colère a conduit à des confrontations directes avec l’histoire coloniale du Canada. À Toronto, une foule en colère a renversé une statue d’Egerton Ryerson, l’un des fondateurs du système des pensionnats. Au Manitoba, des manifestants ont détruit des statues de la reine Victoria et de la reine Elizabeth II devant l’assemblée législative provinciale. Dans tout le pays, des églises ont été défigurées, vandalisées et même incendiées pour protester contre le rôle de l’Église catholique dans la gestion des pensionnats. 

En réponse, la classe dirigeante canadienne s’est empressée de calmer le jeu. Si, par le passé, l’État canadien avait recours à la répression et au génocide contre les peuples autochtones, il a changé de tactique et cherche maintenant à détourner la lutte des Autochtones vers un projet inoffensif visant à créer une bourgeoisie autochtone.

Les méthodes symboliques des libéraux

Ce n’est pas une coïncidence si, dans ce contexte, Justin Trudeau a nommé Mary Simon, une femme autochtone, au poste de gouverneure générale. Comme nous l’avons déjà expliqué, cela ne contribue en rien à la libération des Autochtones. Il s’agit d’une manœuvre totalement cynique visant à donner l’impression que le gouvernement soutient les Autochtones.

C’est particulièrement hypocrite quand on parle de la gouverneure générale. Le poste de gouverneur général est un héritage direct de l’histoire coloniale du Canada. Le gouvernement fédéral n’a jamais agi dans l’intérêt des Autochtones, et la nomination de Simon en tant que représentante de la reine d’Angleterre n’y change rien. Ce type de nomination a pour but de servir d’écran de fumée à la politique réelle de l’establishment libéral capitaliste.

Fidèle au capitalisme canadien, l’administration Trudeau attaque vicieusement tout Autochtone qui ose défendre ses droits. On a pu le constater lorsque le gouvernement a envoyé la GRC détruire le camp Unist’ot’en ou lorsqu’il a dépensé 3,2 millions de dollars de fonds publics pour faire obstacle à l’indemnisation des survivants des pensionnats. L’hypocrisie de ce même gouvernement, qui va ensuite verser des larmes de crocodile sur le sort des peuples autochtones, ne pourrait être plus frappante. L’État canadien continuera d’opprimer les peuples autochtones, même avec une gouverneure générale autochtone.

Simon n’est que le dernier exemple en date d’une tendance soutenue de l’establishment libéral à élever des Autochtones nantis à des postes de pouvoir dans l’État capitaliste. Récemment, le gouvernement a nommé Michèle Audette, une femme autochtone qui était auparavant commissaire de l’enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, au poste de sénatrice. Cette nomination fait suite à des appels à « rendre le Sénat plus autochtone ».

En 2015, certains avaient célébré la nomination de Jody Wilson-Rabould au poste de procureure générale comme une victoire pour les femmes autochtones. Mais cela ne l’a pas empêché d’annoncer que le gouvernement libéral allait revenir sur sa promesse d’adopter la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. En effet, les libéraux de Trudeau se sont servis d’elle pour dire à la communauté autochtone que la mise en œuvre de cette déclaration serait « irréalisable ». Wilson-Raybould est en fait le meilleur exemple de comment l’establishment capitaliste canadien se sert de mesures purement symboliques et entièrement vides. Elle s’est avérée utile lorsqu’elle a donné un visage « autochtone » au gouvernement libéral… qui a fini par se débarrasser d’elle pour se protéger d’accusations de corruption.

Il y a une motivation politique claire derrière tout cela. Les libéraux cooptent des leaders autochtones afin de faire croire à du changement. En fait, il ne s’agit que d’un autre exemple d’une vague de nominations symboliques visant à réformer esthétiquement le système sans en changer l’essence.

La création d’une bourgeoisie autochtone

En plus de la nomination d’Autochtones dans les conseils d’administration de sociétés et d’organismes gouvernementaux à travers le pays, il y a une tentative claire de créer une bourgeoisie autochtone. Historiquement, les capitalistes autochtones ont été très rares au Canada. La propriété privée et la production pour le profit étaient des concepts totalement étrangers aux sociétés autochtones avant la colonisation, et le régime colonial n’avait aucun intérêt à faire entrer les Autochtones dans les rangs de la classe dirigeante. Cependant, au fil des ans, une couche de patrons individuels d’origine autochtone s’est formée. À cela s’ajoute une mince couche petite-bourgeoise de bureaucrates, d’avocats et de fonctionnaires autochtones, etc.

Aujourd’hui, l’absence d’une couche solide de capitalistes autochtones constitue un problème politique urgent pour la classe dirigeante. Les méthodes de domination bourgeoises sont généralement assez étrangères aux Autochtones. Les Autochtones ont toujours eu très peu confiance dans le gouvernement canadien, ce qui en a fait l’un des segments les plus militants de la population. Cela explique pourquoi nous avons assisté à une série pratiquement ininterrompue de blocages, d’occupations et de manifestations de la part des Autochtones depuis les années 1970. Ce phénomène a été une source d’irritation constante pour l’élite dirigeante du Canada, qui tente aujourd’hui d’enrayer le mouvement en créant une couche privilégiée d’Autochtones afin de contrôler la lutte.

Nous l’avons vu récemment en Nouvelle-Écosse, avec la vente de Clearwater, un géant de la pêche, à divers groupes mi’kmaq en partenariat avec la société Premium Brands de la Colombie-Britannique. Le gouvernement fédéral a prêté le capital et facilité les négociations pour rendre cette transaction possible. Il y a aussi le groupe « Project Reconciliation », de Calgary, qui cherche à obtenir la « propriété autochtone » du pipeline Trans Mountain. Il y a aussi des personnalités comme Harold Calla, président exécutif du Conseil de gestion financière des Premières Nations et membre du conseil d’administration de Trans Mountain, et le défunt millionnaire Ken Hill, magnat de la cigarette, qui ont tous deux été élevés au rang de modèles à suivre pour les Autochtones.

Rien de tout cela n’a réellement contribué à améliorer les conditions de vie des Autochtones pauvres et de la classe ouvrière. Les employés de Clearwater seront exploités, que leurs patrons soient autochtones ou non. Les travailleurs de la pêche, qu’ils soient autochtones ou non, continueront à voir leurs moyens de subsistance menacés par le géant commercial. L’oléoduc Trans Mountain ne peut être construit qu’en violation complète des droits et du consentement de douzaines de Premières Nations, et aucune « propriété autochtone » ne pourra y changer quoi que ce soit. Et Ken Hill, prétendument « un défenseur des droits des Autochtones et un généreux philanthrope », a vécu une vie de démesure presque inconcevable alors que sa communauté souffrait dans la pauvreté. Alors qu’il profitait de séjours à 25 000 dollars la nuit dans des suites de Las Vegas ainsi que de sa collection de voitures de 5,58 millions de dollars, la majeure partie de sa réserve n’a toujours pas accès à l’eau courante.

Le mode de vie bourgeois de ces Autochtones se reflète dans leurs opinions politiques et ils invoquent souvent la souveraineté autochtone ou la culture autochtone pour justifier des politiques de droite. C’est ce que montre l’exemple du Great Blue Heron Casino, géré par les Mississaugas de la Première Nation de Scugog. En 2003, 1000 travailleurs autochtones du casino ont déposé une demande d’accréditation syndicale. Le conseil de bande a répondu en affirmant que la réglementation du travail de l’Ontario ne s’appliquait pas aux entreprises exploitées dans les réserves. Au lieu de cela, il a institué son propre code du travail qui interdit les grèves et exige des employés qu’ils paient des frais de 12 000 dollars pour pouvoir déposer une plainte officielle liée au travail. Nous avons assisté à une situation similaire lorsque la Saskatchewan Indian Gaming Authority s’est battue pendant deux ans avec le Syndicat canadien des travailleurs de l’automobile pour tenter d’empêcher les travailleurs de casino de se syndiquer. Non, une bourgeoisie autochtone ne nous sauvera pas.

Cette tentative de créer une bourgeoisie autochtone ne devrait surprendre personne. En créant une couche de riches autochtones, on crée un groupe stable de « leaders » qui peuvent être utiles pour contenir les couches les plus militantes du mouvement. Au cours des dernières décennies, le gouvernement canadien a mis en place une multitude d’organismes différents spécifiquement destinés aux Autochtones pour leur donner l’impression d’avoir une voix au gouvernement. Mais en réalité, nous n’avons pas de voix. Ces organismes ne sont pas contrôlés par des Autochtones pauvres ou de la classe ouvrière, mais par des bureaucrates privilégiés et des Autochtones bourgeois dépendants du gouvernement fédéral. L’objectif de ces organisations n’est pas de donner le contrôle aux Autochtones, mais de réorienter la lutte loin des mouvements de protestation radicaux et vers des voies qui ne représentent pas une menace pour l’État et le système capitaliste. C’est ce qu’explique le marxiste métis Howard Adams dans son livre Prison of Grass : 

« Les organisations autochtones sont la “main cachée” de l’oppression bureaucratique du gouvernement. Ces organisations sont devenues plus efficaces pour contrôler et réprimer les masses indiennes et métisses que n’importe quel organisme gouvernemental. Les gouvernements ont constaté que ces organisations sont extrêmement coopératives, bien que parfois, pour préserver leur crédibilité auprès des masses autochtones, elles organisent des actions professionnelles de défense des droits civiques, comme des sit-in. Somme toute, elles sont pour la plupart opportunistes et élitistes, servant à maintenir les masses autochtones dans l’oppression et donnant en même temps aux gouvernements une image libérale et démocratique, comme s’ils étaient sérieusement préoccupés par la situation des Indiens et des Métis. »

C’est de cela dont il est question lorsque le gouvernement parle de « réconciliation ». Il ne s’agit pas d’une réconciliation avec les Autochtones dans leur ensemble, mais d’une réconciliation avec une fine couche d’Autochtones de la classe supérieure qui ont un intérêt actif à maintenir les Autochtones travailleurs et pauvres dans la misère et l’exploitation. 

Les leçons de la lutte des Noirs

Nous devons examiner l’histoire de la lutte des Noirs aux États-Unis pour mieux comprendre ce qui se passe. Bien qu’il ne s’agisse évidemment pas d’une analogie exacte, un processus essentiellement similaire a eu lieu parmi les Noirs américains. 

L’apogée du mouvement des droits civiques, au milieu et à la fin des années 1960, a commencé à menacer l’establishment politique. Nombre de ses principaux leaders – notamment Malcolm X et les Black Panthers – s’orientaient ouvertement vers l’idée qu’il était impossible d’abolir le racisme sans renverser également le capitalisme, et adoptaient des conclusions socialistes. Faisant partie de l’une des couches les plus pauvres de la classe ouvrière, les travailleurs noirs étaient très ouverts aux idées marxistes. Avec des leaders charismatiques comme Fred Hampton des Black Panthers, des dizaines de milliers de personnes ont rejoint la lutte.

L’État américain a utilisé de nombreuses méthodes pour combattre cette menace croissante. La plupart des gens sont conscients que l’État a eu recours à la répression violente et au meurtre, comme dans le cas de Hampton, assassiné par la police à 21 ans. Mais moins de gens sont au courant du plan plus subtil visant à absorber les leaders les plus modérés du mouvement dans le statu quo. C’est essentiellement la stratégie employée par l’establishment du Parti démocrate qui a adopté l’intégration raciale et certains autres droits civils dans son programme. Il est important de souligner que cela n’a pas été fait pour nourrir le mouvement, mais pour l’étouffer. Les démocrates voulaient coopter le mouvement afin de le maintenir dans les limites du capitalisme, et c’est précisément ce qu’ils ont fait.

L’État a offert à des leaders noirs de renom des postes dans l’État et leur a donné une participation dans l’économie. Des leaders du mouvement des droits civiques comme John Lewis sont devenus sénateurs démocrates. Les démocrates ont libéré une toute petite couche du mouvement et l’ont fait entrer dans la classe dirigeante afin de donner l’impression que le système peut fonctionner pour les Noirs à condition qu’ils « se prennent en main » et coopèrent. Dans les années 1980 et 1990, ce phénomène était connu sous le nom du « phénomène Cosby Show ». Le Cosby Show était une série télévisée mettant en scène un médecin et une avocate noirs formant une famille riche et confortable dans une très belle maison. Cette image de la famille noire « non menaçante » et « acceptable » était en réalité le masque derrière lequel se cachaient les violences et l’hypocrisie du système capitaliste.

Cette situation a donné naissance à une couche assez importante de capitalistes noirs qui ont une grande autorité sur la lutte des Noirs. La cohorte croissante de milliardaires noirs aux États-Unis est célébrée par les grands médias comme une réussite pour tous les Noirs.

Mais cela a-t-il permis de libérer les Noirs, de mettre fin au racisme et aux brutalités policières? La réponse est sans aucun doute non. Nous ne devons jamais oublier que c’est précisément sous Barack Obama, le premier président noir, que le mouvement Black Lives Matter a explosé.

En effet, s’il y a aujourd’hui plus de Noirs riches que jamais, cela ne signifie pas que les choses se sont améliorées pour le Noir américain moyen. Les travailleurs noirs vivent toujours dans une inégalité massive par rapport au reste de la population. Les statistiques montrent que les Noirs ont été touchés de manière disproportionnée par la COVID-19, le racisme et l’oppression de classe se combinant. Comme les Noirs représentent un nombre disproportionné de travailleurs pauvres, les chiffres concernant la COVID sont plus élevés au sein de la communauté noire.

Les capitalistes noirs sont tout aussi pourris que n’importe quels autres capitalistes. Pour reprendre les mots de Malcolm X : « Montre-moi un capitaliste, je te montrerai une sangsue. » On l’a vu récemment lorsque la musicienne pop Rihanna, dernière membre du club des milliardaires noirs, a été critiquée parce que sa marque de maquillage Fenty Beauty utilise des matières premières issues du travail des enfants dans les mines de l’Inde. Du point de vue d’un travailleur, peu importe que son patron soit blanc, noir ou autochtone. Il est toujours exploité pour son travail.

L’expérience de la lutte des Noirs montre que nous ne pouvons pas compter sur un capitalisme autochtone pour nous sauver. Le mieux qu’un tel capitalisme peut faire, c’est de libérer une toute petite couche d’Autochtones et de leur donner un siège à la table de l’oppression capitaliste. C’est pour cette raison que Fred Hampton a déclaré : « Nous allons combattre le racisme non pas avec le racisme, mais avec la solidarité. Nous disons que nous n’allons pas combattre le capitalisme avec le capitalisme noir, mais que nous allons le combattre avec le socialisme. »

Oui au socialisme, non au capitalisme autochtone!

Le capitalisme canadien est né de l’oppression et de l’exploitation des Autochtones. Et cela continue jusqu’à aujourd’hui. Les collectivités autochtones se voient refuser le contrôle de leurs terres et de leurs ressources parce que le capitalisme ne peut accepter le moindre obstacle à l’extraction des ressources. Les tentatives du système capitaliste de promouvoir une riche couche de bourgeois autochtones pour donner une coloration autochtone à ce processus sont cyniques au plus haut point. L’oppression des Autochtones est une caractéristique inhérente au capitalisme, elle ne peut pas être simplement éliminée par des réformes. Les tentatives d’« autochtonisation » du capitalisme, de l’État canadien, du gouvernement et des conseils d’administration des entreprises ne rendent pas ces choses autochtones, mais elles rendent bourgeois un petit nombre d’Autochtones.

La lutte pour le socialisme est une lutte pour placer toutes les richesses et la production sous un contrôle collectif et démocratique. D’une certaine manière, cela signifierait un renouveau des traditions autochtones de propriété collective et de contrôle démocratique des ressources, mais à un niveau plus élevé, avec des techniques modernes à notre disposition. Au lieu de changer la forme du capitalisme, nous devons changer le contenu de notre société par une révolution socialiste.

Un gouvernement de la classe ouvrière, débarrassé de la cupidité et de l’exploitation du capitalisme, n’aurait aucun intérêt à violer les terres autochtones, mais s’emploierait plutôt à éliminer immédiatement les avis d’ébullition de l’eau, les problèmes d’insécurité alimentaire, les problèmes de logement, etc. En ce sens, ce n’est que dans le cadre d’une démocratie ouvrière que nous pourrions véritablement commencer à guérir les cicatrices de la colonisation. Au lieu de créer une petite couche de bourgeois autochtones, nous devons donner le pouvoir aux travailleurs autochtones. En s’unissant au reste de la classe ouvrière, les travailleurs autochtones construiront une société libérée de l’oppression et de l’exploitation.

Non au capitalisme autochtone!

Faisons revivre les meilleures traditions du mouvement Pouvoir rouge!

La réconciliation est morte, la révolution vit!