Élections en Alberta : pourquoi Kenney a gagné, et comment le combattre

Le 16 avril dernier, les électeurs albertains ont encore une fois marqué l’histoire en faisant du NPD le premier gouvernement à mandat unique de l’histoire de la province. L’improbable mandat de quatre ans du NPD prend fin avec les résultats de l’élection d’avril 2019. Lors de la dernière élection, le NPD a réalisé un miracle […]

  • Ted Sprague et Laine Sheldon-Houle, Socialiste Fightback Edmonton
  • mer. 1 mai 2019
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Le 16 avril dernier, les électeurs albertains ont encore une fois marqué l’histoire en faisant du NPD le premier gouvernement à mandat unique de l’histoire de la province. L’improbable mandat de quatre ans du NPD prend fin avec les résultats de l’élection d’avril 2019.

Lors de la dernière élection, le NPD a réalisé un miracle qui a envoyé une onde de choc non seulement dans les Prairies, mais aussi d’un bout à l’autre du pays, passant de la quatrième place à la première en l’espace de 28 jours pour mettre fin à la dynastie progressiste-conservatrice vieille de 44 ans. Cette fois-ci, le miracle s’est fait attendre. Le NPD s’est rattrapé dans les mois précédant le vote, suscitant le peu d’espoir restant que le parti allait peut-être pouvoir contenir la montée du Parti conservateur uni (PCU). Mais c’était trop peu, trop tard.

Au bout du compte, le NPD est passé de 52 à seulement 24 sièges. Avec la plupart de ces sièges se trouvant à Edmonton, le NPD est littéralement devenu un parti edmontonien. Le PCU a écrasé tous les autres prétendants en raflant les 63 autres sièges, couvrant ainsi Calgary et tout le secteur rural de bleu. Le parti forme un gouvernement majoritaire par une grande marge.

L’appui au NPD a légèrement diminué depuis 2015, passant de 604 000 à 535 000 voix. Entre-temps, le PCU a amassé 920 000 voix, dépassant de loin les résultats des progressistes-conservateurs et du Wildrose qui avaient amassé à eux deux 770 000 voix en 2015. En fait, en terme de nombre total de voix, il s’agit peut-être du meilleur résultat des conservateurs albertains depuis des décennies.

L’élection a été marquée par une intense polarisation à gauche et à droite, avec le NPD d’un côté et le PCU de l’autre. L’engouement était fort, comme nous l’avons vu avec une participation record de près de 70%. Il s’agit du plus haut taux de participation dans l’histoire récente. Les deux partis qui tentaient de survivre en appelant au centre politique, soit le Parti de l’Alberta et le Parti libéral, ont été balayés. Ils n’ont pas gagné un seul siège. Le centre s’effondre, ce qui est une tendance constante depuis la dernière élection. Il s’agit d’un processus mondial qui s’inscrit dans une ère de crise organique du capitalisme.

Kenney et son cabinet ont été assermentés le 30 avril. Ce ne sera probablement pas un cabinet digne des conservateurs des beaux jours. Dans son discours de victoire, Jason Kenney a catégoriquement déclaré que l’Alberta est « ouverte aux entreprises », une phrase empruntée à Doug Ford, le premier ministre ontarien. Mais ce ne sera pas la seule chose que Kenney va emprunter à Ford. La série d’attaques lancée par Ford contre la jeunesse et les travailleurs ontariens est un avant-goût de ce qui attend les Albertains. Le PCU sera plus vicieux que son homologue ontarien alors qu’il tentera de renverser les gains obtenus par les travailleurs au cours des quatre dernières années et de faire payer les travailleurs pour la dette record engrangée par le gouvernement.

Comment en sommes-nous arrivés là? Qu’allons-nous faire maintenant? Ce sont parmi les questions que de nombreux jeunes et travailleurs se poseront dans la période qui s’ouvre à nous.

Les origines de la défaite du NPD et de la victoire du PCU

« Quatre ans de plus! Quatre ans de plus! » Ce chant résonnait à travers le hall lors du congrès du NPD albertain en novembre de l’année dernière et encore lors du dernier rassemblement de la campagne de Notley, à Edmonton. Nous avertissions l’automne dernier que l’état-major du NPD était clairement dans le déni alors que tout indiquait que les conservateurs allaient reprendre le pouvoir, et que le parti avançait comme un somnambule vers un désastre. Mais Notley et le reste de la direction du parti avaient décidé que la meilleure façon de battre le PCU serait de prouver aux barons du pétrole qu’ils étaient les meilleurs pour gérer leurs intérêts.

En ayant exactement la même plateforme économique fondamentale que ses rivaux, soit d’assurer la profitabilité des entreprises gazières et pétrolières, le NPD pouvait donc seulement se distinguer du PCU en jouant la carte de la personnalité. Beaucoup d’efforts ont été mis dans le fait de dépeindre Jason Kenney et ses collègues comme des personnages remplis de haine et d’ignorance. C’est la raison pourquoi Notley a fait coïncider l’élection avec le scandale entourant Jason Kenney et la course à la chefferie du PCU, espérant se faire du capital électoral sur son dos. Mais le scandale n’a presque pas affecté l’appui au PCU.

Alors que la date des élections approchait, le PCU a été forcé d’être plus concret et honnête avec son programme électoral. Il devenait alors plus clair aux yeux d’un nombre grandissant de travailleurs quels intérêts le PCU sert vraiment. Ce serait un gouvernement des grandes entreprises qui lancerait un programme d’austérité et d’attaques envers la classe ouvrière.

Parmi les promesses du PCU se trouvent un retour de l’impôt forfaitaire qui ne profiterait qu’aux personnes riches, une réduction de 4% des impôts des entreprises, une « réforme » des lois sur le salaire minimum pour en exclure les serveurs et les jeunes travailleurs, des changements à la réglementation sur les heures supplémentaires qui entraîneraient une réduction de salaire de 33,3% et l’élimination de l’accréditation syndicale par vérification des cartes afin d’écraser les campagnes de syndicalisation. Alors que le spectre du programme d’austérité de Kenney commençait à se matérialiser, les sondages ont commencé à montrer un tournant vers le NPD, lui qui a réduit l’écart de 20 à 10%.

Entre-temps, le NPD albertain a annoncé des promesses de réformes telles que l’embauche de 1000 enseignants supplémentaires, l’augmentation des places dans les garderies à 25$ de 62 000 à 85 000, et une promesse de ne pas faire de coupes en santé et en éducation. Mais cela n’était pas suffisant pour renverser la vapeur et notamment gagner les régions rurales qui ont été détruites par l’effondrement des industries gazière et pétrolière. La seule chose que Notley a su promettre aux Albertains vivant dans les régions détruites par l’effondrement des industries gazière et pétrolière est qu’elle servirait mieux les intérêts des barons du pétrole que Kenney, et que ceux-ci seraient alors libres de partager leurs miettes. Le NPD a lié le sort des travailleurs aux barons du pétrole, au capitalisme. Avec un tel plan de match, il ne pouvait que perdre l’élection avant même qu’elle commence.

Le NPD a perdu l’élection des années avant qu’elle ait lieu lorsqu’il est devenu le plus fervent partisan des entreprises gazières et pétrolières. « [Notley] a passé les quatre dernières années à graduellement remplacer l’idéalisme socialiste, auquel elle adhérait dans l’opposition, par une compréhension plus réaliste des investissements et de l’importance des exportations énergétiques… Elle ressemblait presque à une conservatrice », a écrit Kevin Libin du National Post, résumant adéquatement la transformation politique de Notley une fois au pouvoir. C’est exactement cette marque d’ « idéalisme socialiste » qui a porté le NPD au pouvoir, avant qu’il soit remplacé par le « réalisme » consistant à accepter le capitalisme.

En fin de compte, Kenney a gagné à cause qu’il a promis de résoudre les problèmes non résolus par le NPD. L’un de ses principaux slogans était « des emplois, l’économie, des oléoducs », un mélange qui connectait avec les enjeux qui préoccupent les gens. Un sondage de mars dernier auprès de 30 000 personnes posait aux Albertains cette question : « Quel est l’enjeu le plus important pour vous lors de cette élection? » La réponse : l’économie.

Calgary a présentement le plus haut taux de chômage parmi les grandes villes canadiennes, dépassant même Saint John’s. Il y a dix ans, les emplois pleuvaient en Alberta. Maintenant que les prix du pétrole ont chuté et que la situation économique est mauvaise, les travailleurs veulent désespérément revenir à « l’avantage albertain ». Rachel Notley et le NPD se sont présentés comme les défenseurs du statu quo, ce qui signifiait la poursuite des quatre dernières années : pas d’emploi, une économie en piteux état, et pas d’oléoduc. Pour les travailleurs sans emploi ou ceux qui font de longues heures de travail pour des salaires bas, quiconque pouvait le mieux les convaincre qu’il améliorerait l’économie serait plus susceptible d’avoir l’avantage.

Les travailleurs ont voté pour Kenney pour la même raison que d’autres travailleurs ont voté pour Donald Trump ou Doug Ford. Non pas parce qu’ils sont des canailles réactionnaires et homophobes, mais parce qu’ils voyaient ces politiciens comme s’insurgeant contre l’état actuel des choses où les gens sont pressés comme un citron. Les gens voulaient du changement, et Kenney incarnait ce changement. Vers la fin de la campagne, Kenney a même capitalisé sur le sentiment anti-barons du pétrole sur lequel Notley avait surfé en 2015, affirmant que « pour être franc, je n’a pas de leçon à recevoir, je ne vais pas laisser un milliardaire président d’une entreprise pétrolière dicter aux gens comment vivre leur vie. »

Que nous réserve l’avenir?

Les conservateurs partout au Canada se réjouissent d’avoir regagné l’Alberta, un bastion de longue date du conservatisme au pays. Ils dorment mieux sachant que l’Alberta est à nouveau couverte de bleu. Mais il serait négligent de leur part de penser que tout reviendra à la normale.

La question qui va se présenter très rapidement est : est-ce que le PCU peut atteindre l’équilibre budgétaire sans bouleverser l’équilibre politique et social? Toute tentative du PCU de rétablir l’équilibre économique – ce qu’il ne peut faire qu’en attaquant les travailleurs – va inévitablement perturber l’équilibre politique.

Les jeunes travailleurs et les serveurs ne vont pas simplement accepter en silence le fait que Kenney attaque leur salaire minimum à 15$ l’heure. Il est plus facile de geler un salaire minimum pendant des décennies que de revenir sur ce qui a été gagné. Alors que beaucoup de travailleurs dépendent des heures supplémentaires pour payer leur hypothèque et leur voiture, le nouveau cabinet du PCU aura également de la difficulté à réformer la réglementation sur le travail supplémentaire sans opposition. La tentative de Kenney de rendre l’Alberta « ouverte aux entreprises » ne sera pas chose facile.

Le cabinet du PCU sera mis sous la pression de réaliser ses promesses électorales. L’un de ses grands engagements qui a souvent fait lever les foules est de « fermer les robinets » à la Colombie-Britannique « en moins d’une heure » pour l’intimider et la forcer à accepter un oléoduc. Mais beaucoup d’experts pensent qu’il serait presque impossible de le faire, que ce soit au point de vue légal ou économique.

L’Acte constitutionnel de 1867 interdit aux provinces d’interférer dans le commerce et l’échange interprovinciaux. Joel Bakan, un professeur de droit de l’Université de Colombie-Britannique, a dit que si Kenney tente d’aller en justice, il croit « avec une confiance absolue que l’Alberta va perdre cette bataille. »

Au niveau économique, le fait de priver la Colombie-Britannique de pétrole nuirait aux distributeurs et fournisseurs albertains qui distribuent 300 000 barils de produits bruts et raffinés par jour. Ils ne seront pas chauds à l’idée d’un geste aussi drastique. Le gouvernement fédéral, qui gagne 800 000 dollars par jour en péages pour l’utilisation de l’oléoduc Trans Mountain entre Edmonton et Vancouver, ne va pas rester là les bras croisés. En somme, la promesse de « fermer les robinets » s’avérera n’être que de la démagogie, une promesse brisée qui va décevoir beaucoup d’Albertains.

Une autre promesse grandiose de Kenney est de tenir un référendum sur la péréquation d’ici 2021 s’il n’y a pas de progrès sur la question des oléoducs. Il semble empressé d’oublier qu’il a fait partie du cabinet de Stephen Harper qui a établi la formule de péréquation actuelle. Une fois de plus, il n’y a pas de base légale pour cette procédure. La péréquation est enchâssée dans la Loi constitutionnelle de 1982 et une province ne peut pas changer la constitution. Kenney le sait, et sa promesse s’avérera n’être qu’un coup d’éclat pour gagner l’appui des Albertains qui souffrent de la crise et qui dirigent leur colère dans la mauvaise direction.

Enfin, la promesse de revenir à « l’avantage albertain » des beaux jours du boom pétrolier, lorsque le chômage était bas et que les emplois grassement payés dans le secteur pétrolier pleuvaient, sera rudement mise à l’épreuve par la réalité économique actuelle. Il n’y a plus de base économique pour revenir à l’Alberta d’avant-crise. Même dix oléoducs Trans Mountain ne changeront pas le fait que l’économie mondiale ralentit et qu’il n’y a plus autant de demande qu’avant pour le pétrole albertain. Ce fait est exacerbé par la révolution du gaz de schiste aux États-Unis qui fait que le pays s’arroge une part grandissante du marché. Les illusions entretenues dans le nouveau gouvernement albertain seront ébranlées rapidement et le vent pourrait tourner tout aussi rapidement.

La victoire du NPD en 2015 avait bouleversé le paysage politique albertain. La mesquinerie entourant l’élection de cette année met en lumière la polarisation profonde de la politique albertaine. Une couche entière de jeunes et de travailleurs a été réveillée. Beaucoup de gens ont réalisé qu’ils pouvaient sortir les barons du pétrole de la législature. Malgré la défaite, près d’un tiers des électeurs ont voté pour le NPD, ce qui signifie qu’une grosse couche de jeunes et de travailleurs est opposée au gouvernement du PCU. Il s’agit d’un terreau fertile pour une accentuation de la lutte des classes lorsque le gouvernement tentera d’implanter son programme d’austérité.

Après le scrutin

La lutte électorale est peut-être finie, mais maintenant elle se tourne vers les rues et les milieux de travail. La jeunesse et les travailleurs de l’Ontario, dans leurs actions de masse récentes contre Doug Ford, ont donné un aperçu de ce qui pourrait survenir ici en Alberta. Ce qu’il faut maintenant c’est que le NPD albertain et les syndicats fournissent la direction nécessaire pour que cette possibilité devienne réalité. La seule façon de défier la tentative du PCU de reprendre ce qui a été gagné par les travailleurs est une action de masse.

Les premières victimes du couperet du PCU seront les travailleurs du secteur public. L’ancien président de l’Association des enseignants albertains, Frank Bruseker, a déjà prévenu que la province pourrait faire face à une grève des enseignants (la dernière datant de 2002) si le PCU implante sa plateforme en éducation. D’autres travailleurs du secteur public (environ 100 000 au total) négocieront leurs contrats de travail avec le nouveau gouvernement, et celui-ci sera certainement moins amical que le NPD. Un conflit aigu entre les travailleurs du secteur public et le gouvernement du PCU est donc à l’ordre du jour et les syndicats devraient se préparer à des moyens de pression s’ils veulent se tenir devant les coupes de Kenney.

Le PCU est peut-être ivre de sa victoire, alors que tout le monde s’embrasse en chantant Kumbaya. Mais la réalité est que le PCU est bien loin d’être un parti uni. Maintenant que le NPD a été défait – ce qui était le seul objectif unissant les conservateurs – les vieilles dissensions entre les conservateurs vont revenir, notamment parce que le gouvernement sera incapable de contrer le ralentissement économique de l’Alberta. Ce sera un gouvernement de crise, et il ne peut en être autrement alors que nous vivons une profonde crise capitaliste, remplie de turbulence et de changements brusques. La lune de miel de Jason Kenney sera brève.