Les origines de la société de classes

En s’appuyant sur les découvertes de l’archéologie moderne, Josh Holroyd et Laurie O’Connel démontrent que la société de classes n’est pas une fatalité, mais le produit d’un développement historique récent, né de conditions matérielles spécifiques. Une analyse essentielle pour comprendre que ce qui a eu un commencement aura nécessairement une fin.
  • Josh Holroyd et Laurie O’Connel
  • ven. 26 déc. 2025
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Cet article est paru pour la première fois dans le magazine In defence of Marxism No 35 à l’hiver 2021.

Pendant des centaines de milliers d’années, les êtres humains ont vécu sur Terre sans propriété privée, sans classes, sans États ni aucun des autres éléments constitutifs de la société de classes telle que nous la connaissons aujourd’hui. Et pourtant, on nous enseigne que la division en classes serait une condition naturelle et universelle de l’existence humaine. Comme l’expliquent Josh Holroyd et Laurie O’Connel dans l’article qui suit, l’archéologie moderne a mis au jour une abondance de preuves attestant que la division de la société en classes constitue un phénomène relativement récent dans l’histoire de l’humanité. Et tout comme elle est apparue, les marxistes comprennent qu’elle doit un jour disparaître.


En regardant le monde d’aujourd’hui, dans lequel des milliards d’êtres humains vivent sous le joug de la pauvreté, de l’esclavage et de l’oppression, il est facile de supposer que ces fléaux ont toujours existé. Après tout, depuis des millénaires, rois, prêtres et philosophes affirment qu’il est « naturel » de souffrir. Mais l’étude rigoureuse du passé prouve le contraire : pendant presque toute son existence, notre espèce a vécu en bandes de chasseurs-cueilleurs communistes, sans seigneur ni maître d’aucune sorte.

Pour les défenseurs de l’ordre établi, ce simple fait constitue une réfutation dévastatrice de toute leur vision du monde. De nombreux historiens et philosophes bourgeois préfèrent donc passer le sujet sous silence. Et ceux qui osent s’attaquer à notre passé communiste expliquent les origines de l’inégalité par notre nature cupide et oppressive qui se serait soudainement réveillée après des millénaires d’hibernation. Il faut reconnaître cet argument comme ce qu’il est réellement : l’imposition artificielle de la morale capitaliste sur toute l’histoire humaine. Comme le remarque Marx dans Misère de la philosophie : « l’histoire tout entière n’est qu’une transformation continue de la nature humaine1. »

Une approche réellement scientifique du développement de la société implique de comprendre que la naissance de la société de classes n’a rien d’un accident malheureux ni de l’éveil d’une « nature humaine » suprahistorique jusqu’alors latente. Au contraire, elle constitue une étape nécessaire de l’évolution continue de la société, née de ce qui a été sans doute la plus grande révolution des forces productives de l’histoire humaine. Et ce n’est pas une question abstraite : comprendre cette naissance, c’est dévoiler la nature réelle de ses institutions et trouver le chemin pour les renverser.

L’humain et la nature

Marx a expliqué que la caractéristique la plus fondamentale de toute société est la relation entre les êtres humains et la nature. Il ne s’agit pas d’un idéal abstrait, mais d’une reconnaissance tout à fait pratique du fait que, pour survivre, les humains ont toujours eu besoin de ressources, qui proviennent du monde qui les entoure.

Notre relation avec le monde naturel est médiée par le travail, accompli socialement. C’est à travers lui que nous collectons des ressources et que nous trouvons des manières de nous nourrir et de nous abriter. L’humain a toujours dû travailler pour survivre. Il en a toujours été ainsi, quand bien même cela déplaise à certains archéologues modernes. Comme l’a écrit Marx :

« [Le] travail, en tant que formateur de valeurs d’usage […] est pour l’homme une condition d’existence […], une nécessité naturelle éternelle, médiation indispensable au métabolisme qui se produit entre l’homme et la nature2. »

Bien que le travail demeure une constante à travers l’histoire, la manière dont nous travaillons et les désirs ou besoins que nous cherchons à combler ont, eux, changé énormément. Au fil de millions d’années, l’humanité a inventé des outils et des techniques pour mieux parvenir à ses fins. Or, le développement des moyens de satisfaire nos besoins a inévitablement engendré de nouveaux besoins, de nouvelles relations sociales et des modes de vie totalement nouveaux. Cette interaction perpétuelle a conditionné de nombreux aspects de notre existence – si nous nous déplaçons ou si nous restons au même endroit, si nous travaillons toute l’année ou selon les saisons – et a même façonné notre physiologie et notre évolution. Ainsi, en transformant son environnement, l’être humain se transforme lui-même. Telle est la base de tout progrès humain.

Engels a condensé ce principe fondamental du matérialisme historique dans son discours sur la tombe de Marx :

« De même que Darwin a découvert la loi du développement de la nature organique, de même Marx a découvert la loi du développement de l’histoire humaine, c’est-à-dire ce fait élémentaire voilé auparavant sous un fatras idéologique que les hommes, avant de pouvoir s’occuper de politique, de science, d’art, de religion, etc., doivent tout d’abord manger, boire, se loger et se vêtir : que, par suite, la production des moyens matériels élémentaires d’existence et, partant, chaque degré de développement économique d’un peuple ou d’une époque forment la base d’où se sont développés les institutions d’État, les conceptions juridiques, l’art et même les idées religieuses des hommes en question et que, par conséquent, c’est en partant de cette base qu’il faut les expliquer et non inversement comme on le faisait jusqu’à présent3. »

Un couteau en pierre Oldowan. Image : Locutus Borg/Wikimedia Commons

Marx écrit dans le livre premier du Capital : « L’usage et la création de moyens de travail, bien qu’ils soient déjà en germe le propre de certaines espèces animales, caractérisent spécifiquement le procès de travail humain4. » L’archéologie confirme qu’il s’agit d’une réalité depuis l’apparition de l’être humain moderne sur Terre, et même avant. Nos premiers ancêtres hominiens, comme Homo habilis et Homo ergaster, façonnaient déjà des outils en pierre. L’ensemble d’outils en pierre Oldowayen, découvert dans les gorges d’Olduvaï en Tanzanie, remonte à 2,6 millions d’années. Tout au long du Paléolithique (jusqu’à environ 10 000 av. J.-C.), de nouveaux ensembles d’outils apparaissent : Acheuléen, Moustérien, Châtelperronien, etc. Parallèlement à leur production, on peut retracer le développement de la conscience et de la pensée complexe. Chaque nouvel ensemble se distingue par une symétrie accrue et une planification plus élaborée, stimulant le développement du cerveau humain vers de nouveaux sommets.

Le fait que même des archéologues non marxistes doivent adopter une périodisation du passé selon la culture matérielle qui prévalait à chaque époque constitue une confirmation supplémentaire de la méthode matérialiste. Ce n’est pas un hasard si l’on parle du Paléolithique (du grec ancien « pierre ancienne »), du Néolithique (« pierre nouvelle »), de l’âge du bronze, etc. Toutes ces appellations renvoient aux matériaux utilisés pour fabriquer les outils dont dépendait alors la production. Comme le note Marx dans le livre premier du Capital :

« Les vestiges d’anciens moyens de travail ont pour l’étude des formations sociales économiques disparues la même importance que la structure des ossements fossiles pour la connaissance de l’organisation des lignées animales disparues. Ce qui distingue les époques économiques entre elles, ce n’est pas ce que l’on y fabrique, mais la manière dont on fabrique, les moyens de travail dont on se sert. Les moyens de travail ne permettent pas seulement de mesurer le degré de développement de la force de travail humaine, ils sont l’indicateur des rapports sociaux dans lesquels le travail a lieu5. »

Cette idée, à la fois simple et révolutionnaire, demeure rejetée par une grande partie du monde universitaire. Dans les facultés universitaires, ce principe fondamental du matérialisme historique soulève la même horreur et la même indignation que la théorie de Darwin sur la sélection naturelle avait suscitées dans les cercles mondains de l’époque victorienne.

Il en résulte que le monde universitaire moderne accuse un retard significatif sur les philosophes grecs de l’Antiquité dans sa compréhension de la société. Platon et Aristote reconnaissaient déjà que leurs loisirs reposaient sur une base matérielle. Comme l’a écrit Aristote dans sa Métaphysique, les arts théoriques se sont développés là où les hommes disposaient de beaucoup de temps libre. « C’est pourquoi les arts mathématiques prirent d’abord naissance en Égypte, car dans ce pays on laissa les prêtres vivre dans le loisir6. » Cela présuppose dès lors un certain développement de la productivité du travail et partant, une transformation de la structure de la société elle-même. Nous allons maintenant nous pencher sur les débuts de ce développement.

Le communisme primitif

Les archéologues n’ont trouvé que très peu de traces d’inégalités significatives avant le Néolithique, qui a débuté il y a un peu moins de 12 000 ans. Les preuves recueillies sur les sites paléolithiques du monde entier dressent le portrait de petites sociétés, majoritairement nomades, vivant de chasse, de pêche et de cueillette, où les sépultures ne laissent apparaître ni différence de richesse ni hiérarchie de statut.

Bien sûr, nous ne pourrons jamais savoir précisément à quoi ressemblaient les sociétés préhistoriques de chasseurs-cueilleurs. Cependant, les études anthropologiques de sociétés encore existantes, comme le peuple !Kung du désert du Kalahari, offrent un aperçu de ce qu’elles ont pu être. L’anthropologue Richard Leakey écrit :

« [Les] !Kung n’ont ni chefs ni leaders […] personne ne donne d’ordres ni n’en reçoit […] le partage imprègne profondément les valeurs des chasseurs-cueilleurs !Kung, tout comme le principe du profit et de la rationalité est au cœur de l’éthique capitaliste7. »

Cette conception est largement attestée dans les communautés de chasseurs-cueilleurs à travers le monde et correspond parfaitement aux preuves archéologiques des sites paléolithiques. Mais l’égalitarisme de notre passé préhistorique n’était pas d’abord un fait culturel ou moral : il découlait du fait qu’il n’existait pas, et ne pouvait exister, de propriété privée au-delà de la possession d’outils et de biens personnels. Ces groupes étaient des chasseurs-cueilleurs prospères et compétents, mais ils vivaient au jour le jour ou d’année en année, sans jamais accumuler de surplus notable. Par conséquent, la notion de propriété foncière ou d’héritage leur était étrangère.

Ceci est particulièrement clair dans les pratiques des Aborigènes du désert d’Australie centrale, considérés comme l’une des plus anciennes cultures ininterrompues au monde, dont l’origine remonte à près de 50 000 ans. Dans les années 1960, l’anthropologue Richard Gould vécut parmi des chasseurs-cueilleurs au cœur du continent australien. Il observa que toute nourriture rapportée au camp était « méticuleusement partagée entre tous les membres du groupe, même lorsqu’il ne s’agissait que d’un petit lézard8 ». Des fouilles d’abris-sous-roche des environs ont conduit Gould à formuler l’hypothèse que cette pratique remontait aux premières occupations d’Homo sapiens dans la région. Le principe à la base de ce communisme extrême, voire absolu, s’explique aisément par la pénurie, résultant du faible développement des forces productives, et le contrôle limité sur l’environnement naturel. Et si toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs n’ont pas connu des conditions aussi rudes, ce même principe se retrouve dans l’ensemble du monde paléolithique.

Les femmes sous le communisme primitif (En défense d’Engels)

Une autre manifestation du caractère égalitaire de la société paléolithique est la position égale des femmes. Comme l’a écrit Friedrich Engels dans son chef-d’œuvre, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État :

« C’est une des idées les plus absurdes qui nous aient été transmises par le siècle des Lumières que l’idée selon laquelle la femme, à l’origine de la société, a été l’esclave de l’homme. Chez tous les sauvages et tous les barbares du stade inférieur et du stade moyen, et même en partie chez ceux du stade supérieur, la femme a une situation non seulement libre, mais fort considérée9. »

S’appuyant sur les recherches anthropologiques les plus récentes de son époque, et notamment sur l’étude de Lewis Henry Morgan consacrée aux Haudenosaunee (Iroquois)10, Engels a formulé l’idée révolutionnaire que l’oppression systématique des femmes est, en réalité, un phénomène relativement récent dans l’histoire de l’humanité. En analysant non seulement la société haudenosaunee, mais aussi celles des Athéniens, des Romains et des Germains, il a démontré que la « défaite historique du sexe féminin » reposait sur une base économique : la propriété privée des moyens de production, en particulier de la terre et des troupeaux, et leur accumulation entre les mains des hommes.

De plus, Engels a conclu que, si l’oppression des femmes a eu un commencement, elle doit nécessairement avoir une fin. L’instauration d’une société communiste, débarrassée de la propriété privée et de l’exploitation de classe, rétablirait la liberté et l’égalité entre hommes et femmes à un degré supérieur à tout ce qui a existé jusque-là. Depuis ce temps, c’est cette perspective qui nourrit et inspire les marxistes dans leur combat pour la libération des femmes.

Pourtant, cette idée révolutionnaire a été rejetée, non seulement par les défenseurs de l’ordre établi, mais aussi par certaines théoriciennes féministes, qui affirment que l’interprétation d’Engels de la société communiste primitive n’est rien d’autre qu’un « mythe réconfortant ». Plus récemment, même des universitaires soi-disant « marxistes » se sont rangés derrière ces attaques contre Engels. Par exemple, Christophe Darmangeat, de l’Université de Paris, soutient que « le monopole masculin sur la chasse et les armes a partout donné aux hommes une position de force vis-à-vis des femmes », si bien que « les femmes ont partout été en situation de se voir réduites au rôle d’instruments dans les stratégies des hommes11. »

Ce qui est frappant dans cet argument, c’est que, tout en prétendant corriger Engels sur la base de recherches plus modernes, il ressasse la vieille hypothèse qu’Engels avait déjà réfutée il y a plus d’un siècle. Darmangeat affirme que la chasse et les armes ont toujours été un monopole masculin. Pour que cette thèse tienne, elle devrait s’appliquer de façon universelle, c’est-à-dire qu’il faudrait que ce prétendu monopole ait existé partout et toujours, sans exception. Or, cette affirmation est infirmée par la plupart des recherches modernes, y compris dans des communautés de chasseurs-cueilleurs encore existantes. Ainsi, chez les Agta des Philippines12, les femmes pratiquent bel et bien la chasse armée. En remontant plus loin dans le temps, le tableau se complexifie : on a récemment découvert un équipement de chasse dans la tombe d’une jeune femme des Andes13, datée d’environ 7 000 ans av. J.-C., et des peintures rupestres à Burzahom, en Inde, montrent des femmes chassant à la lance vers 6 000 ans av. J.-C14. Mais, même si l’on admet que la chasse a le plus souvent été un domaine masculin, l’argument de Darmangeat contient une fausseté bien plus pernicieuse : l’idée que, dans ces conditions, les femmes auraient été réduites à de « simples instruments ».

Aucun marxiste ne nierait qu’il existe des différences naturelles entre les hommes et les femmes et que, par conséquent, une certaine forme de division du travail a existé entre les sexes dans toutes les sociétés. Le fait que les femmes portent et mettent au monde les enfants en est un exemple évident. Selon l’environnement et les ressources disponibles, cela pouvait conduire les hommes à s’éloigner du camp pour des expéditions de chasse, tandis que les femmes se concentraient sur la cueillette près du foyer, souvent accompagnées des enfants. Une telle organisation a d’ailleurs été observée chez les !Kung15. Mais l’essentiel est que, dans ces sociétés, une différence de rôle dans la division du travail à ce stade primitif ne constitue en rien une preuve d’oppression ou d’exploitation. En fait, toutes les données disponibles indiquent le contraire.

Se référant aux !Kung, Patricia Draper écrit :

« Les hommes et les femmes des groupes de chasseurs-cueilleurs sont égalitaires dans leurs rapports entre eux. On les trouve généralement dans des groupes mixtes dans les campements, bien que leur travail soit habituellement effectué dans des groupes de même sexe. Les femmes ne font pas preuve de déférence à l’égard des hommes. Vivant en petites bandes sans rôle de leadership bien développé, ils prennent leurs décisions par consensus, auxquelles les femmes participent aux côtés des hommes16. »

Les femmes décrites ici peuvent difficilement être considérées comme les « instruments » de qui que ce soit. Loin de là. Dans de nombreux cas, comme chez les !Kung, les plantes cueillies par les femmes « représentent jusqu’à 80% de l’apport alimentaire quotidien de la communauté », et « contrairement aux hommes chasseurs, les femmes cueilleuses gardent le contrôle sur la distribution finale de la nourriture qu’elles ont collectée17 ». L’anthropologue Chris Knight affirme que, dans de nombreuses sociétés de chasseurs-cueilleurs, « un jeune homme n’acquerra jamais de droits sexuels permanents sur la femme qu’il visite régulièrement. Au contraire, il doit continuellement gagner l’approbation de sa belle-mère en lui remettant toute la viande qu’il a chassée pour qu’elle la distribue à sa guise18 ». Encore une fois, qui contrôle qui ici?

De même, posséder des armes ou une force physique supérieure ne mène pas automatiquement à la violence envers les femmes. Une étude menée en 1989 a montré que les San vivant selon le mode de vie traditionnel nomade ou semi-nomade constituaient « l’une des six sociétés au monde où la violence domestique était presque inexistante19 ». Il s’agit là d’un fait absolument stupéfiant si l’on considère la pandémie permanente de violence à l’égard des femmes qui fait des dizaines de milliers de victimes chaque année dans le monde.

L’idée selon laquelle les hommes auraient toujours été les « pourvoyeurs » et les femmes de simples « ménagères » n’est rien d’autre qu’un anachronisme grotesque – une caricature de la préhistoire sortie tout droit des Pierrafeu. Cette idée perdure encore, bien qu’elle n’ait rien à voir avec la science ou l’histoire, parce que ceux qui la véhiculent restent prisonniers des préjugés de la société de classes actuelle. Et accepter ces préjugés, c’est logiquement accepter leurs conclusions : nier la possibilité de l’égalité entre hommes et femmes, et plus largement celle d’une société réellement égalitaire. Au bout du compte, cet argument prétendument scientifique se réduit à une affirmation : la société de classes serait destinée à exister pour l’éternité, amen.

Les débuts de l’agriculture

On se demande parfois comment l’humanité a pu passer de cette société communiste primitive apparemment utopique à une société où la grande majorité des gens sont opprimés. L’anthropologue Marshall Sahlins a d’ailleurs avancé l’idée de « société d’abondance originelle », affirmant, d’après ses recherches, que trois à cinq heures de travail par jour suffisaient à chaque adulte pour collecter les ressources dont il avait besoin. Bien que cette estimation soit sans doute exagérée, trop étroite dans sa définition du travail, elle brise le mythe d’un monde de chasseurs-cueilleurs constamment au bord de la famine. Cependant, rejeter la fable hobbesienne d’une vie « dégoûtante, brutale et brève », avant que l’État ne nous libère par sa répression civilisatrice, ne doit pas nous conduire à tomber dans une idéalisation excessive opposée.

La société paléolithique n’était pas un Éden de santé et d’abondance. Les populations de l’ère glaciaire étaient numériquement restreintes et vivaient dans l’incertitude, avec peu de contrôle sur leurs conditions d’existence. La nourriture était généralement consommée en quelques heures ou quelques jours, laissant à peine un surplus, voire aucun. L’espérance de vie et le taux de natalité restaient faibles. Même après la fin de la dernière ère glaciaire, vers 9 700 av. J.-C., la pénurie et la précarité demeuraient la norme pour les communautés de chasseurs-cueilleurs. Pour ne donner qu’un exemple, sur le site de Mahadaha en Inde, daté d’environ 4 000 av. J.-C., les 13 squelettes retrouvés appartenaient à des individus morts entre 19 et 28 ans et « probablement beaucoup plus près de 1920 ». Aucun n’avait vécu plus de 50 ans. À l’époque, comme aujourd’hui, le moteur du développement était la lutte pour obtenir les moyens de survivre et de se maintenir face à l’adversité : « la production et la reproduction de la vie immédiate21 ».

Tout comme la nécessité d’améliorer la collecte des ressources a favorisé le développement des outils en pierre, elle a également poussé les êtres humains à rechercher des sources de nourriture plus diversifiées et plus fiables. Ce processus a pris son essor lorsque le climat mondial a commencé à se réchauffer il y a environ 20 000 ans. Au cours de cette période, l’augmentation des températures et des niveaux d’humidité, ainsi que le recul des calottes glaciaires, ont ouvert de vastes régions aux humains et ont considérablement augmenté la quantité et la variété des ressources disponibles. Stimulés par l’évolution de leur environnement, les chasseurs-cueilleurs ont rapidement développé des moyens toujours plus sophistiqués d’acquérir ces ressources, ce qui a entraîné une explosion des forces productives de l’humanité.

Les lourdes haches à main faites en pierre ont cédé la place aux « microlithes », des outils en pierre beaucoup plus petits, comme les forets et les pointes de flèches22. Les os ont servi à façonner de fines aiguilles permettant de coudre des fourrures variées en vêtements chauds et superposés, adaptés pour coloniser les étendues glacées de Sibérie23. Des harpons ont été taillés dans les bois de renne pour exploiter l’abondance de poissons24, tandis que des cages en osier permettaient de capturer les anguilles25. Cela constituait un véritable saut qualitatif et quantitatif de la productivité et du champ d’action du travail humain.

Outre la chasse et la pêche, les humains profitaient également des plantes sauvages rendues plus abondantes par le réchauffement du climat. La première récolte connue de graminées remonte au point culminant de la dernière ère glaciaire, vers 21 000 av. J.-C., à Ohalo, dans l’actuel Israël. Vers 14 000 av. J.-C., l’amidonnier, l’épeautre et l’orge sauvages étaient déjà cultivés. Ce pas en avant, apparemment modeste, ouvrait en réalité la voie à un processus qui allait transformer irréversiblement le rapport de l’humanité à la nature, et, avec lui, la vie humaine elle-même.

Les premières cultures de céréales et d’autres plantes étaient encore bien loin du niveau de production de l’agriculture néolithique. Le plus souvent, il s’agissait d’une sorte de « jardinage sauvage » : les cultivateurs revenaient régulièrement sur les sites où ces plantes poussaient afin d’en récolter les fruits. Mais, même par ce mode apparemment passif, ils transformaient déjà activement la nature, à la fois consciemment et inconsciemment.

Nombre de plantes et d’animaux aujourd’hui essentiels à notre alimentation n’ont pas toujours existé sous leur forme actuelle. Le maïs, les haricots, les courges, les céréales de base, ainsi que les porcs, moutons et bovins ont évolué, au fil des millénaires, sous l’effet de l’intervention humaine. Les herbes sauvages cultivées sur des sites comme Ohalo donnaient des grains beaucoup plus petits que ceux du blé moderne. La découverte de grains plus volumineux à Jerf el Ahmar, en Syrie, atteste que, dès 13 000 av. J.-C., on ressemait délibérément les herbes avec des grains plus gros afin d’améliorer la productivité26.

Plus important encore, les épis de ces herbes primitives avaient tendance à se briser d’eux-mêmes et à se disperser, augmentant ainsi leurs chances de se propager avec succès. Mais ce qui est bon pour l’herbe n’est pas nécessairement bon pour le cueilleur. Une grande partie de la récolte potentielle était ainsi perdue avant même qu’il n’arrive. Les cultures céréalières modernes ont un « rachis non-cassant », ce qui signifie que les épis restent en place jusqu’à ce que quelqu’un vienne les récolter. Cette transformation biologique est le fruit de l’intervention et de l’innovation des êtres humains. Dans des conditions favorables, la pression sélective potentielle créée par les améliorations délibérées de la technique des cueilleurs a fait apparaître de nouvelles variétés de blé et d’orge et a marqué une étape décisive dans le développement des forces productives.

La révolution néolithique

Avec l’accroissement des ressources et le perfectionnement des outils et des techniques de cette période sont apparus les premiers établissements, ou peuplements, humains (settlements). Ils prenaient vraisemblablement la forme de campements semi-permanents ou saisonniers, où les gens revenaient de plus en plus fréquemment, comme à Starr Carr en Grande-Bretagne (vers 9 000 av. J.-C.)27. Mais cette période a éventuellement vu naître les premiers peuplements permanents. L’un des plus anciens exemples se trouve au site du Natoufien à Eynan-Mallaha, au Levant (vers 12 500 av. J.-C.), où les habitants se sont établis durablement, vivant de la chasse à la gazelle et de la culture du blé et de l’orge sauvages28.

Cependant, même aux stades les plus avancés de l’Épipaléolithique (littéralement l’âge « après la pierre ancienne »), les peuplements permanents restaient rarissimes. On ne les retrouvait que dans des milieux bénéficiant de conditions naturelles exceptionnelles, comme à Eynan-Mallaha ou le long des rivières à saumons du Nord-Ouest Pacifique. À ce stade, il était très difficile, voire impossible, de créer des conditions similaires ailleurs, si bien que, dans une certaine mesure, l’emplacement des peuplements et les moyens de subsistance sont restés passivement déterminés par la nature. Mais les évolutions de cette période préparaient une transformation décisive, où l’exception allait devenir la règle.

Souvent dans l’histoire, les crises ont servi de catalyseurs aux processus profonds de changement se développant sous la surface. Ces crises peuvent être internes ou externes. Avant le développement de l’agriculture au Proche-Orient, le monde s’était considérablement refroidi, étant retourné aux conditions glaciaires connues sous le nom du Dryas récent (environ 11 000 – 9 700 av. J.-C.). Les migrations des troupeaux et l’apparition d’herbes sauvages ayant été perturbées, le mode de vie établi était devenu intenable. Certaines communautés ont certainement péri, tandis que beaucoup ont dû revenir à un mode de vie plus nomade. Mais l’accumulation millénaire des savoirs et des pratiques n’avait pas disparu.

En abandonnant les peuplements agonisants, leurs habitants ont emporté les grains récoltés pour les semer dans de nouveaux lieux. Le défrichement de nouvelles terres et l’usage accru de faucilles en silex pour la récolte des céréales ont accéléré le processus de sélection naturelle et artificielle qui donnera éventuellement naissance au blé domestiqué29. Ce progrès a permis de dépasser les limites des premiers peuplements de chasseurs-cueilleurs. Le site de Tell Abu Hureyra, dans l’actuelle Syrie, illustre clairement ce processus : face au refroidissement climatique, ses habitants se sont tournés vers la culture intensive du seigle sauvage, donnant naissance à la plus ancienne céréale domestiquée attestée, datée d’environ 10 500 av. J.-C30.

Une meule à main provenant d’Abu Hureyra, utilisée pour moudre certaines des premières céréales domestiquées au monde. Photo : British Museum

À partir d’environ 9 500 av. J.-C., les populations du Levant et du sud-est de la Turquie ont à nouveau établi des campements. Mais cette fois, c’était à un niveau supérieur, grâce aux céréales et aux animaux domestiqués tels que les moutons et les chèvres, qui avaient également été transformés par l’intervention consciente des chasseurs devenus bergers. Vers 8 000 av. J.-C., ce nouveau mode de vie sédentaire s’est répandu au Proche-Orient et sera bientôt adopté en Europe et en Asie du Sud. L’agriculture sédentaire est également apparue indépendamment ailleurs, notamment en Chine, dans plusieurs régions d’Afrique et dans les Amériques. L’archéologue marxiste V. Gordon Childe a qualifié ce processus de « révolution néolithique ».

Pour les universitaires bourgeois, employer le mot « révolution » a une connotation beaucoup trop marxiste pour un manuel d’archéologie. Ils affirment au contraire que la domestication et le développement de l’agriculture devraient être qualifiés de « transition néolithique », car il s’agit d’un processus qui s’est développé sur une longue période. C’est une façon puérile de comprendre l’histoire. L’explosion cambrienne (une période de diversification rapide de la vie animale complexe et multicellulaire), bien que s’étendant sur dix millions d’années, doit tout de même être considérée comme un événement explosif vu le rythme extrêmement lent de l’évolution jusqu’alors. De la même manière, la révolution néolithique doit être comprise comme une transformation d’une ampleur et d’une rapidité exceptionnelles pour la société humaine. L’Homo sapiens existe depuis environ 300 000 ans; or, en quelques millénaires seulement, ce bouleversement a fait émerger un nouveau mode de vie, un nouveau mode de production et une nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité.

Le rôle des idées

Une autre attaque contre la conception « traditionnelle » de la révolution néolithique vise son cœur matérialiste. Avec un recul de plus de 10 000 ans, il est facile de voir l’impact du travail et des techniques élaborées par l’espèce humaine sur la nature et la société. Mais, tout comme le milieu universitaire bourgeois considère le terme de « révolution » néolithique comme trop marxiste, certains esprits « scientifiques » ne veulent pas non plus accepter cette confirmation des fondements du matérialisme historique. Ainsi, Anthony Giddens, sociologue ayant conceptualisé la « troisième voie » de Tony Blair, prétend que, puisque la sédentarisation a précédé l’agriculture dans quelques cas, le développement des forces productives ne serait pas déterminant, ni pour la révolution néolithique, ni pour l’histoire de l’espèce humaine dans son ensemble. Giddens écrit :

« La vie sociale humaine ne commence ni ne se termine par la production. Lorsque Mumford qualifie l’homme “d’animal à l’esprit créateur, qui se maîtrise et se façonne lui-même” et lorsque Frankel voit dans la vie humaine une “quête de sens”, ils sont plus près de fournir la base d’une anthropologie philosophique de la culture humaine que ne l’était Marx31. »

Le site découvert relativement récemment à Göbekli Tepe, dans le sud-est de l’Anatolie, dans l’actuelle Turquie, a été présenté comme une preuve supplémentaire de cette conception idéaliste de l’histoire. Datant de 9 600 av. J.-C., au tout début de la période néolithique, le site présente de grands autels en pierre qui indiquent clairement qu’il y avait un certain degré de spécialisation et un surplus de temps de travail à consacrer à la construction du site. Le site présente aussi de nombreux indices permettant de croire qu’il était utilisé tout au long de l’année. Cependant, l’abondance d’ossements d’animaux sauvages et l’absence d’animaux domestiques suggèrent que les personnes qui ont construit ce « temple » étaient des chasseurs-cueilleurs. Cette découverte remarquable a provoqué une profusion d’articles triomphants déclarant la mort du matérialisme. Plutôt que de s’établir en raison du développement de l’agriculture ou de toute autre activité liée à la production, il a été avancé que les gens s’y sont d’abord établis à des fins religieuses, puis ont développé l’agriculture comme moyen de nourrir la communauté. « Je pense que ce que nous apprenons, c’est que la civilisation est un produit de l’esprit humain32 », a déclaré l’archéologue responsable du site, Klaus Schmidt.

Mais l’idée que la civilisation est un « produit de l’esprit » est loin d’être aussi profonde que son auteur pourrait le penser. La machine à vapeur est également un produit de l’esprit, tout comme le système des usines. La faucille en silex était un produit de l’esprit. Même le matérialiste le plus convaincu, lorsqu’il se prépare un repas, le fait parce qu’il a eu l’idée de le faire. Mais cette banalité n’éclaire rien : elle ne fait que rappeler que toute création humaine passe par la conscience.

Comme l’a dit Engels : « Tout ce qui met les hommes en mouvement doit nécessairement passer par leur cerveau, mais la forme que cela prend dans ce cerveau dépend beaucoup des circonstances33. » Il faut donc se demander d’abord pourquoi les bâtisseurs de Göbekli Tepe ont choisi de construire un lieu de culte aussi grand et permanent, puis pourquoi ils ont choisi de se tourner vers la culture du blé pour subsister. Les activités rituelles jouaient déjà un rôle important tout au long du Paléolithique, en tant que moyen de comprendre et de contrôler le monde naturel, et la récolte du blé sauvage avait commencé il y a 23 000 ans. Alors comment se fait-il qu’un développement similaire ne se soit pas produit au cours de la dernière période glaciaire? L’explication ne peut résider que dans le développement des forces productives : le rapport de l’humanité avec la nature, médiatisé par le travail, ses instruments, son organisation et sa technique.

Les moyens nécessaires à la culture permanente des plantes et des animaux domestiqués avaient été préparés dans les anciennes sociétés de chasseurs-cueilleurs des millénaires avant la construction de Göbekli Tepe. Comme indiqué plus haut, la domestication des grains de seigle remonte à 10 500 ans av. J.-C. En outre, des fouilles plus récentes sur le site ont révélé des preuves de l’existence de bâtiments domestiques34 et de la consommation de céréales sauvages35, qui avaient été manquées ou ignorées par l’approche idéaliste de Schmidt. Ces découvertes signifient que Göbekli Tepe n’était pas seulement un temple : c’était un peuplement qui s’est finalement tourné vers l’agriculture pour surmonter les limites de la production des chasseurs-cueilleurs. Cela ne fait que renforcer la conclusion selon laquelle les fascinants autels et pratiques religieuses de ses habitants avaient une base matérielle.

Comme les habitants de Tell Abu Hureyra, qui se sont tournés vers la culture intensive du seigle par nécessité, la culture qui a donné naissance à Göbekli Tepe marque un point crucial dans la révolution néolithique, où la nécessité d’une nouvelle forme d’organisation sociale se reflète dans les actions conscientes des individus. Tel est le cours de toute véritable révolution sociale. Les idées, les désirs et les conceptions religieuses de ces individus n’ont pas jailli passivement et directement de leurs outils; ils étaient le produit de l’esprit d’êtres humains réels et vivants, et ont sans aucun doute eu un effet décisif sur la forme que ce processus a pris. Mais le contenu réel de ce processus a tout de même été déterminé par les changements qui se produisaient dans leur environnement, leur société et le travail sur lequel elle était fondée : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence; c’est inversement leur existence sociale qui détermine leur conscience36. »

Un nouveau monde

Marx a écrit dans Le Capital : « Les époques de l’histoire de la société sont aussi peu séparées par des limites rigoureuses et abstraites que celles de l’histoire de la terre37. » Dans cet ordre d’idées, les premiers villages du Néolithique étaient certainement très similaires à certains des peuplements de chasseurs-cueilleurs apparus à la toute fin du Paléolithique. Dans certains cas, les communautés néolithiques étaient probablement semi-nomades, s’établissant temporairement pour cultiver une parcelle de terre, puis se déplaçant vers une nouvelle parcelle après que quelques saisons aient épuisé le sol, comme l’a observé Morgan chez les Haudenosaunee. La chasse, la pêche et la cueillette ont probablement persisté parallèlement à la culture des céréales. Ce n’est qu’au bout de plusieurs siècles que les transformations profondes en cours dans la société sont devenues manifestes.

L’un de ces changements a été l’augmentation marquée de la taille et du nombre des peuplements. Le peuplement natoufien moyen regroupait probablement entre 100 et 150 personnes, un nombre considérable pour des chasseurs-cueilleurs, mais minuscule par rapport aux peuplements néolithiques qui allaient apparaître à partir de 9 500 av. J.-C. Même un petit village néolithique abritait généralement environ 250 personnes38, soit à peu près le double de la moyenne natoufienne. Jéricho, peut-être le plus ancien peuplement encore existant, comptait près de 1 000 habitants vers 9 000 av. J.-C., quelques siècles seulement après le début du Néolithique. Un tel essor n’a été possible que sur la base d’un bond spectaculaire des forces productives.

L’agriculture sédentaire non seulement permettait une plus grande densité de population, mais stimulait également la croissance démographique. Cet avantage reproductif a été considérablement limité par la mortalité infantile élevée et l’espérance de vie plus courte des agriculteurs du Néolithique, dus à un régime alimentaire plus restreint et à l’explosion de maladies jusqu’alors inconnues : le côté sombre d’une vie sédentaire où humains et animaux cohabitent étroitement, parfois par milliers. Cependant, malgré les problèmes liés à ce nouveau mode de vie, le taux de natalité plus élevé a continué d’entraîner une augmentation de la taille et de l’étendue des peuplements agricoles, au détriment des groupes de chasseurs-cueilleurs nomades. En Grande-Bretagne, les migrants venus du continent auraient introduit l’agriculture à partir d’environ 4 000 av. J.-C., remplaçant l’ancien mode de vie sur l’ensemble de l’île en l’espace de deux millénaires39, une période très courte à l’échelle préhistorique.

La transformation du mode de production de la vie matérielle a fait émerger de nouvelles formes idéologiques et religieuses. Un exemple en est l’apparition de ce qui est interprété comme un culte des ancêtres : les crânes surmodelés trouvés à Jéricho et l’enterrement de parents décédés dans le sol des maisons40. La croyance que les ancêtres demeurent auprès de la famille, parfois littéralement dans la maison, pour protéger les vivants, est bien attestée dans la culture chinoise depuis des temps très anciens. Cette pratique correspond bien à la nouvelle permanence du foyer familial travaillant la même terre.

Crâne surmodelé de Jéricho. Image : Zunkir/Wikimedia Commons

La transition vers l’agriculture sédentaire a également commencé à se répercuter sur la division du travail au sein de la famille. Un taux de natalité nettement plus élevé signifiait que les femmes étaient plus souvent enceintes, et passaient plus de temps à s’occuper des enfants, limitant leur disponibilité pour les travaux agricoles. Les preuves recueillies sur plusieurs sites néolithiques indiquent que cette évolution, conjuguée aux exigences accrues de la culture des champs et de la garde des troupeaux, a donné lieu à une division plus rigide des responsabilités au sein de la famille.

À mesure que la culture céréalière gagnait du terrain, la transformation du blé et de l’orge prenait également de l’importance. À Tell Abu Hureyra, mentionné plus haut, les squelettes féminins présentent des signes d’arthrose aux orteils, un indice d’heures passées à genoux, basculant d’avant en arrière et utilisant le poids du corps pour moudre le grain en farine41. Une division du travail semblable a été découverte sur un site néolithique en Chine, daté d’entre 5 000 et 6 000 av. J.-C., où les sépultures masculines comprenaient généralement des « outils en pierre pour l’agriculture et la chasse », tandis que les sépultures féminines « étaient dépourvues de ce type d’artefacts, mais comprenaient des outils pour moudre le grain42 ». Ces éléments, ainsi que d’autres études, ont conduit de nombreux anthropologues à établir un lien entre l’essor de l’agriculture sédentaire et la tendance chez les femmes à accomplir des « tâches domestiques » au sein du foyer.

Ce « travail domestique » n’était cependant pas secondaire ou accessoire par rapport au travail des hommes. Les maisons néolithiques comportaient souvent des espaces spécialement dédiés au tissage. La fabrication d’outils, bien que généralement considérée comme un « travail d’homme », avait également lieu à la maison ou au village et, dans de nombreux cas, incombait aux femmes du foyer. En effet, des études anthropologiques sur les Konsos, un groupe ethnique essentiellement agricole d’Éthiopie qui fait partie des derniers peuples au monde à utiliser à grande échelle des outils taillés dans du silex, indiquent que ce sont généralement les femmes de ces communautés qui fabriquent les outils43. Le foyer néolithique était autant un atelier qu’une maison et les preuves suggèrent que les femmes occupaient de plus en plus une place centrale dans celui-ci.

Le changement dans la division du travail au sein de la famille n’a été ni automatique ni absolu. Des données archéologiques attestent de sociétés où hommes et femmes assumaient des tâches comparables, comme le montre par exemple le site néolithique extrêmement important de Çatal Höyük44, dans l’actuelle Turquie. D’autres exemples, tels les Haudenosaunee décrits par Morgan, montrent que l’agriculture pouvait relever des femmes plutôt que des hommes. Il serait donc simpliste et faux d’établir un lien automatique et immédiat entre l’agriculture en général et la tendance des femmes à travailler davantage au foyer. Ces transformations dans la division du travail au sein du foyer ne devraient pas non plus être interprétées comme la preuve d’une oppression systématique des femmes ou du patriarcat tels qu’on les retrouvera chez tous les peuples « civilisés » par la suite. Si les femmes apparaissaient plus souvent dans la sphère domestique, leur travail y était reconnu et valorisé, et elles jouissaient d’un statut égal à celui des hommes. Les recherches ont mis au jour de nombreuses sépultures néolithiques, comme le cairn dolménique de Midhowe dans les Orcades, dans lesquelles on retrouve un nombre égal de tombes féminines et masculines, sans distinction notable de richesse ni de statut45.

Les découvertes de Tell Abu Hureyra et d’autres sites néolithiques témoignent de l’émergence embryonnaire de nouvelles relations sociales, qui tendaient à assigner les femmes à la maison. En soi, ce changement dans la division du travail ne signifiait pas encore que les femmes étaient dans une situation de dépendance ou d’oppression. Mais au cours du développement ultérieur, à mesure que le travail et la surveillance exigés par la production agricole se sont intensifiés, cette tendance s’est renforcée, jetant les bases d’un plus grand changement dans les rapports entre hommes et femmes. Celui-ci n’a toutefois pas eu lieu durant le Néolithique : il a fallu l’avènement de la société de classes pour que ces évolutions se cristallisent en oppression systématique des femmes.

Le village communal

Malgré les signes embryonnaires d’inégalité que l’on trouve au Néolithique, les relations sociales étaient encore de nature communiste : il n’y a que peu ou pas de traces de propriété privée, d’exploitation de classe ou de richesse héritée. Engels décrit les structures sociales de ces sociétés sans classes dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État :

« Sans soldats, gendarmes ni policiers, sans noblesse, sans rois ni gouverneurs, sans préfets ni juges, sans prisons, sans procès, tout va son train régulier. [L’]économie domestique est commune et communiste dans une série de familles, le sol est propriété de la tribu, seuls les petits jardins sont assignés provisoirement aux ménages, – on n’a quand même nul besoin de notre appareil administratif, vaste et compliqué. […] Il ne peut y avoir de pauvres et de nécessiteux – l’économie domestique communiste et la gens connaissent leurs obligations envers les vieillards, les malades, les invalides de guerre. Tous sont égaux et libres – y compris les femmes. Il n’y a pas encore place pour des esclaves, pas plus qu’en général pour l’asservissement de tribus étrangères46. »

Engels, à la suite de Morgan, a donné le nom de « barbarie » à cette étape du développement de la société humaine, qui a commencé avec le développement de l’agriculture, de la domestication des animaux et de la poterie. Pour les habitants de ces premières communautés agricoles, qui conservaient la morale et les normes culturelles de la commune, tout autre mode de vie devait être impensable.

L’émergence des sépultures collectives, où tous les individus sont enterrés en commun sans distinction sociale ou de statut, est un élément de preuve important qui va dans ce sens. Le cairn dolménique de Midhowe, dans les Orcades, dont il a été question plus haut, compte au moins 25 individus enterrés ensemble. Un tel monument, qui nécessite beaucoup de ressources et comporte plusieurs chambres en pierre séparées, ne témoigne pas d’un manque de respect envers les défunts qui y sont enterrés. Il reflète la morale d’une société communale.

Maisons de taille similaire à Çatalhöyük. Photo : Omar Hoftun/Wikimedia Commons

Même les très grands peuplements néolithiques étaient organisés sur une base communale. Çatal Höyük, mentionné plus haut, abritait environ 10 000 personnes à son apogée, vers 7 000 av. J.-C. Ses maisons, accolées les unes aux autres, formaient un tissu dense où chaque foyer constituait une unité distincte. Les morts étaient enterrés sous les planchers plutôt que dans des cimetières communs. Malgré cette relative indépendance des foyers, les maisons étaient presque toutes de la même taille, suggérant qu’il y avait très peu, voire aucune différence de richesse ou de statut social.

En raison de la nature égalitaire de la commune néolithique, certains ont remis en question le lien entre la révolution néolithique et l’émergence de la société de classes. De nombreuses communautés néolithiques ont perduré pendant des milliers d’années sans travail forcé, sans impôts et sans inégalités marquées. Dans quelle mesure pouvons-nous donc affirmer que l’émergence d’une société de classes était inévitable, ou contenue en germe dans la production néolithique? Marx a expliqué que le développement d’un mode de production engendre nécessairement les conditions de son renversement par de nouveaux rapports :

« Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société47. »

Le caractère inévitable de la société de classes réside dans le fait que le développement de la production néolithique a lui-même préparé les conditions sur lesquelles reposait l’essor de la société de classes : la complexification de la division du travail et, surtout, l’accroissement du surplus de production. Nous nous concentrerons principalement sur la manière dont cela s’est déroulé au Proche-Orient. Nous ne prétendons pas ici que chaque évolution qui s’est produite dans cette région constitue un modèle exhaustif de l’émergence de toutes les sociétés de classes, mais en exposant le processus dans toutes ses phases dans une seule région, nous espérons en faire ressortir les éléments les plus fondamentaux.

La croissance du surplus

Avec l’expansion de la commune néolithique, tant en population qu’en capacité productive, plus de ressources devaient être organisées, et les décisions à prendre devenaient plus complexes. En effet, toute l’histoire du Néolithique pourrait se résumer à la question : « Que faire du surplus? »

L’une des façons dont les communautés néolithiques organisaient leurs surplus était de les stocker pour plus tard. Les villages du Néolithique, comme Jerf el Ahmar en Syrie48, disposaient généralement de greniers gérés et contrôlés par l’ensemble de la communauté. Le surplus se traduisait aussi par une plus grande quantité de temps de travail pouvant être consacré à des tâches autres que la subsistance. Les habitants de Jéricho, par exemple, consacraient leur surplus de temps et d’énergie à la réalisation d’énormes projets communaux, tels que la grande tour et le mur49, qui ont été datés à 8 000 ans av. J.-C. La croissance du surplus a également augmenté les échanges entre les communes néolithiques largement autosuffisantes, posant les bases d’une division régionale du travail et d’une interdépendance des peuplements à un stade ultérieur50.

La réponse la plus significative à la croissance des surplus a été l’émergence d’une nouvelle division sociale entre le travail intellectuel et le travail physique : la main et la tête. La productivité croissante du travail permettait à une petite partie de la société de se libérer du dur labeur dans les champs. Ce développement, aboutissement du Néolithique, constituera la base des premières sociétés de classes de l’histoire. Son histoire revêt donc une importance particulière.

À partir d’environ 7 000 ans av. J.-C., les peuples néolithiques du Proche-Orient ont commencé à migrer vers d’autres régions, moins hospitalières mais plus fertiles, comme la Mésopotamie (aujourd’hui l’Irak), où les premiers États allaient finalement se former. Cela soulève la question du rôle de l’environnement dans le développement historique.

Il est évident que dans le « métabolisme entre l’homme et la nature », notre environnement naturel est extrêmement important. Dans la société préhistorique, une grande partie du développement technologique et social de l’humanité se produit en réponse aux pressions environnementales externes. Toutefois, il ne s’agit que d’une dimension du processus, dans lequel l’activité humaine joue en définitive le rôle principal.

On présente souvent la civilisation, ou la société de classes, comme le produit des sols fertiles du Tigre, de l’Euphrate, du Nil, du fleuve Jaune ou de l’Indus. Mais la productivité du sol mésopotamien ne restait qu’une simple potentialité tant que les humains n’avaient pas les moyens de le cultiver. Entre 7 000 et 6 000 ans av. J.-C., une grande partie de la Basse Mésopotamie était noyée par des marais, la rendant inhospitalière. En outre, en l’absence de matériaux importants, tels que le bois et (plus tard) le cuivre, il était difficile de s’établir dans des régions comme la Basse Mésopotamie, sans accès à des réseaux commerciaux de longue distance. Le développement des forces productives au cours du Néolithique en a fourni les moyens.

L’irrigation était déjà pratiquée à Jéricho et à Çatal Höyük pour appuyer la production. Vers 7 000 av. J.-C., ces peuplements sont entrés en déclin, mais les développements qui y avaient eu lieu n’ont pas été perdus, car cette technologie s’est finalement répandue dans la plaine mésopotamienne. Les premières traces d’agriculture irriguée en Mésopotamie, datées d’environ 6 000 ans av. J.-C., ont été trouvées à Choga Mami51. Mais ce peuplement, et la culture de Samarra dont il faisait partie, présentaient encore toutes les caractéristiques du début du Néolithique. Lorsque les habitants, probablement originaires du plateau iranien, ont commencé à appliquer cette nouvelle technologie aux marais très fertiles de la Basse Mésopotamie, ils ont jeté les bases d’un changement radical dans la division sociale du travail, qui a abouti à la naissance de la société de classes.

La révolution urbaine

La révolution urbaine au Proche-Orient n’a pas commencé avec de grands peuplements néolithiques, comme Jéricho, mais avec de petits villages qui, bien que modestes à l’époque, possédaient un fort potentiel de développement. Les niveaux les plus anciens du site d’Eridu, dans le sud de l’Irak, ont été datés d’environ 5 800 av. J.-C. Ce qui rend ce peuplement remarquable, ce n’est pas seulement le fait qu’il a été l’un des premiers à utiliser des canaux d’irrigation pour drainer l’excès d’eau des marais, mais aussi qu’il contient les premières traces de « bâtiments exclusivement dédiés à des activités de culte52 ». Ces « chapelles », comme on les appelle parfois, étaient la manifestation physique d’un changement capital dans les relations sociales : l’ascension des prêtres.

L’irrigation a certainement eu un effet considérable sur les vies et la conscience des premiers habitants d’Eridu, mais elle a également nécessité un profond changement dans l’organisation du travail. Creuser des canaux exigeait non seulement de nombreux travailleurs, mais aussi un certain degré de planification et de direction. Ces travaux ne pouvaient pas être réalisés efficacement par des ménages indépendants œuvrant seuls; ils exigeaient la coopération d’un nombre relativement important de travailleurs dirigés par une sorte de contremaître.

Comme le remarque Marx dans Le Capital : « Tout le travail immédiatement social ou collectif à une assez grande échelle requiert peu ou prou une direction, dont la médiation assure l’harmonie des activités individuelles53. » Que ce rôle ait d’abord été joué par les prêtres n’a rien de surprenant. Même dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les chamans ou autres dirigeants spirituels occupaient souvent une position relativement privilégiée dans la division sociale du travail, leur permettant de se consacrer à la compréhension et à la maîtrise de l’environnement naturel de la communauté. Ceux qui connaissaient le mieux les secrets de la nature et du divin étaient naturellement considérés comme les meilleurs candidats pour s’assurer les bénédictions de la divinité.

La divinité elle-même était un produit de l’histoire. La croyance en l’existence de dieux tout-puissants qui interviennent dans les affaires des êtres humains, et qui doivent donc être vénérés, est très rare dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, et l’on pense qu’elle était absente avant le Néolithique54. Fondamentalement, la notion d’un dieu comme « autorité suprême » était elle-même le reflet idéologique du contrôle croissant d’une partie de la société non seulement sur les forces naturelles, mais aussi sur les êtres humains.

Ce développement n’a pas non plus été le fruit de conditions exclusivement mésopotamiennes. En Égypte, la tâche indispensable de prédire les crues du Nil était devenue la source du pouvoir des prêtres. De même, les prêtres mayas de la péninsule du Yucatan étaient tenus de superviser les sacrifices et les cérémonies qui garantissaient la faveur des cénotes sacrés (puits naturels qui se remplissaient d’eau souterraine), seule source d’eau douce dans une région dépourvue de cours d’eau. On peut également observer un processus similaire avec l’apparition de la caste des brahmanes dans l’Inde védique : un groupe qui restera l’élite sociale pendant des milliers d’années.

L’apparition d’un groupe qui vit du surplus produit par le reste de la communauté et qui dirige son travail marque un tournant dans l’histoire de l’humanité. Elle scelle la fin du Néolithique en Mésopotamie et inaugure ce que Gordon Childe appelle la « Révolution urbaine ». Il faut cependant souligner qu’Eridu, en 5 800 av. J.-C., n’était certainement pas une société de classes; la production et la distribution demeuraient essentiellement communistes. La seule contrainte sur laquelle les prêtres pouvaient compter était l’acceptation de la communauté, ou du moins de la majorité de ses membres. Dans tous les exemples ci-dessus, la « caste » sacerdotale jouait initialement un rôle qui bénéficiait à l’ensemble de la communauté : les prêtres étaient les serviteurs, bien que privilégiés, de la commune. Mais à un certain stade, ces serviteurs se sont transformés en usurpateurs.

La nouvelle organisation du travail qui existait à Eridu a davantage stimulé le développement des forces productives. Les grandes étendues de terres arables, créées par l’irrigation, ont permis l’utilisation efficace de la charrue à bœuf, ce qui a considérablement amélioré la productivité du travail à l’époque. Grâce à un meilleur approvisionnement en eau, les premières expériences d’arboriculture ont pu voir le jour, avec la culture du palmier dattier55. La « culture d’Obeïd », nommée d’après le site de Tell el-Obeid en Irak et qui a duré de 5 100 à 4 000 av. J.-C., a pu prospérer grâce à ces développements. Durant cette période, des peuplements agricoles partageant tous un style de poterie commun de très grande qualité ont proliféré le long des canaux d’irrigation. Nombre de ces peuplements possédaient un temple central, sur le modèle d’Eridu, mais les temples de la période d’Obeïd étaient beaucoup plus imposants.

L’archéologie montre clairement que l’augmentation considérable de la production de surplus, principalement sous la forme de céréales, contribuait non seulement à l’accroissement de la richesse et de la taille de la communauté dans son ensemble, mais aussi du poids social de son organe central et directeur. Les prêtres individuels n’avaient peut-être pas encore acquis beaucoup de richesses personnelles, mais l’institution du temple exigeait une proportion de plus en plus grande du travail social et de son surplus. Cela n’était pas nécessairement perçu comme une rupture fondamentale avec les normes égalitaires du passé. Après tout, si la bienveillance de la divinité tutélaire avait fourni les nouvelles terres et les récoltes abondantes en premier lieu, alors qui de mieux pour recevoir le surplus en remerciement?

Les prêtres ne dilapidaient pas les richesses divines. Durant la période d’Obeïd, on observe l’apparition d’artisans de plus en plus spécialisés et, vers la fin de cette période, surgit une couche de spécialistes à plein temps dont les ateliers étaient intégrés au complexe du temple56. On en déduit un rapport de dépendance : en échange de poteries, d’artefacts de cuivre et de pierres semi-précieuses, ces artisans se trouvaient placés au service du temple. Ainsi s’esquissaient de nouvelles relations de production au sein des anciennes.

La culture d’Obeïd s’est répandue à travers une grande partie de la Mésopotamie et au-delà, sans pourtant former un « empire » ou même un État unifié. Rien n’indique que les peuplements d’inspiration obéidienne de la région aient été conquis ou colonisés par les premiers peuplements obéidiens. Il est bien plus probable qu’un réseau d’échanges de plus en plus élaboré de poterie, de cuivre, d’obsidienne (une pierre volcanique utilisée pour fabriquer des lames tranchantes), de pierres semi-précieuses et d’autres biens spécialisés ait favorisé une interaction culturelle plus étroite. À travers elle, la prospérité d’Eridu a inspiré d’autres communautés à adopter ses techniques de production, sans jamais être placées sous sa tutelle ou celle d’un autre pouvoir extérieur.

La société d’Obeïd se distinguait nettement des villages du début du Néolithique. Cela dit, par plusieurs aspects fondamentaux, cette société demeurait plus proche du communisme primitif que de la société de classes. Malgré l’accroissement de la distribution inégale des richesses et le pouvoir montant des prêtres en tant que gestionnaires des surplus, la communauté conservait son indépendance, son caractère démocratique et l’absence de travail forcé. Ce que nous voyons à la fin de la période d’Obeïd pourrait donc être caractérisé comme une société de transition, où coexistaient des éléments importants de la société de classes et de la société communiste primitive. De cette dynamique allait naître la première société de classes, fondée sur la domination de la ville sur le village et de l’humain sur l’humain : Uruk.

La première société de classes

Uruk est l’un des premiers États dans l’histoire, rivalisant seulement avec l’Égypte ancienne pour le titre officiel du plus ancien. La ville d’Uruk s’est développée à partir de deux villages d’Obeïd vers 5 000 av. J.-C. Comme d’autres peuplements de l’époque, ils étaient centrés autour de temples relativement imposants : l’un consacré à Anu (« Ciel »), dieu du ciel, et l’autre à Inana (« Dame du Ciel »), déesse de l’amour. Avec le temps, la croissance de ces villages les a amenés à fusionner en une seule ville gigantesque qui, vers 3 100 av. J.-C., comptait le nombre impressionnant de 40 000 habitants.

Avec la croissance d’Uruk et de sa population d’artisans spécialisés et dépendants, l’ancienne autosuffisance, et donc l’indépendance, de la commune a commencé à décliner. La concentration de la production artisanale dans les centres urbains et de la production alimentaire dans les villages signifiait que les plus grandes agglomérations ne pouvaient plus compter sur leur propre population pour produire de la nourriture et ont donc commencé à prélever une partie du surplus produit dans les villages environnants57. Ce changement radical dans la division sociale du travail a donné lieu à la première séparation entre la ville et la campagne. Marx considérait cette séparation si importante pour le développement de la société de classes qu’il affirmait que « l’histoire économique de la société se résume dans le mouvement de cette opposition58 ».

Le surplus des villages prenait probablement la forme d’une offrande aux dieux qui résidaient dans leurs temples respectifs, mais il y avait aussi un élément « contractuel » en jeu. Les paysans recevaient des produits artisanaux et des marchandises qui, autrement, auraient été inaccessibles. Finalement, cette relation est passée d’une interdépendance complémentaire à une exploitation pure et simple, sous la forme d’une « dîme59 » due aux temples d’Uruk par les villages environnants, payée en nature sans considération du fait que les paysans recevaient ou non quelque chose en retour, et obtenue par la force si nécessaire.

En plus du surplus de production, la bureaucratie du temple revendiquait également le surplus de temps de travail de la majorité de la population. À Uruk s’est opéré la transformation de la quantité en qualité : le contrôle direct et l’exploitation du travail à une échelle de masse, non plus par le biais des anciennes structures communales du village et de la famille, mais par une classe distincte, se situant au-dessus de la commune et prenant sa place.

Ce point tournant se manifeste physiquement dans la poterie laissée derrière durant cette période. Contrairement aux bols et aux vases d’une grande finesse de la culture d’Obeïd, les artefacts de céramique les plus fréquemment trouvés à Uruk sont des « écuelles à bords biseautés » grossières. Mais cela n’était pas un pas en arrière comme cela peut paraître. Uruk était florissante et ses potiers étaient occupés à créer le premier article produit en masse de l’histoire. L’usage de moules standardisés permettait à des artisans spécialisés de produire des milliers d’exemplaires dans un laps de temps réduit.

Écuelle à bords biseautés de Schauschgamuwa.

Mais qui utilisait ces bols? L’explication la plus communément admise est qu’ils servaient à distribuer des rations aux travailleurs forcés à la « corvée », vraisemblablement des paysans des villages environnants, contraints de creuser des canaux d’irrigation, d’élever des remparts ou d’accomplir des travaux saisonniers sur les terres du temple60. Le nombre considérable d’écuelles découvertes à Uruk et sur d’autres sites de la période atteste de la taille de la main-d’œuvre et de l’ampleur des projets en question. Enrôlés depuis divers villages et familles, ces travailleurs se retrouvaient à travailler pour des inconnus, sur des projets qui ne leur apportaient aucun bénéfice direct, ni à eux ni à leurs proches. De nouvelles relations de classes, extérieures aux anciennes structures communales, commençaient à prendre forme.

Les changements survenus dans les relations de production à la base de la société ont commencé à produire des changements dans les relations de propriété. Avant la période d’Uruk, la terre appartenait collectivement à la famille et ne pouvait lui être retirée ni cédée. Cela signifiait qu’elle restait toujours en possession et sous le contrôle collectif de la commune du village, elle-même composée de plusieurs grands groupes familiaux, semblables aux gentes des Grecs homériques. Les preuves de cette propriété gentilice ou clanique de la terre se retrouvent même beaucoup plus tard, lors de la période des dynasties archaïques. Dans les « contrats » d’achat de champs, l’acheteur devait distribuer des « cadeaux » à l’ensemble de la famille élargie du vendeur avant de pouvoir obtenir leur autorisation pour que la terre soit libérée de leur contrôle collectif61. Mais les nouvelles relations qui ont émergé de la ville constituaient une menace importante pour cet état des choses.

Alors qu’Uruk se développait, les terres des villages préexistants ont continué à être gérées selon l’ancien système familial. Cependant, l’extension des projets d’irrigation, réalisés par corvée sous l’égide du temple, a créé des terres arables vierges qu’aucune famille ni aucun village ne pouvait revendiquer. Elles échappaient donc naturellement à l’ancien système communal et ont plutôt été attribuées au temple. Au fil du temps, certaines parties des terres appartenant au temple ont été attribuées à des particuliers en échange de services rendus à la ville. Naturellement, ces personnes appartenaient à l’élite dirigeante. Ces concessions ne conféraient pas un droit de propriété absolu et étaient considérées comme une allocation temporaire et révocable, mais elles avaient néanmoins pour effet de créer une forme de possession et de contrôle individuel de la terre, indépendamment des villages.

La dissolution de l’ancien ordre communal est également visible au sein de la ville d’Uruk elle-même. Les citoyens d’Uruk ne bénéficiaient pas tous équitablement du surplus obtenu des villages. Le temple exerçait un contrôle exclusif sur le surplus produit, s’appropriant une part de plus en plus importante. Ce qui n’était pas consommé par la bureaucratie du temple était entreposé, distribué et échangé sous son contrôle. D’autre part, la désintégration du système familial avait créé une sous-classe de personnes sans moyens de subvenir à leurs propres besoins. Le poids croissant de l’extraction de surplus qui pesait sur les villages a commencé à pousser les paysans incapables de payer à s’endetter. Ceux qui ne s’acquittaient pas de leurs dettes pouvaient être réduits en esclavage par leurs créanciers, ainsi que leurs femmes et leurs enfants. Vers la fin de la période d’Uruk, nous commençons à voir des preuves de l’emploi de veuves et d’orphelins sous forme de travail servile, produisant des textiles dans des ateliers attachés au temple62. Le produit de ces ateliers était ensuite échangé, parfois sur de longues distances, contre des biens recherchés, tels que le cuivre et l’obsidienne.

Ce nouveau produit de la « civilisation » révèle également l’ampleur du déclin du statut des femmes à Uruk à cette époque. Dans la ville, les salaires ou les terres étaient attribués à des artisans, des prêtres, etc., qui étaient habituellement des hommes. À la campagne, la culture des céréales à l’aide de la charrue à bœuf était également une activité exclusivement masculine. À mesure que cette composante de la division sociale du travail prenait de l’importance, la position des hommes dans la société en faisait de même.

La place de la femme en tant que productrice à part entière au sein de la famille se retrouvait « dégradée, asservie, […] esclave du plaisir de l’homme et simple instrument de reproduction63 », comme l’a écrit Engels. Les Sumériens le reconnaissaient eux-mêmes dans l’Épopée de Gilgamesh, dans laquelle le chasseur exige de Shamhat, « la courtisane » : « Enlève tes vêtements qu’il tombe sur toi. Apprends à cet homme sauvage et innocent ce que la femme enseigne64! »

L’avènement de la succession par la lignée masculine a rendu les femmes entièrement dépendantes de leur mari ou de leurs parents masculins. Si leur mari mourait, le seul salut offert par le temple était un emploi dans l’atelier, où elles accomplissaient le « travail des femmes » à la maison dans des conditions sordides, dans le seul but d’accroître la richesse de la classe dirigeante. Ce n’est pas pour rien qu’Engels faisait la remarque que « la première oppression de classe [coïncide] avec l’oppression du sexe féminin par le sexe masculin65 ».

En regardant l’émergence de la société de classes à Uruk, il est difficile de croire qu’un acte d’usurpation aussi énorme ait pu être toléré. Mais il n’aurait pas été possible d’y parvenir seulement par la force. Comme l’a écrit Trotsky, « chaque classe dirigeante n’a pu se justifier historiquement que dans la mesure où le système d’exploitation qu’elle dirigeait permettait de développer les forces productives à un niveau supérieur66 ». Grâce à ce développement, le niveau de vie et le niveau culturel d’une partie importante de la population ont été améliorés, en particulier dans les villes. Ce développement peut être observé dans la naissance de l’écriture et de la monnaie, deux des innovations les plus importantes de l’histoire de l’humanité.

L’écriture et la monnaie

Il existe un lien étroit entre le développement de la monnaie, de l’écriture et de la société de classes. L’écriture se développe plus ou moins simultanément en Mésopotamie et en Égypte, mais, par souci de simplicité, nous nous concentrerons sur la Mésopotamie. Des symboles sur argile, connus sous le nom de jetons comptables, ont commencé à apparaître au Proche-Orient dès 4 000 av. J.-C. Une personne voulant comptabiliser trois moutons pouvait fabriquer trois jetons « moutons » et les enfiler ensemble sur un bout de corde. Avec le temps, à mesure que les troupeaux devenaient plus importants, des symboles représentant différents nombres de têtes de bétail ont été inventés. Les jetons étaient souvent enveloppés d’une couche d’argile, appelée bulle-enveloppe, et cuits au four67. Des tablettes pictographiques provenant de sites comme Tell Brak en Syrie, qui montrent des images d’animaux à côté de nombres, reflètent le développement le plus poussé que cette utilisation de symboles ait pu connaître avant l’apparition d’un système d’écriture à part entière.

Tablettes pictographiques de Tell Brak. Photo : Paul Hudson/Wikimedia Commons

À Uruk, un système d’écriture permettant aux bureaucrates du temple de communiquer entre eux des concepts complexes s’est développé à partir des pictogrammes de la période précédente. Il servait originellement à organiser les ressources économiques d’Uruk. À partir d’environ 3 200 av. J.-C., l’écriture « cunéiforme » (en référence à la forme biseautée de ses signes) a commencé à apparaître dans les données archéologiques. Parmi les tablettes cunéiformes associées à Uruk, environ 85% sont de nature économique et administrative. Un système d’écriture exceptionnellement complexe comme le cunéiforme présuppose l’existence d’une couche sociale qui avait le temps d’apprendre à lire et à écrire : les scribes. La possession de ce savoir par les scribes leur assurait une place importante dans les classes dirigeantes de la Mésopotamie et de l’Égypte. Comme on peut le lire dans La satire des métiers de l’Égypte ancienne : « Vois, il n’y a pas de métier qui soit exempt de chefs, à l’exception du scribe; c’est lui le chef68. »

Bien qu’elle soit née d’une nécessité économique, l’écriture a ensuite été utilisée à des fins très diverses. Le cunéiforme a été utilisé dans toute la Mésopotamie pendant des milliers d’années. La littérature et la poésie les plus anciennes, telles que la célèbre Épopée de Gilgamesh, l’hymne hourrite à Nikkal, la plus ancienne chanson connue au monde, et le code de lois d’Hammourabi, ont été gravées en cunéiforme. En ce sens, chaque poète porte en lui les « vestiges fragmentés » du comptable.

Une tablette cunéiforme d’Uruk, sur laquelle on peut voir en bas à gauche le symbole signifiant « manger », composé d’une tête et d’un bol à bord biseauté. Photo : Rama/Wikimedia Commons

Tout comme l’augmentation du surplus et de la bureaucratie du temple avait créé un besoin social de communiquer des informations grâce à l’écriture, la spécialisation et l’interdépendance accrues au sein de la société nécessitaient l’échange constant d’une variété de plus en plus grande de produits. À Uruk, ces échanges étaient en grande partie gérés par le temple. Par exemple, un potier produisant des écuelles à bord biseauté pouvait s’attendre à recevoir du temple des rations suffisantes d’orge, qui étaient prélevées des villages en tant que dîmes.

L’ampleur et la sophistication de la distribution gérée par le temple dépassaient largement le cadre des échanges interpersonnels caractéristiques du Néolithique. Un système de mesure plus objectif devait être établi. Des poids d’argent étaient mesurés en grains, shekels, minas et talents. Ce système a ensuite été utilisé pour constituer des unités de compte, permettant aux bureaucrates de comparer les valeurs des biens stockés, marquant l’apparition de la monnaie dans sa forme la plus élémentaire : la « mesure universelle des valeurs69 ».

Les poids mésopotamiens étaient souvent sculptés en forme de canards. Photo : MET Museum

Au départ, les volumes d’orge et les poids de métaux précieux jouaient tous deux ce rôle : 300 litres d’orge équivalaient à un shekel d’argent (le métal). Ces premières formes de monnaie ne devaient certainement pas circuler parmi la population sous forme de pièces ou de devises. Ces quantités d’orge et de métal étaient en fait des symboles tangibles de la mesure abstraite de la valeur stockée dans le temple. Mais, tout comme l’écriture, la monnaie n’allait pas rester à jamais confinée au bureau du bureaucrate du temple. Elle était destinée à jouer un rôle encore plus important dans l’histoire de la civilisation : les devises, le crédit et toutes les tours rutilantes de la haute finance d’aujourd’hui tirent leur origine de ces humbles poids de métal et de rations d’orge.

La mesure du temps a également été normalisée, en utilisant un système de comptabilisation sexagésimale qui a permis d’obtenir une année de 12 mois et 360 jours d’une précision impressionnante. C’est également grâce à ce système que nos heures contiennent 60 minutes. De même, une mesure standardisée de la distance a été introduite pour faciliter la planification des terres agricoles et des canaux d’irrigation. Toutes ces innovations, dont Aristote notait judicieusement qu’elles étaient directement liées à la libération des prêtres et des scribes des travaux manuels, ont donné une impulsion colossale à la pensée scientifique et ont donné naissance aux premiers astronomes et mathématiciens.

La naissance de l’État

Dès 3 100 av. J.-C., nous avons de nombreuses preuves de l’existence d’une classe de prêtres et de scribes, regroupée autour du temple, qui exerçait un contrôle exclusif sur la production et la distribution des richesses de la société et qui commençait à se constituer une réserve héréditaire de richesses privées. Nous pouvons également constater que cette classe devenait pleinement consciente d’elle-même, en ce sens qu’elle se considérait comme distincte et supérieure au reste de la société et qu’elle propageait une idéologie de règles et de gouvernance qui reflétait ses intérêts.

Une autre caractéristique de l’émergence de la nouvelle classe dirigeante à Uruk est l’apparition des premiers « rois-prêtres », qui figurent dans les statues et les sceaux d’argile de cette période. Ces souverains anonymes ne peuvent être associés de manière fiable à aucun personnage ou acte historique que nous connaissons. Même le nom de « roi-prêtre » est plutôt trompeur, puisque le titre le plus ancien qui ait été trouvé pour le souverain d’Uruk est En, ce qui signifie simplement « grand prêtre ». La question de savoir si ces rois pouvaient vraiment être considérés comme des chefs d’État au plein sens du terme est sujette à débat. Cependant, nous pouvons être certains que l’apparition de ces « rois-prêtres » marque un nouveau changement qualitatif dans la désintégration de l’ancien système social communal et le début d’une nouvelle forme d’organisation politique.

Avec l’augmentation spectaculaire du surplus et sa concentration dans les temples, il est devenu de plus en plus nécessaire pour des villes comme Uruk d’ériger des murailles et d’organiser une certaine force militaire, afin de repousser les raids des tribus nomades de bergers ou même de villes rivales. Cette organisation militaire nécessitait toutefois un commandant. Les sceaux d’argile de l’époque suggèrent que ce rôle était rempli par les rois-prêtres d’Uruk et, plus tard, par les monarques sumériens70.

Sous l’autorité royale existait aussi l’unkin, une assemblée communale. Il ne s’agissait cependant pas d’une simple continuation de l’ancienne organisation communale. Les anciennes assemblées villageoises étaient des organes décisionnels qui réglaient les problèmes au sein des familles qui composaient le village. Mais désormais, l’État naissant, ou le proto-État, revendiquait une juridiction non seulement sur la ville où résidait le roi-prêtre, mais aussi sur un territoire environnant. L’assemblée pouvait donner des conseils, comme les « Anciens » de l’Épopée de Gilgamesh, qui avaient averti le roi impétueux avant son combat contre le géant Humbaba71. Mais, en fin de compte, le roi-prêtre n’était responsable que devant le dieu qui protégeait la ville, et en réalité, devant la classe dirigeante dont il servait les intérêts.

Peu de temps après l’émergence des rois-prêtres, Uruk a connu une période de crise et d’effondrement, marquant la fin de ce qui est nommé la « première urbanisation ». Après 3 100 av. J.-C., nous constatons non seulement une « régression significative72 » de la culture d’Uruk dans les données archéologiques, mais aussi le déclin permanent et même la disparition complète d’autres villes de la région qui s’étaient développées en même temps qu’Uruk tout au long du quatrième millénaire av. J.-C. Par exemple, sur le site d’Arslantepe, dans le nord de la Mésopotamie, nous trouvons des traces témoignant que le grand complexe de temples de la ville a été détruit par le feu et n’a jamais été reconstruit73.

Il n’y a pas suffisamment de preuves pour mettre de l’avant une explication unique et définitive de cet effondrement généralisé. L’un des facteurs potentiels est l’impact de la sécheresse ou de la surexploitation agricole, mais d’autres facteurs plus sociaux ont probablement aussi joué un rôle important, voire décisif. Comme on peut le constater tout au long de l’histoire de la société de classes, y compris à notre époque, la classe dirigeante tend à faire porter le fardeau de toute crise sur le dos des producteurs immédiats. Lorsque la production était en expansion, il est possible que les nouvelles contradictions de classe dans la société aient été quelque peu dissimulées, mais, avec une chute de la production agricole, le conflit entre les villages paysans et la classe dirigeante dans les villes a probablement été révélé au grand jour.

Mario Liverani, dans son livre The Ancient Near East (le Proche-Orient ancien), affirme que la destruction du temple d’Arslantepe par le feu suggère une lutte violente. Ce que l’on peut savoir avec certitude est qu’il n’a été remplacé que par quelques simples foyers, sans retour à une structure de temple centralisée. Il n’est pas impossible qu’une lutte similaire ait éclaté sur le territoire d’Uruk, avec des villages résistant aux demandes du temple pour les surplus ou tentant même de s’en affranchir complètement.

Après la crise à la fin du quatrième millénaire, une structure totalement nouvelle apparaît dans les données archéologiques : le palais. Uruk et d’autres peuplements similaires étaient organisés autour de complexes de temples qui s’appropriaient l’ensemble du surplus et le contrôlaient. Les peuplements ultérieurs, comme Jemdet Nasr, possédaient à la fois un temple et un complexe de palais, avec des entrepôts et des ateliers, semblables aux temples de la période d’Uruk74. Le palais, e-gal (signifiant « grande maison »), servait ainsi de centre productif et administratif, et était la résidence du lugal (littéralement « grand homme »). Dès lors, l’existence de l’État, au plein sens du terme, est incontestable.

Le rôle de la force

La crise dont Uruk a fait l’expérience, et l’effondrement complet d’autres sites, comme Arslantepe, suggère que le règne direct des prêtres, malgré leur pouvoir idéologique considérable, ne disposait pas de la force brute nécessaire pour maintenir la population assujettie si cela devenait nécessaire. Les premières armées n’étaient rien d’autre que des gens armés issus du peuple, enrôlés pour le service militaire. Si le peuple lui-même se révoltait, les prêtres n’auraient pas pu s’appuyer sur grand-chose. Ce qui était nécessaire pour le maintien des relations de classe était une force permanente de « travailleurs à temps plein, spécialisés dans les activités militaires75 », distincte de la population générale, non seulement pour protéger la ville des envahisseurs, mais aussi pour défendre la classe dirigeante contre les masses opprimées. Ce « corps spécial d’hommes armés » deviendrait l’État, avec un « grand homme » à sa tête. Comme Engels l’explique :

« L’État n’est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société; il n’est pas davantage “la réalité de l’idée morale”, “l’image et la réalité de la raison”, comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’“ordre”; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État76. »

Contrairement à l’explication mise de l’avant par Engels, les théoriciens anarchistes ont souvent argumenté que l’État est à l’origine de tous les maux, y compris de la société de classes, de l’inégalité, et de la monnaie, qui, d’une manière ou d’une autre, seraient nés de la violence organisée des rois et des États. David Graeber, par exemple, défend que « la véritable origine de la monnaie se trouve dans le crime et la récompense, la guerre et l’esclavage, l’honneur, la dette et la rédemption77 ». Mais cela est manifestement contredit par les données archéologiques, qui plaident fortement en faveur d’Engels.

Ce que les anarchistes ont compris à propos de l’État est son interdépendance absolue avec la société de classes. L’expérience d’Uruk démontre qu’aucune société de classes ne peut survivre bien longtemps sans un État pour la protéger et la réguler. Toutefois, interpréter que l’exploitation de classe est le produit de l’État, c’est mettre la charrue avant les bœufs. À moins de définir l’État comme toute forme de violence ou de contrôle, rendant l’État éternel et vide de sens, alors il est évident, à partir de l’étude des États anciens, que la société de classes était déjà en train de se former au moment où les premiers véritables rois et États sont apparus.

Que l’émergence de la société de classes ait nécessité partout la création forcée de l’État reflète simplement le fait que la dissolution finale des anciennes relations communales, préparée sur plusieurs millénaires, n’aurait pas pu être réalisée de manière paisible et graduelle. Les intérêts d’une grande partie de la société entraient directement en conflit avec les nouvelles relations d’exploitation qui commençaient à émerger. En même temps, certains groupes influents de la société avaient manifestement beaucoup à gagner du nouvel ordre des choses. Cela a créé un conflit, qui, à un certain point, a vraisemblablement divisé l’ensemble de la société en deux camps opposés, et qui aurait seulement pu être résolu par la force : « La violence est l’accoucheuse de toute vieille société grosse d’une société nouvelle. Elle est elle-même une potentialité économique78. »

Le développement inégal et combiné

Le processus de la formation de l’État en Mésopotamie fournit un exemple fascinant de comment la société de classes s’est développée à partir de la société communale du Néolithique. Cela a mené Gordon Childe à énoncer une liste des « caractéristiques » importantes qu’il a découvertes dans ces premières sociétés de classes, incluant « des travailleurs spécialisés à temps plein incluant artisans, transporteurs, marchands, fonctionnaires et prêtres », l’extraction d’un surplus, l’écriture, et « une organisation étatique basée maintenant sur la résidence plutôt que la filiation79 ».

Les nombreux détracteurs de Childe ont déformé sa remarquable description de l’un des plus importants processus de l’histoire de l’humanité, pour en faire une sorte de « recette » pour la formation d’un État, dans laquelle l’État devient synonyme de n’importe quelle société qui comprend des villes et toutes les caractéristiques susmentionnées. En conséquence, ils affirment qu’une analyse marxiste de l’État est trop prescriptive, et ne s’applique dans les faits qu’à la Mésopotamie. Toutefois, cet argument ne tient pas la route. Les marxistes comprennent que les sociétés de classes ne sont pas simplement une liste de caractéristiques. Il existe des civilisations, comme les Incas, qui n’ont jamais développé l’écriture; et d’autres, comme l’Égypte ancienne, dans lesquelles les villes ont joué un rôle économique moindre. Plutôt que de classifier ces sociétés de manière empirique et taxonomique, sur la base de leurs caractéristiques superficielles, il est nécessaire d’examiner leur origine, leur développement et leurs relations avec les autres sociétés de l’époque.

Dans Le Capital, Marx écrit en long et en large à propos du développement du capitalisme en Angleterre, où il a pris sa « forme classique80 », ne faisant que quelques références à d’autres pays. Il ne soutenait toutefois pas que la forme exacte sous laquelle ce processus s’était déroulé en Angleterre était la seule possible. Ce qui a fait de l’Angleterre le pays classique du développement capitaliste en a aussi fait un pays unique. Le fait qu’il ait été le premier à développer une économie capitaliste directement à partir du féodalisme a signifié que le processus s’est étendu sur des siècles et a connu de nombreuses formes transitoires, intermédiaires. Cela a permis une étude approfondie des processus généraux sous-jacents qui se déroulaient non seulement en Angleterre, mais aussi dans d’autres pays. Mais cela ne signifie pas que tous les pays devaient passer par la période de production de laine pour le marché, puis la manufacture et, finalement, le régime de la grande industrie, afin de développer le capitalisme.

On peut en dire autant des soi-disant États « immaculés81 » (Pristine States), que l’on retrouve en Sumer, en Égypte et en Chine. Loin d’être « immaculées », ces premières sociétés de classes étaient extrêmement imparfaites et contradictoires, marquées par l’empreinte des relations communistes antérieures. Celles qui ont vu le jour par la suite, sous l’influence de ces civilisations, se sont développées beaucoup plus rapidement et sans le lourd héritage préhistorique que l’on retrouve par exemple à Uruk. Les cités-États sumériennes qui se sont développées plus tard, comme Ur, ont rapidement pu dépasser leurs prédécesseures. Ce phénomène est largement documenté à travers l’histoire, incluant dans l’histoire du développement du capitalisme. Le privilège d’être le premier à se développer est rapidement suivi du « privilège du retard historique », en vertu duquel des sociétés plus arriérées économiquement peuvent se développer plus rapidement et plus rationnellement en s’appuyant sur les accomplissements de leurs compétiteurs plus avancés.

Un processus similaire est décrit par Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Il explique que l’origine de l’État athénien peut être retracée à un énorme tumulte social causé par l’influence « corrosive » de la propriété privée, de l’esclavage et de la monnaie, qui avaient déjà été développés ailleurs. Dans ces conditions, l’émergence de la société de classes athénienne s’est non seulement produite beaucoup plus rapidement qu’à Uruk, mais a également pris une forme complètement différente, sans bureaucratie centralisée dans les temples ni les impôts comme moyen principal d’acquisition du surplus. Cette société s’appuyait sur un mode de production qualitativement différent, caractérisé par un plus haut niveau de propriété privée, et centré sur l’esclavage. Ces différences venaient du fait que la société athénienne s’est développée plus tard, avec la technologie de l’âge du fer par opposition à l’âge du bronze, et dans un environnement distinct de celui de Sumer et de l’Égypte.

On reproche souvent aux marxistes d’appliquer un schéma rigide au développement des sociétés de classes. Or, une utilisation adéquate de la méthode marxiste conduit à la conclusion inverse. Nous pourrions même aller jusqu’à dire qu’une loi fondamentale du matérialisme historique est que l’interaction constante entre les sociétés à différents stades produit nécessairement des sauts et des variations dans le développement social : un phénomène que Léon Trotsky a appelé le « développement inégal et combiné ».

Quelles que soient les différences entre la Mésopotamie et l’Égypte, les Mauryas et les Mayas, ou la Grèce et Rome, le processus qui sous-tend le développement de ces États est le même. Dans tous les cas, le développement nécessaire des forces productives conduit à la production d’un surplus, qui permet à son tour à un groupe de personnes de vivre aux dépens du travail d’autrui. Au cours de son développement, ce groupe se transforme en une classe ayant ses propres intérêts, opposés à ceux du reste de la société. Sous l’effet de pressions externes ou des contradictions internes de cette nouvelle société de classes (généralement les deux), un État, représentant en dernière analyse les intérêts de la classe dominante, s’élève au-dessus du reste de la société. Il se présente comme le garant de l’« ordre », c’est-à-dire de la stabilité et du maintien des relations de production existantes. Ce processus peut se dérouler sur des millénaires ou très rapidement, et peut prendre de nombreuses formes. Mais la leçon la plus importante est que le développement de l’État est fondamentalement causé par le développement des classes sociales et les contradictions qui en découlent.

Le rôle de l’individu

Cela ne signifie pas qu’un État et des classes étaient voués à se développer automatiquement dans chaque communauté où se formaient les conditions économiques élémentaires. Un tel processus peut être interrompu, perturbé, ralenti ou inversé par le cours des événements historiques réels, en particulier l’émergence de la lutte des classes au sein de cette société. Comme l’expliquait Marx dans La Sainte Famille :

« L’histoire ne fait rien, elle “ne possède pas de richesse énorme”, elle “ne livre pas de combats”! C’est au contraire l’homme, l’homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats; ce n’est pas, soyez-en certains, l’“histoire” qui se sert de l’homme comme moyen pour réaliser – comme si elle était une personne à part – ses fins à elle; elle n’est que l’activité de l’homme qui poursuit ses fins à lui82. »

Les individus pouvaient jouer un rôle décisif dans la formation des premiers États, tout comme ils le peuvent dans la lutte des classes moderne. En archéologie, un concept populaire pour expliquer l’émergence des premiers États est le « principe de l’arriviste » (aggrandiser principle). Selon ce principe, lors du passage d’une chefferie à un État, des « arrivistes », ou de « grands hommes », cherchant à accroître leur propre pouvoir, jouent un rôle déterminant dans la formation des premiers États. Cela revient généralement à la théorie historique « des grands hommes », qui présente les actions et les personnalités de grands individus comme un facteur indépendant et déterminant dans l’histoire de la société. Mais une approche matérialiste de la formation des États nous permet de remettre ces grands hommes à leur véritable place. La formation de l’État égyptien en offre l’exemple le plus clair, car l’importance accordée aux rituels funéraires et aux sépultures royales nous permet de repérer facilement les tombes des différents rois.

Palette de Narmer. Photo : domaine public

Les représentations de Narmer, le roi qui a unifié la Haute et la Basse-Égypte, montrent que le processus de formation de l’État était loin d’être automatique. La palette de Narmer, l’une des plus anciennes représentations d’un roi découvertes dans l’histoire, montre Narmer portant la couronne de Haute-Égypte et brandissant une masse, forçant un Égyptien de Basse-Égypte à se rendre à lui. Les rois de la période thinite de l’Égypte n’ont pas simplement hérité d’un État tout fait : ils ont dû en former un par la force.

Si Narmer avait été un dirigeant incompétent et lâche, alors la formation de l’État égyptien antique n’aurait vraisemblablement pas pris la même forme. En ce sens, les actions et le caractère des individus sont décisifs : la façon dont se déroulent les événements dépend des gens qui les mettent en œuvre. Cependant, des individus ambitieux et charismatiques ont existé à toutes les époques de l’histoire. La question à laquelle toute personne souhaitant comprendre l’émergence de l’État doit répondre est pourquoi, à ce moment précis, ces individus ont été en mesure de marquer l’histoire d’une empreinte aussi décisive.

Des individus tels que Narmer chez les Égyptiens, le roi Jaguar chez les Zapotèques ou les lugals de Sumer ont peut-être agi en fonction de leurs propres intérêts, mais ils reflétaient également la nécessité sous-jacente qui existait dans une société de classes déchirée par ses propres contradictions. D’après les mots de Plekhanov :

« Un grand homme est grand non parce que ses qualités personnelles donnent aux grands événements historiques leur physionomie propre, mais parce qu’il est doué de qualités qui le rendent le plus capable que tous les autres de répondre aux grands besoins sociaux de son temps, besoins engendrés par des causes générales et particulières83. »

Comme les constructeurs du temple de Göbekli Tepe et les pionniers néolithiques qui ont asséché les marais de Sumer, les premiers « grands hommes » étaient des individus dont les actions et les compétences ont marqué l’histoire. Mais ils ne l’ont pas fait à partir de rien. Si leur vision et leur ambition semblent avoir changé la société par la seule force de leur volonté, c’est parce que cette vision correspondait à un avenir que préparaient déjà des forces qui dépassaient la volonté d’un simple individu.

À l’aube de la société de classes, le renversement de la commune et la formation d’États constituaient une des « grandes nécessités sociales » de l’époque. Il fallait trouver une solution à la crise qui avait éclaté dans la société, et cette solution a été la naissance de l’État, lors de laquelle les actions de dirigeants comme Narmer ont joué un rôle important. L’erreur commise par les historiens et les archéologues est de sous-entendre que la volonté individuelle et la nécessité historique s’excluent mutuellement, alors qu’en réalité, les deux sont réunies dans chaque événement historique. C’est précisément à travers la confrontation d’innombrables volontés individuelles que s’exprime la nécessité historique.

En défense du progrès

Étant donné les difficultés rencontrées par les fermiers néolithiques et l’exploitation subie par tant de leurs descendants sous la société de classes, certains ont remis en question le fait que ce développement puisse même être considéré comme un « progrès ». Il est certain que le mythe libéral du « contrat social » éclairé, en vertu duquel toute l’humanité a pu vivre une existence plus paisible et plus prospère, est manifestement faux. La vie du paysan sumérien était probablement aussi « dégoûtante, brutale et brève » (comme le disait Hobbes) que celle de nombre de ses ancêtres néolithiques. Le progrès ne peut pas non plus être considéré comme une sorte d’ascension morale, comme en témoigne l’asservissement des femmes dans la société de classes. La seule conception du progrès qui puisse prendre en compte l’évolution évidente qui s’est produite à travers les âges, sans se perdre dans un enchevêtrement sans issue de contradictions, est celle du développement des forces productives : la maîtrise par l’humanité des forces de la nature et de son propre développement social.

Certes, si le progrès signifiait une amélioration dans tous les domaines de la vie pour tout le monde, nous aurions du mal à trouver un véritable progrès dans l’histoire de l’humanité depuis la fin de la dernière période glaciaire. Et pourtant, le progrès de l’humanité dans son ensemble au cours de cette période est indéniable. Entre 5 000 et 2 000 ans av. J.-C., la population mondiale a quintuplé, passant, selon les estimations, de 5 à 25 millions d’habitants84. Liverani estime que les premières cités-États ont multiplié la production par dix par rapport au Néolithique85. Cette amélioration de la productivité, qui comprend des découvertes scientifiques, mathématiques et artistiques que nous utilisons encore aujourd’hui, a été réalisée sous des relations beaucoup plus inégales et oppressives, et n’a servi qu’à renforcer ces relations. On pourrait dire la même chose de l’essor du capitalisme. Ce qui a rendu progressistes à la fois la montée de la société de classes et celle du capitalisme, ce n’est pas leur supériorité morale abstraite. C’était plutôt leur nécessité concrète en tant qu’étapes dans le développement des forces productives : la seule forme sous laquelle un développement ultérieur pouvait avoir lieu.

Cependant, le fait que l’exploitation de classe et l’oppression sous diverses formes aient à un moment donné été une partie nécessaire du développement social ne signifie pas qu’elles doivent l’être pour toujours. Le communisme primitif était nécessaire et inévitable, et, pourtant, il a été tout aussi inévitablement renversé. De quel droit la société de classes peut-elle prétendre être l’expression finale et absolue de la nature humaine, vers laquelle toute l’histoire a convergé? Dans l’histoire comme dans la nature, « tout ce qui existe mérite de périr »; ce qui ouvre la voie au développement est éventuellement destiné à être renversé par ce même développement.

Chaque conquête obtenue dans notre lutte pour l’existence fait nécessairement surgir ses propres obstacles et menaces, contre lesquels la lutte pour le progrès ultérieur doit se faire. C’est particulièrement le cas dans la société de classes dans laquelle « chaque progrès est en même temps un pas en arrière relatif, puisque le bien-être et le développement des uns sont obtenus par la souffrance et le refoulement des autres86 ». Le contenu réel du progrès, le développement des forces productives sociales de l’humanité, se réalise donc dans une succession de formes limitées et contradictoires. Si nous trouvons ces formes contestables aujourd’hui, cela signifie simplement qu’elles sont devenues obsolètes. Mais cela ne réfute en rien le fait même du progrès en général.

Aujourd’hui, nous vivons dans un monde dans lequel les forces productives qui ont déjà été développées se heurtent aux entraves de la propriété privée, au soi-disant « libre-marché », et à la division du monde en États-nations capitalistes. Les crises économiques répétées, les guerres impérialistes et les horreurs croissantes des changements climatiques témoignent toutes du fait que, sous le capitalisme, l’humanité ne peut plus progresser. C’est seulement en renversant ce système obsolète et moribond que nous pouvons espérer libérer l’humanité de ce cauchemar. Mais cela n’est possible qu’en prenant le contrôle des gigantesques forces productives créées par les milliards de travailleurs sans propriété qui vivent actuellement sous le capitalisme, et en planifiant l’économie mondiale de manière rationnelle et démocratique. En bref, la prochaine étape du progrès de l’humanité ne signifie rien de moins que la fin de la société de classes elle-même, et de tous ses attirails monstrueux, en particulier l’État.

Friedrich Engels écrivait en 1884 :

« Nous nous rapprochons maintenant à pas rapides d’un stade de développement de la production dans lequel l’existence de ces classes a non seulement cessé d’être une nécessité, mais devient un obstacle positif à la production. Ces classes tomberont aussi inévitablement qu’elles ont surgi autrefois. L’État tombe inévitablement avec elles. La société, qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze87. »

Aujourd’hui, cette étape est atteinte depuis longtemps. Les conditions pour le renversement du capitalisme et la mise en place du socialisme ne sont pas seulement mûres; elles ont même commencé à pourrir. Nous devons maintenant nous battre pour que la prédiction d’Engels devienne réalité et pour construire un avenir de liberté, d’épanouissement et d’espoir pour l’ensemble de l’humanité.


  1. MARX, Karl (2019). Misère de la philosophie, Éditions Payot & Rivages, p. 202 (œuvre originale publiée en 1847). ↩︎
  2. MARX, Karl (1993). Le Capital, Livre I, Presses Universitaires de France, p. 48 (œuvre originale publiée en 1867). ↩︎
  3. ENGELS, Friedrich (1883). Discours sur la tombe de Karl Marx, https://www.marxists.org/francais/engels/works/1883/03/fe18830317.htm. ↩︎
  4. MARX (1993), op. cit., p. 202. ↩︎
  5. Ibid., p. 202. ↩︎
  6. ARISTOTE (1912). Métaphysique, Université de Louvain : Institut supérieur de philosophie, trad. Gaston Colle, p. 4 (œuvre originale publiée au IVe siècle av. J.-C). ↩︎
  7. LEAKEY, Richard (1981). The Making of Mankind, Dutton, p. 107. [Notre traduction] ↩︎
  8. MITHEN, Steven (2004). After the Ice, Harvard University Press, p. 323. [Notre traduction] ↩︎
  9. ENGELS, Friedrich (2025). L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Les Éditions Raison en Révolte, p. 47 (œuvre originale publiée en 1884). ↩︎
  10. Morgan a étudié et vécu parmi les Sénécas, un peuple autochtone nord-américain faisant partie de la confédération Haudenosaunee, qui signifie « peuple des maisons longues », plus communément appelé « Iroquois ». ↩︎
  11. DARMANGEAT, Christophe (2010). L’oppression des femmes, hier et aujourd’hui : pour en finir demain!, p. 31, http://gesd.free.fr/darmanfem.pdf. ↩︎
  12. LOMBARD, Marlize et KYRIACOU, Katharine (28 septembre 2020). « Hunter-gatherer women », Oxford Research Encyclopedia of Anthropology, https://doi.org/10.1093/acrefore/9780190854584.013.105. ↩︎
  13. HAAS, Randall et coll. (2020). « Female Hunters of the Early Americas », Science Advances, Vol. 6, no 45. eabd0310, https://doi.org/10.1126/sciadv.abd0310. ↩︎
  14. HABIB, Irfan (2015). People’s History of India, Vol. 1, Tulika, p. 66. ↩︎
  15. DRAPER, Patricia (1997). Institutional, Evolutionary, and Demographic Contexts of Gender Roles: A Case Study of !Kung Bushmen, University of Nebraska-Lincoln, Anthropology Faculty Publications, https://digitalcommons.unl.edu/anthropologyfacpub/4. ↩︎
  16. Ibid. [Notre traduction] ↩︎
  17. LOMBARD et KYRIACOU (28 septembre 2020), op. cit. [Notre traduction] ↩︎
  18. KNIGHT, Chris (2021). « Did communism make us human? », The Brooklyn Rail, https://brooklynrail.org/2021/06/field-notes/Did-communism-make-us-human. [Notre traduction] ↩︎
  19. MOLLER, Amanda (2019). « The changing women’s rights of Africa’s San people », Unearth Women, https://www.unearthwomen.com/the-changing-womens-rights-of-africas-san-people/. [Notre traduction] ↩︎
  20. HABIB, Irfan (2015). People’s History of India, vol. 1, Tulika, p. 41. ↩︎
  21. ENGELS (2025), op. cit., p. 2. ↩︎
  22. MITHEN (2004), op. cit., p. 139. ↩︎
  23. Ibid., p. 391. ↩︎
  24. Ibid., p. 136. ↩︎
  25. Ibid., p. 140. ↩︎
  26. WILLCOX, George et STORDEUR, Danielle (2012). « Large-scale cereal processing before domestication during the tenth millennium cal BC in northern Syria », Antiquity, Cambridge University Press, 86(331), pp. 99-114, doi: 10.1017/S0003598X00062487. ↩︎
  27. MILNER, Nicky (2018), Star Carr, Volume 1, White Rose University Press, https://doi.org/10.22599/book1. ↩︎
  28. MITHEN, op. cit., p. 30 et 34. ↩︎
  29. MITHEN, op. cit., p. 37. ↩︎
  30. HILLMAN, Gordon et coll. (2001). « New evidence of Late glacial cereal cultivation at Abu Hureyra on the Euphrates », The Holocene, 11(4), pp. 383–393, doi: 10.1191/095968301678302823. ↩︎
  31. GIDDENS, Anthony (1981). A Contemporary Critique of Historical Materialism, vol 1., University of California Press, p. 156. [Notre traduction] ↩︎
  32. MANN, Charles C. (Juin 2011). « The Birth of Religion », National Geographic, https://www.nationalgeographic.com/magazine/2011/06/gobeki-tepe/. [Notre traduction] ↩︎
  33. ENGELS, Friedrich (1976). Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Éditions sociales, p. 70 (œuvre originale publiée en 1886). ↩︎
  34. CLARE, Lee (2020). A brief summary of research at a new World Heritage Site (2015–2019), https://lens.idai.world/?url=/repository/eDAI-F_2020-2/eDAI-F_Clare.xml. ↩︎
  35. CURRY, Andrew (2021). « How ancient people fell in love with bread, beer and other carbs », Nature, https://www.nature.com/articles/d41586-021-01681-w. ↩︎
  36. MARX, Karl (1859). A Contribution to the Critique of Political Economy, Preface (trad. fr. : Critique de l’économie politique, Préface), https://www.marxists.org/archive/marx/works/1859/critique-pol-economy/preface.htm. [Notre traduction] ↩︎
  37. MARX (1993), op. cit., p. 416. ↩︎
  38. LIVERANI, Mario (2014). The Ancient Near East, Routledge, p. 38. ↩︎
  39. BRACE, Selina et coll. (2019). « Ancient genomes indicate population replacement in Early Neolithic Britain », Nature Ecology & Evolution, Vol. 3, (2019), pp. 765–771, https://www.nature.com/articles/s41559-019-0871-9?proof=t. ↩︎
  40. MITHEN, op. cit., p. 60. ↩︎
  41. MOLLESON, Theya (1994). « The Eloquent Bones of Abu Hureyra », Scientific American 271, no 2, pp. 70-75, http://www.jstor.org/stable/24942804. ↩︎
  42. HANSEN, Casper W. (2012). « Modern Gender Roles and Agricultural History : The Neolithic Inheritance », Journal of Economic Growth, p. 5, http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2170945. [Notre traduction] ↩︎
  43. BELKIN, Tara et coll. (2006). Woman the Toolmaker: Hideworking and Stone Tool Use In Konso, Ethiopia, Left Coast Press. ↩︎
  44. COCKSHOTT, Paul (2020). How the World Works : The Story of Human Labor from Prehistory to the Modern Day, Monthly Review Press, p. 38. ↩︎
  45. HENSHALL, Audrey (1985). The Chambered Cairns : The Prehistory of Orkney BC 4000–1000 AD, Edinburgh University Press. ↩︎
  46. ENGELS (2025), op. cit., pp. 100-101. ↩︎
  47. MARX, Karl (1859). Critique de l’économie politique, Préface, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1859/01/critique.pdf. ↩︎
  48. ARNAUD, Bernadette (2000). « First Farmers », Archaeology Magazine, Volume 53, No 6, Novembre/Décembre. ↩︎
  49. MITHEN, op. cit., p. 59. ↩︎
  50. Ibid., p. 434. ↩︎
  51. LIVERANI (2014), op. cit., p. 48. ↩︎
  52. Ibid., p. 52. [Notre traduction] ↩︎
  53. MARX (1993), op. cit., p. 372. ↩︎
  54. PEOPLES, Hervey C., DUDA, Pavel et MARLOWE, Frank W. (2016). « Hunter-Gatherers and the Origins of Religion », Human Nature; 27 : pp. 261-282, doi: 10.1007/s12110-016-9260-0. ↩︎
  55. LIVERANI (2014), op. cit., p. 53. ↩︎
  56. Ibid., p. 53. ↩︎
  57. Ibid., p. 62. ↩︎
  58. MARX (1993), op. cit., p. 396. ↩︎
  59. LIVERANI (2014), op. cit., p. 69. [Notre traduction] ↩︎
  60. Ibid., p. 72. ↩︎
  61. Ibid., p. 101. ↩︎
  62. SCOTT, James C. (2017). Against the Grain: A Deep History of the Earliest States, Yale University Press, p. 159. ↩︎
  63. ENGELS (2025), op. cit., p. 65. ↩︎
  64. L’Épopée de Gilgamesh (2015). Éditions Albin Michel, trad. Abed Azrié, p. 16 (œuvre originale du XVIIIe au XVIIe siècle av. J.-C.). ↩︎
  65. ENGELS (2025). op. cit., p. 74. ↩︎
  66. TROTSKY, Léon (2024). En défense du marxisme, Pathfinder, p. 43 (œuvre originale publiée en 1942). ↩︎
  67. HALLO, William W. et SIMPSON, William K. (1971). The Ancient Near East, Harcourt Brace Jovanovich, pp. 25-26. ↩︎
  68. La satire des métiers, retranscrit dans VERNUS, Pascal (2001). Sagesses de l’Égypte pharaonique, Paris, Imprimerie Nationale éditions, p. 249. ↩︎
  69. MARX (1993). op. cit., p. 107. ↩︎
  70. LIVERANI (2014), op. cit., p. 75. ↩︎
  71. L’Épopée de Gilgamesh (2015), op. cit. ↩︎
  72. LIVERANI (2014), op. cit., p. 88. [Notre traduction] ↩︎
  73. Ibid., p. 88. ↩︎
  74. Ibid., p. 89. ↩︎
  75. Ibid., p. 80. [Notre traduction] ↩︎
  76. ENGELS (2025), op. cit., p. 178. ↩︎
  77. GRAEBER, David (2014). Debt: The First 5000 Years, Melville House, 2014, p. 19. [Notre traduction] ↩︎
  78. MARX (1993), op. cit., pp. 843-844. ↩︎
  79. CHILDE, Gordon (1950). « The Urban Revolution », The Town Planning Review, Liverpool University Press, 21(1) : pp. 3–17. [Notre traduction] ↩︎
  80. MARX (1993), op. cit., p. 806. ↩︎
  81. Dans la littérature anthropologique le terme « Pristine States » est utilisé pour désigner les premiers États, qui seraient apparus directement de la société sans État, sans influence extérieure significative. [Note du traducteur] ↩︎
  82. MARX, Karl et ENGELS, Friedrich (1972). La Sainte Famille, Éditions sociales, p. 116 (œuvre originale publiée en 1845). ↩︎
  83. PLEKHANOV, Georges (1976). Sur le rôle de l’individu dans l’histoire, Nouveau bureau d’édition, p. 64 (œuvre originale publiée en 1898). ↩︎
  84. SCOTT, James C. (2017). Against the Grain: A Deep History of the Earliest States, Yale University, p. 4. ↩︎
  85. LIVERANI (2014), op. cit., p. 572. ↩︎
  86. ENGELS (2025), op. cit., p. 74. ↩︎
  87. Ibid., pp. 181-182. ↩︎