
Plus tôt cette année, Mark Carney a annoncé son intention de réduire les dépenses fédérales de 15% au cours des trois prochaines années. Mais considérant la situation difficile auquel fait face l’économie canadienne, ces coupes ne sont probablement que le début. Jusqu’où Carney va-t-il aller?
L’histoire récente des gouvernements libéraux peut nous éclairer. Entre le milieu et la fin des années 1990, le gouvernement libéral de Jean Chrétien a mis en œuvre l’austérité la plus profonde à l’échelle fédérale de l’histoire du Canada. Dans son discours de victoire, Carney a déclaré que l’ancien premier ministre Jean Chrétien était une « source d’inspiration » et et s’est engagé à poursuivre sa tradition de « responsabilité budgétaire » – une référence pas si subtil aux coupes à la tronçonneuse menées par celui-ci.
Se pencher sur les années Chrétien peut donc nous donner un aperçu de ce que l’on peut s’attendre du gouvernement Carney.
La dette des années 90
Comme aujourd’hui, en 1993, les libéraux de Chrétien ont été élus dans un contexte de grave crise économique. L’économie était en récession et le chômage dépassait les 11%.
Chrétien a promis de mettre en place un programme national de garde d’enfants et un programme limité de travaux publics. Il a également promis d’abolir la régressive taxe sur les produits et services (TPS) introduite par l’administration précédente de Brian Mulroney. C’est sur ces promesses qu’il a pris le pouvoir.
En plus de ces mesures populaires, Chrétien s’est engagé à réduire le déficit fédéral en réponse aux demandes de la classe dirigeante canadienne de l’époque. Au début des années 90, la dette fédérale du Canada avait atteint un niveau record d’environ 68% du PIB. Cette situation a conduit à une dégradation de la cote de crédit du Canada et à la crainte, sur les marchés internationaux, que le pays ne rembourse pas ses emprunts.
Durant cette période, le Wall Street Journal a publié un éditorial très lu, qualifiant le Canada de « membre honoraire du tiers-monde ». Les investisseurs qualifiaient le dollar canadien de « peso du Nord ». Au Canada, on craignait que l’inquiétude des investisseurs ne fasse grimper le coût des paiements d’intérêts, alourdissant encore la dette du pays et l’enfermant ainsi dans une spirale infernale.
De ses promesses, Chrétien n’a tenu que celle de réduire le déficit fédéral – ce qu’il a fait aux dépens des travailleurs et des pauvres.
La volonté de Chrétien de réduire les dépenses n’avait pas grand-chose à voir avec l’idéologie. Au cours des décennies précédentes, les administrations libérales et progressistes-conservatrices avaient creusé des déficits importants et pouvaient le faire confortablement en sachant que le fardeau de la dette du Canada était relativement faible.
Au moment de l’élection de Chrétien, le plafond avait été atteint. La menace bien réelle de nouvelles réductions de la cote de crédit, voire d’une suspension des prêts, était trop lourde à porter pour l’élite économique du Canada. Elle a exigé que son parti agisse – et il n’était pas question que ce soit elle qui paie l’addition.
La pression de la classe dirigeante était immense et tous les grands partis du Canada ont commencé à se rallier aux mesures d’austérité. Le programme de Chrétien n’était pas unique. Une austérité douloureuse a également été appliquée dans de nombreuses provinces du Canada, même par le NPD de Roy Romanow en Saskatchewan.
L’austérité de Chrétien
En 1995, les libéraux de Chrétien dévoilent un budget que le Globe & Mail décrit comme « la plus importante réduction des dépenses fédérales de l’histoire du Canada ». Le budget propose de réduire de près de 10% sur deux ans les dépenses opérationnelles non liées à la défense.
Ces mesures comprenaient des coupes dans les transferts fédéraux en santé, des restrictions à l’accès à l’assurance-emploi, 45 000 licenciements au sein de la main-d’œuvre fédérale et l’arrêt de la construction de logements sociaux par le gouvernement fédéral. Chrétien a également poursuivi la privatisation du CN et de Petro Canada, un processus qui avait été entamé sous Brian Mulroney.
L’impact des coupes de Chrétien sur la classe ouvrière a été énorme et se fait encore sentir aujourd’hui. Les dépenses fédérales en matière de soins de santé ont tellement diminué qu’il a fallu attendre 2004 pour retrouver le niveau d’avant 1993. Le Canada est passé de 5,4 lits d’hôpitaux pour 1000 habitants en 1993 à 3,5 en 2003, et a encore diminué depuis. Les personnes qui attendent aujourd’hui des heures dans les couloirs des hôpitaux pour se faire soigner peuvent remercier Chrétien.
Entre 1993 et 2002, la proportion de personnes éligibles à l’assurance-emploi a chuté de 57 à 38%. La fin de la construction de logements sociaux par le gouvernement fédéral a largement contribué à la crise du logement que connaît aujourd’hui le Canada. En outre, une grande partie des terrains anciennement publics qui auraient pu être utilisés pour construire des logements ont été vendus à rabais lors de la vague de privatisations des années 80 et 90.
Tels sont les coûts humains et sociaux réels de la « responsabilité fiscale » de Chrétien – le même genre de coûts dont il faut s’attendre de l’austérité de Carney.
De Chrétien à Carney
Il existe d’importantes similitudes entre la première période du mandat de Chrétien et celle de Carney. Tous deux ont gouverné pendant des périodes de crise économique qui ont nécessité des coupes profondes dans les dépenses sociales, du moins d’un point de vue capitaliste.
Carney prévoit de procéder à des coupes aussi importantes que Chrétien, sinon plus. Alors que Chrétien a procédé à des coupes totalisant 10% sur deux ans, Carney promet des coupes totalisant 15% sur trois ans, bien qu’il utilise des mesures légèrement différentes et cible des domaines différents – du moins pour l’instant. Les affirmations de Carney selon lesquelles ses réductions seront indolores sont donc aussi creuses que celles de son prédécesseur.
Tous deux ont également promis des réformes mineures afin de garantir leur victoire électorale. Chrétien a abandonné ces engagements une fois sa position au pouvoir assurée. Il ne faudra pas s’étonner si Carney recourt à la même ruse.
Cependant, il existe également des différences importantes. Bien que Chrétien ait affirmé que ses mesures avaient permis d’éviter au Canada de devenir « une autre Grèce », il est largement reconnu que la reprise économique du Canada à partir des années 90 était davantage liée à la reprise de l’économie mondiale, à savoir l’ouverture de la Chine au marché mondial et la reprise de l’économie américaine, deux partenaires commerciaux majeurs du Canada.
Carney n’est pas confronté à une telle situation dans l’économie mondiale d’aujourd’hui, bien au contraire. Ses mesures auront donc tous les inconvénients de celles de Chrétien et il est peu probable qu’elles conduisent à une grande reprise économique.
Contrairement à Carney, Chrétien a également gouverné pendant une période d’hégémonie américaine inégalée. Le fait que le Canada soit abrité sous l’immense parapluie de sécurité américain a permis de maintenir les dépenses militaires à un niveau relativement bas pendant le mandat de Chrétien. De son côté, alors que Chrétien effectuait l’essentiel de ses coupes dans les services sociaux, il a également mis la hache dans les Forces armées canadiennes, notamment en licenciant des milliers de soldats et en fermant des bases. Les dépenses de défense ont en fait diminué pendant le mandat de Chrétien, passant de l’équivalent de 1,9% du PIB en 1993 à 1,1% en 2003.
Carney ne dispose pas d’une telle marge de manœuvre. Son engagement à porter les dépenses de défense à 5 % du PIB se traduira par des coupes encore plus importantes dans d’autres domaines et de manière plus concentrée, c’est-à-dire dans les domaines qui touchent le plus le travailleur moyen.
Les mesures d’austérité de Carney seront comme celles de Chrétien avant lui, mais plus profondes, plus soutenues et plus ciblées sur ceux qui peuvent le moins se le permettre. Des coupes d’une telle profondeur signifient qu’aucun programme ne sera trop sacré. Les hôpitaux, les universités, l’assurance-emploi, les prestations de garde d’enfants – tout sera menacé par la hache de l’austérité, à un degré jamais vu depuis plusieurs générations. Les coupes préparées par le gouvernement actuel feront passer celles de Chrétien pour des égratignures.
Dans ces conditions, le soutien populaire de Carney peut rapidement se tarir. Des millions de personnes pourraient tirer des conclusions radicales dans un laps de temps relativement court sur ce qu’il convient de faire pour garantir un mode de vie décent. Il faut s’attendre à des explosions de colère de classe sur de multiples fronts.
Chrétien a passé dix ans au pouvoir et a pu surmonter l’opposition et mettre en œuvre son programme régressif. Il nous appartient de veiller à ce que Carney n’y parvienne pas.