Lorsque Justin Trudeau affirmait que le « Canada est de retour », on aurait pu l’interpréter comme une autre de ces phrases creuses dont il est l’expert. Avec le dévoilement de la nouvelle politique de défense du Canada, le 7 juin dernier, on comprend mieux ce qu’il entendait par là. Le gouvernement Trudeau a notamment annoncé de nouveaux investissements massifs dans le budget de la défense, principalement pour l’achat d’avions et de navires de combat. Mais cette nouvelle politique de défense indique surtout un changement de cap important dans la politique étrangère canadienne. Un rôle plus indépendant par rapport aux États-Unis ainsi qu’une participation accrue aux guerres impérialistes sont à l’ordre du jour. Les turbulences sur la scène internationale provoquent un rebrassage des cartes, et la bourgeoisie canadienne a bien l’intention d’en profiter pour faire progresser ses intérêts.

Des avions de chasse féministes

À part des mots vagues et des tentatives d’enjoliver la violence impérialiste (on y parle même de « politique étrangère féministe progressiste » !), le document intitulé Protection, Sécurité, Engagement contient surtout des engagements budgétaires importants. Le gouvernement canadien y annonce essentiellement des investissements supplémentaires de 62,3 milliards en défense au cours des vingt prochaines années, en plus des fonds déjà prévus par les conservateurs. Le budget de la défense passera donc de 18,9 milliards de dollars en 2016-2017 pour atteindre un sommet de 33,4 milliards en 2027-2028, une augmentation d’environ 75%. Cet argent frais sert non seulement à donner un coup de jeune à l’équipement et aux infrastructures, mais surtout à acheter de l’armement neuf et à augmenter la taille des forces armées.

Notamment, la nouvelle politique prévoit d’accroître les effectifs des Forces armées canadiennes de 3500 nouveaux militaires et de 1500 nouveaux réservistes, et ceux des Forces d’opérations spéciales de 605 nouveaux militaires. Dans le domaine du renseignement, c’est 120 nouveaux postes militaires qui seront créés, notamment dans l’optique d’améliorer la présence canadienne dans le cyberespace : « une posture de cyberopérations exclusivement de nature défensive ne suffit plus », affirme le document.

Mais surtout, la plus grosse part du gâteau ira à l’achat d’armement. Notamment, 88 avions de chasse et 15 navires de combat de surface seront achetés, pour un investissement de 19 et 60 milliards de dollars respectivement. Les libéraux viennent donc plus que doubler les dépenses en armement contenues dans le plan précédent des conservateurs, qui prévoyait déjà 9 milliards de dollars pour l’achat d’avions, et 26 milliards pour des navires de combat. Ces achats d’armement feront doubler la proportion du budget de la défense consacrée à de l’équipement majeur dès l’année prochaine, passant de 10,84% en 2016-2017 à 19,77% en 2017-2018.

Alors que Trudeau se dit féministe et progressiste, il dépense des milliards de dollars tirés des poches des travailleur-euses sur des guerres impérialistes. Ce tournant militariste du premier ministre a probablement choqué beaucoup de gens, mais il n’a rien de surprenant. Il ne survient pas parce que Trudeau est particulièrement belliqueux ou sanguinaire, mais parce que le Canada est un pays capitaliste ayant des intérêts impérialistes à travers le monde. Féministe ou non, Trudeau doit prendre des mesures pour défendre ces intérêts.

Quand les travailleur-euses demandent de meilleurs salaires et pensions de retraite ou de l’argent pour la santé et l’éducation, on leur dit que les coffres sont vides. Mais quand il s’agit d’acheter des avions de chasse, des navires de combat ou d’embaucher plus de soldats pour envahir et bombarder ou protéger des intérêts impérialistes à travers le monde, l’argent ne manque pas. Cela démontre clairement le vide des discours progressistes de Trudeau, qui ne servent qu’à cacher son vrai programme.

Le militarisme canadien

Ces investissements se comprennent mieux à la lumière de l’allocution de Chrystia Freeland, ministre des Affaires étrangères, à la Chambre des communes la veille. Elle y a annoncé un rôle plus actif et plus indépendant du Canada sur la scène mondiale, y compris sur le plan militaire, en raison des bouleversements subis par l’ordre « libéral démocratique » mondial. Elle a d’abord constaté l’instabilité grandissante sur la scène mondiale, notamment avec « l’aventurisme militaire et l’expansionnisme de la Russie », les échecs des puissances occidentales en Syrie et en Ukraine, et la montée en puissance de la Chine. Puis, Freeland a condamné à mots voilés mais durs l’impuissance des États-Unis à préserver « l’ordre d’après-guerre », autrement dit la domination des grandes puissances occidentales sur la moitié de la planète. Par conséquent, la « stratégie [du Canada] doit [maintenant] consister à renouveler, en fait à renforcer, l’ordre multilatéral de l’après-guerre. »  Le message envoyé par la ministre est clair : la bourgeoisie canadienne ne peut plus se fier aux États-Unis pour protéger ses intérêts impérialistes. Elle doit trouver d’autres options.

La ministre a donc annoncé un rôle plus actif du Canada sur le plan militaire. C’est ainsi qu’il faut comprendre les investissements massifs dans le budget de la défense. « La diplomatie et le développement canadiens nécessitent parfois l’appui de la puissance dure », a-t-elle affirmé : « […] Se fier uniquement au bouclier protecteur des États-Unis ferait de nous un État client ». Le Canada doit se doter d’une « armée efficace, professionnelle et solide » s’il veut avoir son mot à dire et ne pas laisser aux « grandes puissances le pouvoir de prendre les décisions entre elles ». Elle a donc annoncé que le Canada briguerait un mandat de deux ans au Conseil de sécurité de l’ONU. Elle a aussi souligné le déploiement militaire du Canada en Lettonie cet été. Cette mission de l’OTAN consiste essentiellement à placer des troupes à la frontière de la Russie, pour servir de chair à canon permettant de justifier une intervention canadienne en cas d’invasion russe vers l’Europe.

La nouvelle politique de défense dit justement viser à permettre aux Forces armées canadiennes de mener simultanément « deux déploiements prolongés d’environ 500 à 1 500 militaires dans deux théâtres d’opérations différents, y compris un à titre de pays chef de file », en plus de plusieurs autres déploiements d’envergure moindre ou de plus courte durée.

Il faut dire que la volonté de la bourgeoisie canadienne d’avoir recours de façon accrue à la force militaire ne date pas d’hier. Les précédentes politiques de défense, en 2005 sous les libéraux et en 2008 sous les conservateurs, avaient déjà amené une hausse de 35% du budget de la défense entre 2005 et 2011. Cette hausse avait permis d’accroître les effectifs des Forces armées canadiennes de plusieurs milliers, ainsi que d’effectuer une mise à niveau importante des équipements. La tendance militariste n’a été stoppée qu’en raison de la crise économique et de la politique de réduction du déficit adoptée par Harper en conséquence.

Le Canada est loin d’être cette nation calinours gardienne de la paix décrite par sa mythologie nationaliste. Bien qu’il soit une puissance moyenne et qu’il soit loin de dépenser autant dans ses forces armées que les États-Unis, le Canada reste une nation impérialiste. Il est une des principales forces impérialistes dans le secteur minier en Afrique, et y défend les intérêts de ses multinationales dont les exactions ont été révélées au grand jour dans le livre Noir Canada. Le Canada a joué un rôle important dans le coup d’État à l’encontre de Jean-Bertrand Aristide en Haïti en 2004. Il a aussi participé aux missions criminelles en Afghanistan, en Iraq, en Libye et en Syrie.

Le déclin des États-Unis

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la politique étrangère du Canada est intrinsèquement liée à celle de son voisin. Plus de 70% des échanges commerciaux du Canada sont conclus avec les États-Unis, de même que 42% de ses investissements directs à l’étranger. Les secteurs dans lesquels le Canada investit le plus aux États-Unis sont la finance et les assurances, avec un total de 131 milliards en 2014. Les liens du Canada avec les banques américaines signifient qu’il reçoit une partie des profits de l’impérialisme américain. La pire catastrophe pour le Canada serait que ces liens commerciaux et financiers soient coupés. De cette position a découlé une politique étrangère qui suivait assez fidèlement celle des États-Unis.

Mais la bourgeoisie canadienne ne peut pas avoir manqué de remarquer la faiblesse de son allié traditionnel. Cette faiblesse n’est pas militaire (aucune nation ne rivalise, même de loin, avec les capacités américaines), mais bien politique. Le déclin relatif de l’impérialisme américain est marqué par des tensions croissantes entre les grandes puissances occidentales alliées au sein de l’OTAN, alors qu’elles tendent à devenir de plus en plus indépendantes des États-Unis. L’arrivée de Donald Trump au pouvoir n’a fait que jeter de l’huile sur le feu. Le récent sommet de l’OTAN a permis de constater l’ampleur des divergences transatlantiques. Lors de la rencontre tenue à Bruxelles, Trump a lancé un message clair à ses alliés.

En effet, contrairement aux conventions, lors de son allocution à cette rencontre Trump n’y a pas confirmé son engagement envers l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord, coeur de l’OTAN qui prévoit le principe de la défense mutuelle entre alliés. Le président américain a plutôt sévèrement critiqué les alliés pour leur défaut de respecter le minimum d’investissement en défense de 2% du PIB exigé par l’OTAN. Le message aux pays européens – continuez dans cette direction et vous ne pourrez plus compter sur notre protection – n’a fait qu’exacerber les tensions. La déclaration de la chancelière allemande Angela Merkel à la sortie du sommet démontrait l’ampleur du gouffre qui sépare ces grandes puissances : « [L’Europe] doit prendre son destin réellement en mains. […] L’époque pendant laquelle il était possible de compter les uns sur les autres est en quelque sorte terminée », a-t-elle affirmé.

Comme le faisait remarquer Ivo H. Daalder du Chicago Council on Global Affairs dans le New York Times, « il semble qu’on assiste à la fin d’une époque, celle pendant laquelle les États-Unis dirigeaient et l’Europe suivait ». Le New York Times soulignait de plus : « Avec des États-Unis moins disposés à intervenir à l’étranger, l’Allemagne, en partenariat avec la France, devient une puissance de plus en plus dominante. »

La montée des tensions entre l’Europe et les États-Unis n’est que la poursuite du lent déclin de l’empire américain, qui s’est accéléré dans les dernières années. L’échec retentissant de l’aventure en Iraq et en Afghanistan a été suivi en 2008 par l’intervention russe en Géorgie, devant laquelle les États-Unis ont été impuissants. Depuis, les humiliations se sont accumulées. Le coup d’État en Ukraine aurait dû être une opération relativement simple, mais s’est terminé par l’annexion de la Crimée par la Russie. En Syrie, l’incapacité de l’impérialisme américain à renverser Bachar al-Assad et le passage subséquent de la Turquie du côté russe ont montré que le colosse a des pieds d’argile. L’hostilité récente des Philippines à l’égard des États-Unis – et la nouvelle orientation de l’archipel vers la Chine – est un autre signe de la faiblesse de l’empire américain.

La nouvelle orientation du Canada s’inscrit dans la même vague de cette volonté récemment exprimée par l’Europe de ne plus compter sur les États-Unis. David Bercuson, de l’Institut canadien des affaires mondiales, soulevait dans une lettre au Globe and Mail : « Lorsque le Canada a rejoint le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD) en 1959, notre contribution aux actifs du commandement binational s’élevait à un tiers. […] Aujourd’hui nous celle-ci est d’un sixième. Tout le reste est financé par les États-Unis. Nous contribuons aussi peu que possible. Pourquoi? Parce que nous tenons pour acquis que les États-Unis nous protégeront. Mais est-ce bien le cas? Qu’arrivera-t-il si M. Trump décide que les États-Unis cesseront de ramasser la facture pour le Canada? »

Une nouvelle trajectoire commerciale

Mais le message le plus clair de l’allocution de Chrystia Freeland à la Chambre des communes a été que le Canada entendait maintenant « établir clairement sa propre trajectoire souveraine ». Tout en réaffirmant les engagements actuels du Canada auprès des États-Unis, Freeland a indiqué vouloir accroître la participation aux organisations internationales, et surtout rapprocher le Canada de l’Europe. À cet effet, elle a insisté sur l’importance de l’Accord économique et commercial global (AECG), « notre accord commercial historique avec l’Union européenne ». Freeland a par ailleurs affirmé que l’AECG ne serait que le début, et que le Canada intensifierait ses efforts en vue d’établir d’autres accords commerciaux.

La classe dirigeante américaine est en crise et s’entredéchire sur la voie à suivre pour sortir le pays de l’impasse. L’arrivée de Trump à la présidence, l’abandon du Partenariat transpacifique (PTP), et la montée des tendances protectionnistes sont l’expression de cette crise. Il devient donc de plus en plus risqué pour le Canada de mettre tous ses œufs dans le panier américain. La relation commerciale privilégiée entretenue avec la première puissance mondiale, avantageuse pour le Canada jusqu’à récemment, se transforme en fardeau alors que les États-Unis menacent d’entraîner leur voisin nordique dans leur chute. Ils ont maintenant à leur tête un énergumène prêt à saboter les ententes commerciales aux fondements de la relation entre les deux alliés. La renégociation de l’ALENA et la réouverture du conflit du bois d’œuvre ne peuvent que confirmer à la bourgeoisie canadienne qu’il est temps d’élargir ses horizons commerciaux. L’AECG est particulièrement important à cet égard, puisqu’il donne l’occasion à la bourgeoisie canadienne de tisser plus de liens commerciaux avec le deuxième marché mondial.

Les dernières années ont aussi vu le Canada tenter d’établir des relations commerciales avec les pays d’Asie. Suite au sabotage du PTP par Trump, Justin Trudeau s’est entretenu avec son homologue japonais Shinzo Abe en vue de l’établissement d’un accord commercial bilatéral. Et lors de la dernière rencontre de la Coopération économique de la zone Asie-Pacifique (APEC), en mai, les ministres du Commerce des 11 autres pays du défunt PTP, dont le Canada, se sont entendus pour discuter d’une version révisée de l’accord commercial, mais sans les États-Unis. Par ailleurs, d’autres initiatives indiquent une orientation accrue vers l’Asie, notamment l’établissement à Jakarta en 2016 d’une ambassade dédiée spécialement aux relations du Canada avec l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), ce qui viserait à ouvrir la voie vers l’inclusion du Canada dans le Partenariat économique régional global (RCEP) entre les pays de l’ASEAN et la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Inde, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Notons aussi le début de discussions exploratoires avec la Chine en vue d’un accord bilatéral.

Crise économique, crise politique

Bien sûr, il serait absurde de penser que le Canada puisse mener une politique étrangère réellement indépendante des États-Unis, surtout sur le plan militaire. En effet, le Canada ne possède aucune base militaire à l’étranger. Toutefois, dans une situation de turbulence et de tensions vives sur la scène diplomatique et économique, et considérant la présence de l’imprévisible Trump à la Maison-Blanche, il devient risqué pour lui de trop dépendre des États-Unis. Les conflits au sein de l’OTAN, l’instabilité et les guerres au Moyen-Orient, les changements d’allégeance historiques, les tensions en mer de Chine, tout cela indique des orages à l’horizon, et la bourgeoisie canadienne en est bien consciente.

Elle a donc tout intérêt à développer ses capacités militaires, afin de pouvoir défendre ses intérêts nationaux lors des prochains conflits qui émergeront inévitablement. L’instabilité mondiale signifie que les prochaines années risquent de voir d’autres conflits régionaux lors desquelles les grandes puissances se rediviseront les parts du butin de l’impérialisme. L’impuissance grandissante des États-Unis offre l’occasion au Canada d’avancer ses pions avec une plus grande indépendance.

Bien qu’il ne soit pas en mesure de réellement rivaliser militairement avec grand monde, le Canada entend se servir du front militaire à la fois pour avancer ses propres intérêts impérialistes, notamment en Afrique, où il est déjà présent en République démocratique du Congo et au Soudan du Sud, et comme élément de marchandage à offrir aux États-Unis. Considérant la renégociation de l’ALENA à venir, ainsi que les négociations dans l’industrie du bois d’œuvre et dans le conflit opposant Boeing et Bombardier, il est à prévoir que le Canada propose de participer ou de mener une aventure militaire pour le compte des États-Unis, en échange de compromis dans les négociations commerciales en cours. Le ministre de la Défense Harjit Sajjan a justement affirmé récemment envisager d’envoyer de nouvelles troupes en Afghanistan.

Ainsi, le léger regain de vigueur de l’économie mondiale n’a pas été capable de régler les contradictions profondes qui minent le capitalisme pourrissant. Les élans protectionnistes démontrent une tentative par les différentes bourgeoisies nationales de protéger leur marché intérieur, alors que les innombrables manigances et négociations à portes closes en vue d’établir des accords commerciaux indiquent qu’elles se tiraillent pour obtenir de plus grandes parts du marché mondial. Cela se traduit inévitablement par des tensions et une turbulence accrues. La force militaire est parfois la seule manière de régler ces tensions. Comme le disait Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». « La politique, c’est de l’économie concentrée », rajoutait Lénine.