Suppressions d’emplois

Par le passé, les travailleurs licenciés recevaient l’intégralité deleur salaire de base jusqu’à ce qu’ils soient affectés à un autre poste.Mais désormais, cette allocation de 100 % ne sera versée que le premiermois, après quoi les travailleurs concernés ne toucheront que 60 % deleur salaire de base, et ce pendant une période qui dépendra de la duréede leur dernier emploi : pendant un mois pour ceux qui ont travaillépendant 19 ans ; pendant deux mois pour ceux qui ont travaillé entre 20et 25 ans ; pendant trois mois pour la tranche de 26 à 30 ans, etpendant 5 mois pour tous ceux qui ont travaillé plus de 30 ans.

En outre, les salaires des travailleurs du secteur public seront liésà la productivité. Cette mesure avait déjà été annoncée par RaulCastro. Mais toutes les entreprises ne l’avaient pas mise en oeuvre àcause de la grave crise économique que traverse l’économie cubaine.

Le communiqué de la CTC reprend également l’idée – déjà formulée parRaul Castro – qu’il faut réduire les « dépenses sociales excessives »,et qu’il faut éliminer les « subventions excessives » et les « primesinjustifiées ». Cela semble annoncer une vaste restructuration dusystème de protection sociale, les allocations et les droits devant êtresoumis à des conditions et des critères plus restrictifs. Cela setraduira probablement par la suppression du système de « carnets derationnement » donnant accès à tous les Cubains à un panier de bienshautement subventionnés, surtout de la nourriture. Quant à l’extensiondes licences d’auto-entrepreneurs, elle légalisera de facto une situation où, pour joindre les deux bouts, de nombreux Cubains ont été forcés de recourir au marché noir.

« Auto-entrepreneurs »

Pour la première fois, des petites entreprises privées serontautorisées à embaucher des salariés, en payant des cotisations sociales.L’Etat cubain espère ainsi accroître ses recettes fiscales de 400 %. Ily a déjà 170 000 auto-entrepreneurs légaux – et probablement autant surle marché noir.

Les salaires cubains sont relativement bas. Mais le logement,l’éducation, les transports et la santé y sont gratuits ou hautementsubventionnés, de même que les aliments concernés par les « carnets derationnement ». Le problème, c’est que ce salaire social ne permet plusaux Cubains de vivre correctement, de sorte qu’ils doivent faire unebonne partie de leurs courses en pesos convertibles (CUC), quis’échangent au taux de 1 contre 24 pesos cubains – sachant que lessalaires sont payés en pesos cubains.

Les magasins CUC sont tenus par l’Etat et vendent des marchandisesplus chères, ce qui permet à l’Etat de récupérer les devises fortes queles Cubains obtiennent soit par le biais de l’argent expédié del’étranger, soit au moyen d’activités légales, semi-légales ou illégalestournées vers les touristes.

Une autre mesure annoncée récemment prévoit le prolongement de ladurée de location de terrains aux investisseurs étrangers : de 50 à 99ans. Cette mesure est justifiée par la nécessité d’apporter « de meilleures garanties et une meilleure sécurité aux investissements étrangers »,en particulier dans le secteur du tourisme. Par exemple, des sociétéscanadiennes projettent déjà de construire des hôtels de luxe avecterrain de golf, etc.

Cuba et le marché mondial

Les mesures annoncées par le gouvernement, qui font suite à d’autresdu même ordre, risquent d’accroître les inégalités, de développerl’accumulation privée, de miner l’économie planifiée et d’ouvrir unpuissant processus de restauration du capitalisme. Toutes ces mesuressont la conséquence de la grave crise économique que traverse Cuba,depuis deux ans.

L’économie cubaine est extrêmement dépendante du marché mondial. Elleen subit de plein fouet les mouvements. Ainsi, les prix du pétrole etde la nourriture ont massivement augmenté en 2007-08. Or Cuba importe80 % de la nourriture qu’elle consomme (essentiellement des Etats-Unis).Dans le même temps, le prix du nickel – que Cuba exporte – est tombé de24 dollars à 7 dollars la livre, en 2010. La récession mondiale aégalement affecté l’industrie du tourisme et les envois d’argent deCubains résidant à l’étranger. A tous ces facteurs s’ajoutent lesdévastations provoquées par trois ouragans, en 2008, dont le coût totalest estimé à 10 milliards de dollars.

Pour ses revenus en devises fortes lui permettant d’acheter des bienssur le marché mondial, Cuba dépend désormais lourdement de sesexportations de services médicaux (essentiellement au Venezuela). Cettesource de revenu s’élève à 6 milliards de dollars par an, soit troisfois plus que les revenus générés par le tourisme.

Tous ces facteurs combinés, auxquels s’ajoute le blocus américain,dessinent le tableau d’une économie cubaine sans base solide et trèsdépendante du marché mondial. Cela rappelle qu’il est impossible deconstruire le socialisme dans un seul pays – non d’un point de vuethéorique, mais dans le langage froid des faits économiques. Si c’étaitimpossible en Union Soviétique, ça l’est encore moins dans une petiteîle située à 150 kilomètres de la plus grande puissance impérialiste aumonde.

Quelle position devons-nous prendre vis-à-vis des propositions dugouvernement cubain ? Il est exact qu’en elle-même, l’ouverture depetites entreprises n’est pas une mesure négative. Une économieplanifiée n’a pas besoin de nationaliser tout, jusqu’au dernier salon decoiffure. Dans la transition vers le socialisme, il est inévitable quedes éléments de capitalisme coexistent avec la planification del’économie. En soi, cela ne constitue pas une menace – à conditionque l’Etat contrôle les secteurs clés de l’économie, et que l’Etat etl’industrie eux-mêmes soient fermement contrôlés par la classe ouvrière.

Quelle est la situation concrète, à Cuba, de ce point de vue ?Premièrement, les bases de l’économie cubaine sont extrêmement fragiles.Deuxièmement, Cuba se situe à proximité de l’impérialisme américain.Troisièmement, après des années de gestion bureaucratique, lesentreprises publiques sont dans un piteux état. Enfin, les salariéscubains n’ayant pas le sentiment de contrôler les entreprises où ilstravaillent, ils ne s’intéressent pas aux questions de productivité etd’efficacité. Il y a un sentiment général de malaise et demécontentement qui constitue le plus grand danger, pour la révolutioncubaine. Tout le monde s’accorde à dire que la situation actuelle nepeut pas continuer, que « quelque chose doit changer ». La questioncentrale est : que faire ?

La voie chinoise ?

L’idée que les problèmes de l’économie cubaine pourraient êtrerésolus grâce au développement du secteur privé est une idée fausse etdangereuse pour l’avenir de la révolution.

A la différence des réformes des années 90, les nouvelles entreprisesprivées seront désormais autorisées à embaucher de la main d’oeuvresalariée. Cela va créer une couche substantielle de petits capitalisteslégaux. On parle de 250 000 nouvelles licences, qui s’ajouteront aux 170000 existantes. Inévitablement, cette couche sociale développera desintérêts et une psychologie propres.

Un gouffre s’ouvrira entre les secteurs privé et public. Dans unesituation où l’Etat n’est pas en mesure de produire des biensindustriels et manufacturiers de bonne qualité, le secteur privé auratendance à se développer au détriment du secteur public. Deux tendancescontradictoires et mutuellement exclusives se développeront. Tôt outard, l’une devra l’emporter sur l’autre. Laquelle ? En dernièreanalyse, le secteur qui l’emportera sera celui qui attirera le plusd’investissements productifs, et, sur cette base, réalisera lesmeilleurs niveaux de productivité et d’efficacité. Le relâchement desrestrictions sur les investissements étrangers ouvrira la voie à uneaugmentation rapide du capital investi dans le secteur privé – d’aborddans le tourisme, puis dans d’autres secteurs clés.

La lutte entre ces deux tendances ne sera pas gagnée au moyen dediscours et d’exhortations, mais avec du capital et de la productivité.Ici, le poids écrasant du capitalisme mondial sera décisif. L’économieplanifiée n’est pas menacée par quelques barbiers ou chauffeurs de taxi,mais par la pénétration de l’économie cubaine par le marché mondial –et par ces éléments de l’appareil d’Etat qui, sans le dire publiquement,préfèrent une économie de marché à une économie socialiste planifiée.

Soyons clairs : de nombreux économistes cubains soutiennent lesmesures en question parce qu’ils sont favorables à l’abandon del’économie planifiée dans son ensemble. Ils sont partisans del’introduction de mécanismes de marché à tous les niveaux et d’uneouverture de tous les secteurs de l’économie aux investissementsétrangers. En d’autres termes, ils sont favorables au capitalisme. Cesgens défendent la « voie chinoise », bien qu’ils préfèrent désormaisparler de la « voie vietnamienne », étant données les innombrablescritiques dont la Chine fait l’objet, à Cuba. Mais cela ne change rienau fond de leur point de vue.

Le capitalisme cubain ne ressemblerait ni à la Chine, ni au Vietnam,mais plutôt au Salvador ou au Nicaragua après la victoire de lacontre-révolution. Le pays retomberait rapidement dans une situationsemblable à ce qui existait avant la révolution de 1959 – une situationde misère, de dégradation et de dépendance semi-coloniale. Toutes lesconquêtes de la révolution seraient détruites.

Corruption et bureaucratie

« Mais on ne peut pas continuer comme avant ! », diront certains.C’est exact. Mais nous rejetons fermement l’idée que la source duproblème réside dans la nationalisation des moyens de production. Lasupériorité d’une économie nationalisée et planifiée a été démontrée enURSS, par le passé. Et ce qui a miné les succès économiques de l’URSS,c’est la corruption, le gaspillage et la mauvaise gestion inhérents à unrégime bureaucratique. A la fin, la bureaucratie stalinienne a décidéde se transformer en classe propriétaire des moyens de production, et lecapitalisme a été restauré.

Fidel Castro a déjà dénoncé les problèmes de bureaucratisme et decorruption qui existent à Cuba. Plus récemment, Estaban Morales, duCentre d’études des Etats-Unis à l’Université de la Havane, s’estexprimé sans détour sur cette question. Dans un article publié sur lesite internet de l’Union Nationale des Ecrivains et Artistes Cubains(UNEAC), il écrivait : « Il ne fait aucun doute que lacontre-révolution avance, petit à petit, à certains niveaux de l’Etat etdu gouvernement. Il est clair que des dirigeants et officiels seconstituent un trésor de guerre en prévision de la chute de larévolution. Certains ont sans doute tout préparé pour transférer lesbiens publics dans des mains privées, comme ça s’est passé en URSS. »

Estaban Morales explique que le problème du marché noir et de lacorruption ne réside pas, au fond, dans la vente illégale, par desCubains ordinaires, de produits qu’on ne trouve pas sur les étalages desmagasins – mais plutôt du côté de ceux qui les fournissent, et qui souvent occupent de hautes positions dans l’appareil d’Etat.Morales ajoute que la corruption, à tous les niveaux de labureaucratie, est plus dangereuse que les soi-disant « dissidents »,lesquels n’ont aucune base de soutien dans la population. « S’ilssont affectés par l’ambiance de défiance à l’égard de la direction dupays, s’ils sont témoins de l’immoralité qui règne dans la gestion desressources (alors qu’elles sont officiellement le bien de tous), et ceau beau milieu d’une crise économique dont nous ne sommes pas encoresortis, les mêmes Cubains qui ne prêtent aucune attention au discoursdes dissidents n’en seront pas moins affaiblis dans leur résistancepolitique », écrit Morales.

Peu après la publication de son article intitulé : Corruption : la vraie contre-révolution ?,Estaban Morales a été exclu du Parti Communiste, malgré lesprotestations de sa section locale. L’article a été retiré du siteinternet de l’UNEAC.

L’une des principales menaces, pour la révolution, est l’absenced’une authentique démocratie ouvrière, c’est-à-dire d’une participationdirecte des travailleurs à la gestion de l’Etat et de l’économie. Celagénère démoralisation, scepticisme et cynisme. Cela mine l’espritrévolutionnaire du peuple. Combiné à une situation où les besoinsfondamentaux ne sont pas satisfaits, où le pouvoir d’achat des salairesbaisse et où la corruption des sommets de l’Etat est connue de tous, cephénomène devient une menace contre-révolutionnaire de premier ordre.

Un autre exemple est le report du VIe Congrès du Parti Communiste,qui était censé se tenir l’an passé, alors que le Ve Congrès s’est tenuen 1997, soit un délai de 13 ans. Nombreux sont ceux qui partagent lesinquiétudes d’Estaban Morales. Ils craignent, à juste titre, qu’unesection de la bureaucratie prépare un mouvement décisif vers larestauration du capitalisme.

Que faire ?

Il est exact que lorsque des conditions défavorables l’exigent, ilfaut être prêt à faire un pas en arrière. Ici, il est courant de seréférer à la Nouvelle Politique Economique (NEP) de Lénine, lorsque lerégime bolchevik a dû faire des concessions temporaires aux paysansriches. Mais ce qui est inacceptable, c’est de confondre un replitactique et une capitulation sur toute la ligne.

A l’époque de Lénine, les bolcheviks n’ont jamais pensé qu’il étaitpossible de construire le socialisme dans les seules frontières d’uneRussie arriérée et sous-développée. Lénine insistait sur l’idée que pourconsolider les conquêtes de la révolution et avancer vers lesocialisme, il faudrait que les travailleurs prennent le pouvoir dans unou plusieurs pays capitalistes avancés d’Europe. Les trahisons de lasocial-démocratie européenne l’ont empêché, et c’est ce qui a rendu laNEP inévitable. Mais celle-ci était présentée comme un recul temporaire imposé par le retard de la révolution mondiale, et non comme un pas en avant.

Les bolcheviks plaçaient tous leurs espoirs dans le développement dela révolution socialiste internationale. Voilà pourquoi Lénine etTrotsky attachaient tant d’importance à la construction de la IIIeInternationale. De même, Che Guevara incarnait l’espritinternationaliste de la révolution cubaine. Il comprenait que la surviede la révolution dépendait de son extension au reste de l’Amériquelatine.

La seule issue, pour la révolution cubaine, réside dansl’internationalisme révolutionnaire et la démocratie ouvrière. Le sortde la révolution cubaine est étroitement lié au sort de la révolution auVenezuela, en Amérique latine – et, en dernière analyse, à l’échellemondiale. D’où la nécessité de soutenir pleinement les forcesrévolutionnaires qui luttent contre l’impérialisme et le capitalisme enAmérique latine et au-delà. Au lieu de faire des concessions auxtendances capitalistes, la révolution cubaine devrait se prononcerclairement pour l’expropriation des capitalistes et des impérialistes auVenezuela, en Bolivie, en Equateur, etc. N’oublions pas que c’estl’expropriation des impérialistes et des capitalistes qui a permis à larévolution cubaine d’avancer, après 1959.

On nous répondra qu’une politique internationaliste ne permettra pasde satisfaire les besoins immédiats du peuple cubain. Bien sûr que non !Nous ne sommes pas des utopistes. Il faut combiner une politiquerévolutionnaire internationaliste avec des mesures concrètes pours’attaquer aux problèmes de l’économie cubaine. Comment ? A notre avis,les mesures proposées ne sont pas une solution durable. Il se peutqu’elles compensent telles ou telles carences dans l’immédiat, mais auprix de générer de nouvelles et profondes contradictions à moyen et longtermes.

Le peuple cubain a prouvé à de nombreuses reprises qu’il était prêt àfaire de grands sacrifices pour défendre la révolution. Mais il estessentiel que tout le monde fasse les mêmes sacrifices. Non auxprivilèges ! Il faut en revenir aux règles simples de la démocratiesoviétique que Lénine défendait dans L’Etat et la révolution :tous les officiels doivent être élus et révocables ; aucun officiel nedoit être mieux rémunéré qu’un travailleur qualifié ; toutes lespositions dirigeantes doivent être occupées à tour de rôle (« si tout lemonde est un bureaucrate, personne n’est un bureaucrate ») ; pasd’armée séparée, mais le peuple en arme.

Che Guevara insistait sur l’importance de l’élément moral, dans laproduction socialiste. C’est évidemment correct, mais cela ne peut êtregaranti que dans un régime où les travailleurs contrôlent la productionet se sentent responsables des décisions qui affectent tous les aspectsde l’économie et de la vie sociale. Certes, étant données lesdifficultés de l’économie cubaine, un élément d’incitation matériellesera nécessaire, et notamment des différentiels de salaires. C’était lecas, en Russie, au lendemain de la révolution. Mais il devrait y avoirune limite aux différentiels de salaires, qui devraient tendre àdiminuer au fur et à mesure que la production se développe, et avec ellela richesse de la société. Mais la motivation la plus grande, c’est lefait, pour les travailleurs, de sentir que le pays, l’économie et l’Etatleur appartiennent. C’est la seule voie pour défendre la basesocialiste de la révolution cubaine – et de faire échec à lacontre-révolution capitaliste.