Kevin Lambert nous ouvre les portes closes du monde des ultra-riches avec son excellent dernier roman, Que notre joie demeure. On y suit Céline Wachowski, une célèbre (et extrêmement riche) architecte montréalaise, qui se retrouve dans la tourmente après que son dernier projet, construit dans Parc Extension, soit accusé de contribuer à la gentrification. Puis un mouvement social éclate, ponctué de grèves étudiantes et de manifestations. Tout au long du récit, nous pouvons suivre les déboires de Céline et de plusieurs autres personnages, comme son bras droit Pierre-Moïse, ou encore Gabriela, jeune stagiaire qui subit la pression de la part de sa boss « starchitecte ».

Sorti au Québec à l’automne 2022, ce livre « hanté par le spectre du capitalisme », comme le souligne la quatrième de couverture, a ensuite été couronné en octobre et novembre 2023 de deux prix littéraires français prestigieux, le prix Décembre et le prix Médicis. Ce succès est bien mérité. Non seulement s’agit-il d’une œuvre fouillée qui, par sa beauté, enrichit le lecteur, le roman est aussi une déclaration politique forte : dans son exposition impitoyable de la vie des riches et puissants, il donne des munitions à tous ceux qui veulent mettre fin aux injustices et à l’exploitation.

Invitation chez les riches

À travers ce roman, Kevin Lambert nous permet d’apercevoir des gens dont on parle souvent, mais dont on ne connaît rien de la vie réelle : la classe dominante et ceux qui gravitent autour d’eux. Dans une longue et délectable scène d’ouverture, on fait la rencontre de Céline lors d’une fête d’anniversaire dans un luxueux condo – probablement situé dans une de ces fameuses tours hors de prix du centre-ville de Montréal qui restent à moitié vides à des fins spéculatives. Lambert crève l’illusoire bulle de bienséance entourant ces bouffons qui nous gouvernent : complètement saouls, les invités se lancent dans la piscine du salon, ruinant une robe à plusieurs milliers de dollars; un « ancien premier ministre en procès pour diffamation contre le gouvernement du Québec » se déhanche et « déboutonne sa chemise pour laisser apparaître une bedaine velue ».

Ce ton moqueur et cynique imprègne le roman du début à la fin. Lambert, qui a par le passé appelé à la dépossession des grandes richesses, est impitoyable avec ses personnages. Cette partialité ne dévalorise pas l’œuvre, au contraire; elle permet à l’auteur d’exposer les riches sous toutes leurs coutures et donc de dresser un portrait bien plus vrai de leur vie que n’importe quel ouvrage soi-disant « neutre » ne le ferait.

Comment pense un bourgeois?

Tout de suite en ouvrant le livre, on remarque l’écriture : de longues, très longues, phrases, au ton lyrique. On reconnaît l’influence, maintes fois soulignée par Kevin Lambert, de la grande écrivaine québécoise Marie-Claire Blais. Blais, décédée en 2019, est connue pour son cycle Soifs, dans lequel les phrases interminables presque dénuées de ponctuation permettent d’accéder à la vie intérieure des personnages – à la manière du « courant de conscience », une technique notamment développée par des écrivains comme Virginia Woolf et James Joyce.

Le lecteur qui tombe sur ce style pour la première fois se sentira presque assurément essoufflé, mais, s’il redouble d’efforts, il sera récompensé. Car on a alors accès aux joies, aux peines, aux craintes et à la honte des personnages, ce qui nous permet d’explorer les mille et une justifications que s’inventent les riches pour être en paix avec eux-mêmes. On accuse Céline Wachowski de contribuer à la gentrification — mais n’est-elle pas une femme de gauche, sensible aux demandes de ceux-là mêmes qui la critiquent? On critique ses investissements louches — mais n’est-elle pas une victime des machinations du système financier international? Il faut bien placer son argent quelque part…

La psychologie des personnages est ici présentée dans toute sa complexité et ses contradictions. À plusieurs reprises, jusqu’aux plus privilégiés d’entre eux nous font pitié, englués dans des impératifs de rentabilité qu’ils contribuent eux-mêmes à maintenir. Le roman nous rappelle que même eux sont aliénés dans la société capitaliste où la production pour le profit prime sur tout. Mais à travers leurs peines, ce qui ressort toujours est leur hypocrisie : s’il est vrai que les bourgeois individuels ne sont que des rouages dans l’engrenage d’un système qui les dépasse, lorsqu’ils pensent à leur troisième maison, leurs contrats faramineux, ou leur trésor à l’abri du fisc aux Bahamas, nous nous rappelons qu’ils profitent de ce système et n’ont tout simplement pas envie de s’y opposer. Leurs chagrins sonnent creux.

C’est justement cette hypocrisie qui était complètement passée au-dessus de la tête de François Legault en 2022 lorsqu’il avait publié une critique généralement favorable du livre. Le premier ministre avait écrit qu’il appréciait cette « critique nuancée de la bourgeoisie québécoise » dans laquelle « des groupes de pression et des journalistes cherchent des boucs émissaires à la crise du logement à Montréal ».

Kevin Lambert avait avec justesse qualifié cette prise de position de Legault de « minable ». « Il faut lire les yeux fermés pour ne pas voir comment le portrait de la ville qui est dépeint dans le roman va à l’encontre des politiques destructrices, anti-pauvres, anti-immigrants, pro-propriétaires et pro-riches de votre gouvernement », a-t-il écrit sur les réseaux sociaux. « On sait déjà tout le tort que votre gouvernement, la classe sociale qui le constitue et qu’il représente, fait au tissu social. »

Comme la fictive Céline Wachowski, notre bien réel François Legault a réussi à se faire croire qu’il n’est qu’un « bouc émissaire », et n’a rien à voir avec les problèmes de la société.  L’hypocrisie et la fausse conscience des bourgeois débordent des pages du livre même! Y aurait-il une meilleure démonstration possible du propos du roman? 

Où sont les masses?

Dans le livre, on ne suit pas que les pensées des bourgeois : de temps en temps, dans les craques du récit, se glissent des personnages plus « ordinaires ». Une jeune militante pour le logement fait du vélo. Amalia, une travailleuse d’une compagnie de nettoyage, réfléchit en passant le chiffon.

Ce dernier exemple est particulièrement intéressant. Alors qu’elle se prépare à passer l’aspirateur, Amalia se remémore ses souvenirs de ses études en histoire de l’art où elle étudiait Bruegel l’Ancien. Elle réfléchit au chaos de la société et à comment le vieux maître, par ses peintures, « harmonisait la grande cacophonie du monde » dans ces œuvres. Cet épisode court, mais émouvant, dévoile l’intelligence des gens de la classe ouvrière et à quel point leur vie intérieure est tout aussi riche que celle de ceux qui les exploitent.

Le hic, c’est qu’on ne retrouve pas cette même richesse dans les actions politiques posées par les masses. Lorsque les travailleurs et les jeunes en lutte sont dépeints, c’est généralement en arrière-plan. Et lorsque, vers la fin du roman, des militants prennent les devants de la scène, c’est sous la forme d’une « action directe » stérile d’un petit groupe qui, de façon évidente, ne change rien aux racines du problème. L’action politique peine à dépasser le cadre individuel.

Que leur joie s’effondre – faisons la révolution!

Il est vrai qu’un roman n’a pas à être jugé comme le serait un manifeste politique ou une analyse socio-économique. Il ne vise pas la même exhaustivité. Tout de même, si le roman nous permet de nous imaginer comment vivent les riches, il ne nous aide pas beaucoup à imaginer comment y mettre fin.

À ce titre, Que notre joie demeure s’insère dans un courant culturel récent, avec des films comme Parasite ou Triangle of Sadness, ou encore des séries comme Succession: il fait une critique cinglante des puissants, mais ignore complètement comment les renverser, voire refuse de croire qu’un meilleur monde est possible. Ce courant reflète la prise de conscience chez des couches grandissantes de gens de l’impasse de la société capitaliste, en même temps que l’absence de direction offrant une solution révolutionnaire. Résultat : de plus en plus d’artistes abordent sans détour les thèmes du capitalisme et de l’exploitation, mais très rares sont ceux qui pointent vers la voie révolutionnaire; trop peu envisagent une sortie du capitalisme. Cela donne des œuvres critiques, cyniques, souvent drôles, souvent enrageantes – mais il faut chercher ailleurs les solutions aux problèmes dépeints.

Ni Kevin Lambert ni son œuvre ne sont à blâmer d’appartenir à cette mouvance. C’est à nous, révolutionnaires, de nous organiser dans le monde réel – c’est seulement ainsi que les portes de sortie et la réelle possibilité d’une révolution commenceront à prendre forme dans la tête des artistes, des travailleurs et des jeunes.

Que notre joie demeure est une lecture passionnante pour tout révolutionnaire. Retenir contre cette œuvre qu’elle n’offre pas un programme politique tout fait serait exagéré : c’est notre travail de l’élaborer. Cette critique impitoyable de ceux qui détruisent nos villes et nos vies est belle, riche, bien travaillée, irrévérencieuse et perspicace. Simplement pour les sentiments de juste indignation qu’elle provoque, elle mérite d’être lue. Celui ou celle qui le fera n’en sortira que galvanisé pour les luttes à venir.