Protocole d’accord Canada-Alberta : un pays qui « fonctionne », vraiment?

Cette entente révèle à quel point le capitalisme canadien est dysfonctionnel.
  • Marissa Olanick
  • ven. 5 déc. 2025
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« Ça, c’est le Canada qui fonctionne. »

C’est en ces termes triomphants que Mark Carney a décrit l’entente pour un nouvel oléoduc qu’il a signée avec la première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, le 27 novembre.

Dans le protocole d’accord, le gouvernement fédéral s’engage à soutenir la construction d’un oléoduc reliant les sables bitumineux de l’Alberta à la côte nord-ouest de la Colombie-Britannique. Carney le désignera comme étant d’« intérêt national » afin qu’il tombe sous la Loi visant à bâtir le Canada. Cela permettrait de contourner la réglementation existante, notamment l’interdiction des pétroliers dans les eaux dangereuses du nord de la Colombie-Britannique. Entretemps, le gouvernement lèvera les plafonds d’émissions de gaz à effet de serre et les règlements sur les énergies propres en Alberta – des mesures que les barons du pétrole réclament depuis longtemps.

Lors de la signature, Carney et Smith ont parlé avec jubilation de « construction nationale »  (« nation-building ») et d’une « nouvelle relation » entre l’Alberta et le Canada.

Cependant, loin de démontrer que le Canada fonctionne, cette entente révèle plutôt à quel point le capitalisme canadien est dysfonctionnel.

Quel oléoduc?

L’entente précise que tout oléoduc doit avoir un promoteur privé pour aller de l’avant. Actuellement, il n’y en a aucun.

Cela n’a rien de surprenant, étant donné que les tentatives récentes de construction d’oléoducs ont été longues, controversées, pleines de conflits et ont largement dépassé leur budget. Pendant ce temps, les prix du pétrole sont en baisse et devraient baisser encore davantage en 2026. Les investissements dans le pétrole et le gaz au Canada ont chuté de façon spectaculaire au fil des ans, passant de 80 milliards de dollars en 2014 à environ 35 milliards aujourd’hui.

Le but du protocole d’accord est d’essayer d’inverser cette tendance et d’attirer des investissements. Il signale aux patrons du pétrole que le gouvernement canadien est prêt à éliminer le plus d’obstacles possible, en commençant par les politiques environnementales phares de l’ère Trudeau.

Cela ne change toutefois rien à la réalité économique. Les compagnies pétrolières privées prédisent une baisse considérable de la demande mondiale de pétrole dans la période à venir. En Chine, notamment, le marché pour lequel un nouvel oléoduc serait largement utilisé, la demande devrait atteindre son sommet en 2030 – soit un an après le moment où les dirigeants albertains pensent, avec optimisme, que la construction de l’oléoduc pourrait commencer.

Le fait est qu’il est improbable qu’un oléoduc soit construit sans une implication massive du gouvernement. Smith a estimé que le projet coûterait environ 20 milliards de dollars – mais ce n’est qu’une estimation. Il suffit de se rappeler que l’oléoduc Trans Mountain avait un coût initial estimé à 7,3 milliards de dollars, mais qu’il a ensuite fallu que le gouvernement intervienne et le mène à terme alors que les coûts explosaient. Au final, il a coûté 35 milliards de dollars aux contribuables. Il est probable que, si le pipeline hypothétique finit par être construit, ce soit un gaspillage similaire.

Équipe Canada?

Mais, même si le gouvernement fournit l’ensemble du financement pour un oléoduc, celui-ci ferait toujours face à d’immenses obstacles.

Pour commencer, Carney a négocié l’entente avec Smith dans le dos du premier ministre de la Colombie-Britannique, David Eby; c’est-à-dire le premier ministre de la province où le projet aurait lieu. Cela a mis Eby en colère, ainsi que de nombreux autres politiciens de la Colombie-Britannique – y compris des membres du caucus libéral fédéral!

Un député anonyme a qualifié le protocole d’entente de « vraiment stupide ». En réponse, le ministre fédéral de l’Énergie, Tim Hodgeson, aurait réprimandé le caucus de la C.-B., les traitant de « naïfs » et les traitant de « scouts ».

Mais au moins, Carney n’a plus à s’inquiéter de la séparation de l’Alberta, n’est-ce pas? Après tout, l’éléphant dans la pièce est le mouvement séparatiste qui gronde en Alberta (et dans une moindre mesure en Saskatchewan), résultant du sentiment populaire que le gouvernement fédéral fait obstacle aux projets qui bénéficieraient à l’Alberta – en particulier les oléoducs. Le fait que Carney ait négocié l’entente avec Smith et impliqué le premier ministre de la Saskatchewan, Scott Moe, mais pas le premier ministre britanno-colombien, montre que sa principale préoccupation était d’aider à apaiser l’humeur séparatiste en Alberta et en Saskatchewan.

Danielle Smith, qui a utilisé cette humeur à des fins politiques, était convaincue que l’entente aiderait à saper le sentiment séparatiste.

Mais, bien que Carney ait reçu une ovation debout à la Chambre de commerce de Calgary, l’accueil n’a pas été le même au sein des rangs séparatistes du Parti conservateur uni (PCU) en Alberta. Deux jours après l’annonce du protocole d’accord, Smith s’est fait huer lors du congrès du PCU lorsqu’elle a évoqué le document en disant : « J’espère que les gens aujourd’hui se sentent beaucoup plus confiants que le Canada fonctionne. » Ils ont ensuite offert une ovation debout au séparatiste Jeffrey Rath lorsqu’il a demandé : « Combien d’entre nous sont en faveur d’une Alberta libre et indépendante? »

Et ce n’est pas le seul mouvement indépendantiste qui inquiète Carney. La mise à l’écart de la Colombie-Britannique sonne l’alarme pour les politiciens québécois, qui craignent qu’on leur fasse la même chose. Le chef du Bloc Québécois, Yves-François Blanchet, a promis de se battre pour le droit de la Colombie-Britannique de refuser tout projet d’oléoduc.

Comme l’a déclaré Steven Guilbeault, qui a démissionné du cabinet de Carney en raison de l’impact environnemental du protocole : « Honnêtement, en allant aussi loin pour plaire au gouvernement de l’Alberta avec ce protocole d’accord, il alimente un autre mouvement séparatiste dans ma province natale, le Québec. Et au Québec, ce n’est pas un mouvement naissant, c’est un parti politique organisé qui a remporté des élections, qui a tenu deux référendums pour se séparer du Canada. »

Avec le Parti Québécois qui mène dans les sondages avec 20% d’avance et qui promet de tenir un référendum sur l’indépendance s’il remporte les élections provinciales l’an prochain – ce n’est pas une préoccupation mineure pour les libéraux.

Lorsque Carney parle de « construction nationale », ce n’est probablement pas des nations indépendantes du Québec et de l’Alberta dont il parle.

Conflit avec les Premières Nations

Le protocole d’accord entre Smith et Carney a également ravivé la colère des groupes autochtones.

Le chef Na’Moks de la Première Nation Wet’suwet’en a qualifié l’entente de « violence coloniale déguisée en « développement économique » », déclarant qu’ils « ne deviendront pas des dommages collatéraux pour le profit privé ». Une alliance de Premières Nations côtières a signé une déclaration affirmant qu’« un oléoduc sur la côte nord ne sera jamais construit ». D’autres déclarations similaires ont été émises par des corps dirigeants des Premières Nations de la Colombie-Britannique. La cheffe de la Nation Heiltsuk, Marilyn Slett, promet d’utiliser « tous les outils à notre disposition pour veiller à ce que cet oléoduc n’aille pas de l’avant ».

Manifestation à Vancouver contre le pipeline Northern Gateway en 2014.

Un point d’achoppement majeur est l’interdiction des pétroliers, en vigueur depuis 1972. Pour qu’un oléoduc soit viable, cette interdiction devra être levée. Mais la raison même de l’existence de cette interdiction est que les eaux du nord-ouest de la Colombie-Britannique sont agitées et dangereuses, rendant un déversement de pétrole très probable. Un déversement risquerait de détruire la pêche au saumon et l’ensemble du mode de vie des Premières Nations de la région.

Sans surprise, le protocole d’accord parle d’apporter une « modification » à l’interdiction des pétroliers. Mais le premier ministre de la province, David Eby, a décrit l’idée d’exemptions à cette interdiction comme équivalait à « expliquer à un végétarien qu’il restera végétarien même s’il mange quelques steaks ».

De même, les Premières Nations côtières ont été claires, déclarant : « Nous ne tolérerons jamais aucune exemption ou dérogation, point final. » Cela a pris encore plus d’importance suite à une décision de la cour de la Colombie-Britannique en septembre, qui stipule que la Première Nation Haïda a autorité sur l’archipel de Haida Gwaii et les eaux environnantes. Cette région se trouve en plein cœur de la zone d’interdiction des pétroliers. Il sera impossible de lever l’interdiction sans violer le jugement de la cour et le contrôle des Haïdas sur leurs terres et leurs eaux.

Bien sûr, Smith et Carney ont tous deux livré de belles paroles sur la nécessité de consulter les groupes autochtones – mais ces groupes ne cherchent pas à être consultés, ils expliquent qu’aucun projet ne peut aller de l’avant sans leur consentement, qu’ils ne donnent pas.

Alors que Carney parle de réconciliation et de consultation, il prépare l’État bourgeois en le dotant des outils nécessaires pour imposer de force un projet d’oléoduc, incluant la violence si nécessaire. C’est pourquoi le projet de loi C-5 a été adopté à la hâte par le parlement durant l’été. Ce projet de loi donne au gouvernement des pouvoirs extraordinaires pour ignorer les lois protégeant l’environnement et les droits autochtones. Pour être en mesure de l’appliquer, Carney a également augmenté le financement de la GRC.

Loin d’unir le pays, un nouvel oléoduc pourrait devenir un élément déclencheur de la lutte contre l’État canadien, comme l’a été la lutte des Wet’suwet’en contre le projet Coastal Gaslink en 2020.

Chimère

Mark Carney est arrivé au pouvoir grâce à toute une série de grandes promesses. Il a promis de bâtir « une seule économie canadienne » et de faire du Canada une « superpuissance énergétique », tout en réorientant l’économie loin des États-Unis.

Le protocole d’accord sur l’oléoduc est présenté comme une étape afin d’y arriver. Mais à chaque pas, les problèmes auxquels fait face le capitalisme canadien refont surface. De la réticence des capitalistes à investir, aux incessantes divisions provinciales en passant par la résistance autochtone aux violations de leurs droits, la classe dirigeante canadienne fait face à d’immenses défis.

Pour surmonter les obstacles, la classe dirigeante sera forcée de laisser tomber son visage souriant et de montrer le poing.

L’ordre mondial s’effondre et le Canada a perdu sa position privilégiée. Ne pouvant plus compter sur des relations commerciales chaleureuses avec les États-Unis, la classe dirigeante canadienne a désespérément besoin de trouver une issue. Avec une productivité stagnante, le gouvernement se démène pour faire du Canada un champ d’investissement rentable, ce qui exige d’y réduire les coûts de production. Cela signifie se débarrasser des réglementations et des délais, écraser l’opposition au développement et abaisser le coût de la main-d’œuvre.

Autrement dit, ils se préparent à sacrifier l’environnement, les droits des Autochtones et les conditions de vie de la classe ouvrière sur l’autel du profit.

Réussiront-ils? Il n’en tient qu’à nous. La classe ouvrière doit raviver ses traditions révolutionnaires et s’attaquer directement à cet agenda capitaliste réactionnaire.